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LIBRARY OF THE
UNIVERSITY OF ILLINQS
AT URBANA-CHAMPAIGN
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LA
MER LIBRE DU PÔLE
VOYAGE DE DÉCOUVERTES
DANS LES MERS ARCTIQUES
EXÉCUTÉ EN 1860-1861
9829 — IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE
Rue de Flearos, 9, à Paria
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Le D' J. J. Haye».
LA
MER LIBRE DU PÔLE
VOYAGE DE DÉCOUVERTES
DANS LES MERS ARCTIQUES
EXÉCUTÉ EN 1860-1861
PAR
LE DOCTEUR J. J. HAYES
TRADUIT DE L'aNGLAIS
ET ACCOMPAGNÉ DE NOTES COMPLÉMENTAIRES
PAR
FERDINAND DE LANOYE
OUTRAGE HXDSTRÉ DE 70 GRATUBES SOB BOIS
KT ACCOMPAGHÉ DE S CAKTBS
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N» 77
1868
Tons droia réservés
J'AVAIS EV L'INTENTION DE DÉDIER CE LIVRE
WILLIAM PARKER FOULEE
DE PHIUDELPHIE
dont la puissante intelligence et la généreuse amitié
m'ont mis à même de donner un corps à mes projets
et d'assurer le succès d'une entreprise
oîi je n'avais pour phare et pour guide
que la lumière de la foi et l'ardeur de la jeunesse.
Ne pouvant aujourd'hui
offirir à cet homme, excellent entre tous, ce tribut de mon admiration,
je le voue , comme une dette sacrée.
A SA MÉMOIRE
J. J. Hayes.
% 4^
INTRODUCTION.
Plan de l'expédition. — Publication du projet. — Appel aux sociétés
scientifiques. — Lectures et Conférences. — Libéralités du public
et de diverses sociétés. — Achat d'un navire à Boston. — Diffi-
cultés dans le choix d'un équipage. — Organisation définitive. —
Matériel scientifique. — Subsides abondants.
Je me propose de raconter dans ce volume les incidents
de mon voyage dans les mers polaires.
Le plan de cette entreprise date de l'époque où je sui-
vais en qualité de chirurgien l'expédition du regrettable
docteur Kane, de la marine des États-Unis^ et bien qu'à
mon retour, en octobre 1855, mon projet ne me parût pas
1. Arctie explorations : the second Grinnell expédition in searchofsir
John Franklin, in the years 1853-54-55, by Elisha Kent Kane, M. D. U. S. N.
— 2 vol. in-S*. Philatlelphia. Il est fâcheux que cet ouvrage, magnifique-
ment illustré et l'un des plus complets qui aient été publiés $ur la matière,
n'ait pas été intégralement traduit en français. Il n'en existe dans notre
langue que les fragments que nous en avons publiés dans le premier vo-
lume du Tour du monde et dans la modeste compilation où, sous le titre
de la Mer polaire, nous avons donné la t-ubstance abrégée des relations de
voyages entrepris à la recherche des épaves de l'expédition de Franklin.
{Trad.)
XI INTRODUCTION.
encore exécutable, je n'en ai jamais abandonné la pensée.
11 embrassait un vaste champ de découvertes ; je me pro-
posais de franchir le détroit de Smith, de compléter l'étude
des côtes nord du Groenland et de la terre de Grinnell,
puis de pousser mes recherches aussi loin que possible
dans la direction du pôle Nord.
Pour base de mes opérations, je choisis la terre de Grin-
nell, découverte par moi dans mon précédent voyage; j'en
avais suivi les rivages jusqu'au 80* degré de latitude, et j'é-
tais persuadé qu'elle conviendrait parfaitement à mon but.
Comme plusieurs éminents géographes et naturalistes,
j'étais convaincu que l'Océan ne peut être gelé autour du
pôle Nord, qu'une vaste mer libre, dont l'étendue varie
avec les saisons, se trouve encadrée dans la formidable
ceinture de glaces qui a défié tant d'audacieux assauts, et
je désirais ajouter encore aux preuves accumulées à cet
égard, d'abord par les anciens navigateurs hollandais et
anglais, plus tard par les voyages de Scoresby, de Wrangel
et de Parry, et tout récemment par l'expédition du docteur
Kane.
On le sait, le plus grand obstacle qu'ait à vaincre l'ex-
plorateur qui veut résoudre ce problème important de la
physique du globe, consiste dans la difficulté de briser avec
un navire l'immense barrière de glaces ou de la franchir
en traîneau, de manière à se saisir enfin de la seule preuve
décisive. Mon précédent voyage m'avait amené à conclure
que la voie du détroit de Smith offre le plus de chances de
succès; j'espérais ouvrir une route à mon bâtiment jusqu'au
80* parallèle, puis, à l'aide des chiens indigènes, transpor-
ter sur la glace un canot, et enfin, si pareille fortune
m'était réservée, le lancer dans la mer libre pour continuer
ma route vers le Nord.
%
INTRODUCTION. m
On verra dans les pages suivantes ce que j'ai pu réaliser
de ce dessein.
On se rappelle que le point le plus éloigné atteint par
les navires du docteur Kane fut le port Van Rensselaer,
par 78» 37' de latitude. D'après les souvenirs d'un voyage
en traîneau que nous avions entrepris pendant notre séjour
dans cette région, il me semblait que, sous le même pa-
rallèle, mais sur la rive occidentale, je pourrais trouver
une station plus favorable à la fois comme lieu d'hiver-
nage et comme centre de recherches.
Il est inutile de m'é tendre sur les avantages d'un tel
poste comme centre d'observations scientifiques : j'étais en-
couragé dans ma tâche, non-seulement par l'espoir de com-
pléter nos connaissances géographiques sur cette région
du globe et de résoudre définitivement le problème de la
mer circompolaire , mais aussi par celui d'élucider plu-
sieurs questions scientifiques qui s'y rattachent intime-
ment.
Les courants aériens et maritimes, la température de
l'eau et de l'air, la pression atmosphérique et les ma-
rées , les variations de la pesanteur, de la direction et de
l'intensité des forces magnétiques, l'aurore boréale, la
formation et la marche des glaciers, et d'autres importants
détails de la physique du globe, forment un ensemble de
données, encore un peu confuses, qui, selon moi, ne pou-
vaient que gagner à être étudiées sur le théâtre en ques-
tion. Des années de séjour et les labeurs incessants d'un
certain nombre d'hommes spéciaux me semblaient pouvoir
être utilement employés dans ce but.
Pressé par ces motifs, je m'adressai avec confiance au
monde savant et à mes concitoyens.
La réponse , quoique très-satisfaisante à la fin , fut plus
#
IV INTRODUCTION.
lente à venir (jue je ne l'avais d'abord espéré. Plusieurs
circonstances concouraient à décourager le public, et la
principale était l'idée, alors généralement répandue, que
toute entreprise ayant le pôle Nord pour but devait néces-
sairement avorter, et n'amener d'autre résultat que le
sacrifice coupable de vies utiles et précieuses.
Après plusieurs vaines tentatives, les influences favora-
bles à mes projets commencèrent à prévaloir, et ce fut
surtout, j'aime à le reconnaître, le concours de ces As-
sociations scientifiques dont les opinions font loi dans le
monde, qui donna l'impulsion à ce mouvement.
C'est devant la Société américaine de géographie et de
statistique que, pour la première fois, en décembre 1857,
je développai mon plan d'exploration et les moyens que je
comptais employer. C'est là que, pour la première fois
aussi, j'éprouvai ce découragement auquel j'ai déjà fait
allusion; tous ceux qui s'intéressaient à mes desseins
comprirent qu'il fallait, avant de faire appel aux amis
de la science, prouver au public que le voyage proposé
était, non-seulement praticable, mais encore ne présentait
pas, à beaucoup près, autant de dangers qu'on pouvait le
craindre.
Je me vouai à cette tâche que bien des gens croyaient
sans espoir, mais j'avais vingt-cinq ans, et à cet âge on se
décourage difficilement. Aidé des personnes favorables à
mon entreprise, je fis annoncer que j'étais prêt à accepter
l'appel des sociétés littéraires ou des Clubs qui organisaient
des Conférences pour l'hiver; — les Lectures étaient alors
très en vogue, et chaque petite ville parlait de ses cours avec
orçueil.
Les invitations affluèrent et toutes mes heures fu-
rent employées. Les journaux littéraires et scientifiques,
INTRODUCTION. v
la presse, toujours prompte à propager les idées libérales
et éclairées, me donnèrent leur appui cordial, et, au com-
mencement du printemps de 1858, nous eûmes la satisfac-
tion de constater que plusieurs des erreurs populaires sur
les dangers de l'expédition aux terres arctiques étaient déjà
dissipées.
Sur l'invitation du professeur Joseph Henry, je fis, dans
la magnifique salle de l'Institution Smithsonienne à Was-
hington, une série de lectures qui assurèrent à mon
projet la bienveillance et le soutien du professeur A. D.
Bâche, le savant et habile directeur de l'Inspection des
côtes des États-Unis.
En avril 1858, je soumis mon plan à l'Association scien-
tifique américaine et ce corps de « représentants de l'hu-
manité » désigna seize de ses principaux membres pour
former une commission chargée de s'occuper de Vexpèdi-
tion arctique.
Il ne restait plus qu'à réunir les fonds nécessaires; pour
cela, des comités furent promptement organisés par la So-
ciété scientifique, l'Académie des sciences naturelles de
Philadelphie, la Société de géographie, le Lycée d'histoire
naturelle de New-York, l'Académie des arts et sciences et
la Société d'histoire naturelle de Boston.
Ces divers comités ouvrirent des listes de souscription et
le professeur Bâche, toujours le premier à encourager les
découvertes scientifiques, voulut bien inscrire en tête son
nomjnfluent et illustre.
Le savant secrétaire de l'Institution Smithsonienne, le
professeur Joseph Henry, nous offrit généreusement plu-
sieurs instruments scientifiques; nous fûmes aussi puis-
samment aidés par M. Henry Grinnell, dont le zèle et les
sacrifices en faveur de l'exploration des régions arctiques
Ti IXTBODUCTIOX.
aaHl trop biei cniHis pour qne faîe liiesoiB dTca fiôie ià
raneev «
Je HfMhcssw |itos taord à laChunlve de commerce de
ftew-Tort, et à cdk de Hifladriphie; crtte dernière s*aii>
fRsaa de MMBmcr «ae commissioii ponrle mèniebiit qoe
les .uniftr% aoMBlifiqpM&. Je pariai anssi, dus le salle des
de llBstitiit Lovdl à Bosloii^ deiant mie nom-
ai^MmWee ifxmie par les soins de rAcadèmîe des
aris et des sckaces; à cette occasîoii cA grâce à râoqnoÉl
affm dke pfésâdent §ea Hiomiiahle Ed Evmlt et des pr«K
femems È^^ÊSsa et W. B. Roecrs, mi nomean comité faA
«■Samsë ponr coqpêicr aiec cens que J'ai dgà mentiomiés.
Je cuntimMis pendent ce temps les lecfaires dont J'aTaîs
retiré tant dlamnlages, car^ tant en intéressant le publie à
mon entrepeîm, dles étaient aussi nne soaroe de proBt
Le icsnltxt cacnflunt de denx leclnres qoe je fis
les anapioes de la Sodêlé de géograpiiie est dû sans
donie à Fag^ni dhalearenx que donnèiait à mcn
projet les fisooorsdn Bér. Ihltetlnine^dnBév. J. P.IIiamp-
mn, da professenr, aajonrfhm major général, Mitdiel .
de M. Egiicrd lîlde, dont la guerre diîle deraiit Idire un
Ivïgadfar général, et surtout celui du savant D^ lieber.
VtÊÊâH maniindtr par les géographes européens fat à
peine moindre qne celui de nos assodatioas sdentifiqiMs.
LYmim nt ptésideaft de la Société géograyhiqoe de Londres^
air Boderïck Inpejr Murdûson, en annonçant à ce corps
projets d'une noureile expéditiMi aux ré-
pcdaires^ rifinu les voeux les plus ardents pour le
US^^-^Tné.}
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aBMMgïriwiii tnTTTrgtnHfefnHn tt WÊHt sbê
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liiiiriffii : •;]
ISiKS BOUtiB lusumit^^ lit
VIII INTR0DUGT10x\.
nouveau baptême qui plus tard, à ma requête, fut con-
firmé par un acte du Congrès.
La saison s'avançait rapidement : nous aurions dû être
partis déjà et chaque jour de relard ajoutait à mon anxiété;
je craignais de ne pouvoir plus franchir les glaces de la mer
de Baffîn, et choisir un lieu d'hivernage avant que les ban-
quises n'eussent fermé tout accès. Aussi, ce fut avec la plus
yive satisfaction que je vis enfin le navire amarré dans la
darse de M. Kelly et les ouvriers activement occupés à le
mettre en état. Pour nous protéger contre les frottements
et la pression des glaces , un revêtement de bordages en
chêne épais de deux pouces et demi fut cloué sur les flancs,
et tout l'avant, jusqu'aux écubiers, fut recouvert d'épaisses
feuilles de tôle. A l'intérieur, on renforça le schooner par
de solides baux, entre-croisés à douze pieds les uns des
autres, un peu au-dessous de la ligne de flottaison et for-
tement maintenus à l'aide de courbes additionnelles et
d'entremises en diagonale; enfin, pour manœuvrer plus
facilement au milieu des glaces, son gréement fut changé,
et à sa mâture ordinaire on ajouta des huniers.
Pendant ces travaux indispensables, le mois de juin s'é-
coulait, et il était presque achevé lorsque le bâtiment fut
amené au quai pour recevoir son chargement , composé
en grande partie « d'ofl'randes au nom de la science. » Ces
dons n'arrivant pas régulièrement , il s'ensuivait assez de
confusion dans l'emmagasinage et cela suffit pour expli-
quer de nouveaux retards. Dans les circonstances les plus
favorables, un mois n'eût pas été de trop pour armer un
navire, acheter et caser une cargaison des plus variées,
construire et rassembler traîneaux, canots, équipements de
voyage , se munir d instruments et de tout le matériel in-
dispensable à une exploration scientifique, bref, réunir les
INTRODUCTION. ix
mille et une choses nécessaires à une expédition si hasar-
deuse et si lointaine. A nulle époque de ma vie je n'en-
tassai plus d'anxiété et de labeurs que pendant ce long
mois de préparatifs.
Le choix de l'équipage ne me fut pas un moindre souci ;
les volontaires affluaient : j'en aurais eu de quoi former
une escadre, le difficile était de trouver ceux que leur con-
stitution ou leurs habitudes rendaient propres à une pa-
reille entreprise. Le plus grand nombre n'avait jamais mis
le pied sur un navire , et bien qu'ils se déclarassent prêts
« à tout faire », la plupart, ainsi qu'il arrive souvent, n'au-
raient été capables de rien.
Je fus assez heureux pour m'assurer le concours de
mon ancien compagnon de l'expédition Grinnell, M. Au-
guste Sonntag, revenu en 1859 du Mexique, où il dirigeait
de savantes explorations qu'il m'avait proposé d'aban-
donner pour m'aider dans mes travaux préliminaires;
nommé à son retour directeur adjoint de l'observatoire
Dudley, d'Albany, il sacrifia pour m'accompagner la posi-
tion avantageuse qu'il venait d'obtenir.
Le choix fait, nous étions quinze :
D' J, J. Hayes, commandant.
L. J. Aug. Sonntag, astronome, conmiandant en se-
cond.
S. J. MXormick, officier de manœuvres.
Henry W. Dodge.
Henry G. Radcliffe, aide-astronome.
George F. Rnorr, secrétaire.
Gollin G. Starr.
Gibson Carruthers, contre-maître et charpentier.
Francis L. Harris, Harvey Heywood, volontaires.
X INTRODUCTION.
John M'Donald, Thomas Barnum, Charles M'Cormick,
William Miller, John Williams, matelots.
Notre matériel scientifique était suffisant : l'Institution
Smithsonienne nous fournit une bonne provision de ther-
momètres, de baromètres et d'instruments non moins uti-
les , ainsi que de l'esprit-de-vin , et tout le matériel né-
cessaire pour la conservation de spécimens d'Histoire
naturelle.
J'ai aussi, pour cette dernière branche de mes prépa-
ratifs, à remercier l'Académie des sciences naturelles
de Philadelphie et le Muséum de Cambridge. M. Taglia-
beau , l'habile opticien de New- York , me fit cadeau de
splendides thermomètres à alcool , et la courtoisie du di-
recteur du Bureau topographique de Washington me valut
deux sextants de poche, précieux instruments que je n'au-
rais pu acheter ou emprunter ailleurs. J'avais espéré que
l'Observatoire national me fournirait un appareil pour
sonder par de grands fonds, mais on m'apprit que cette
concession ne pourrait être faite sans un acte du Congrès.
Je réussis mieux en dehors des limites de la routine nauti-
que; le directeur de l'inspection des côtes me remit un
cercle vertical qui remplissait le double emploi d'une lu-
nette méridienne et d'un théodolite, un magnétomètre bien
éprouvé et un cercle à réflexion.
Nous avions trois grands chronomètres, deux chronomè-
tres de poche réservés pour les voyages en traîneau ; un
excellent télescope dont l'objectif était de quatre pouces et
demi; et, sous la surveillance du regrettable M. Bond, de
Cambridge, et de M. Sonntag, je fis construire un pendule
d'après le plan de l'instrument de Foster.
De ce côté tout allait bien, mais les hommes spéciaux
INTRODUCTION. xi
manquaient : de tous mes compagnons, M. Sonntag était le
seul réellement instruit.
L'armement du schoner était parfait et la soute bien
garnie; dabondantes conserves de viande, de légumes et
de fruits nous rassuraient contre le scorbut, et une bonne
provision de bœuf séché, de tablettes de bouillon (mélange
de viande, de carottes et d'oignons) préparés exprès pour
nous par la compagnie de conserves alimentaires de New-
York, nous garantissaient une nourriture saine et facile à
transporter dans nos courses en traîneau; je la préférai au
pemican ordinaire. Nous étions munis de solides et chauds
vêtements de laine et quatre grosses balles de peaux de
bison nous promettaient aide et protection contre les vents
du nord; de plus, nous avions un arsenal de carabines, de
fusils et de poudre, quarante tonneaux de charbon, du
bois de chauffage et bon nombre de planches de pin desti-
nées à abriter le navire pendant l'hivernage.
Je donnai moi-même le dessin des traîneaux et je fis
construire sous mes yeux les tentes, les lampes à cuire nos
aliments et le reste du matériel nécessaire. Je ne pourrais
sans manquer à la délicatesse dire ici les noms d'une foule
d'amis dont nous reçûmes des livres et 4,outes sortes de
petites provisions que nous avons dûment appréciées pen-
dant notre captivité dans les glaces.
Le départ étant fixé au 4 juillet, les amis de l'expédition
furent convoqués par M. 0. W. Peabody, secrétaire du co-
mité de Boston , pour venir nous dire un dernier adieu.
Malgré le temps brumeux et sombre, plusieurs centaines
de personnes se rendirent à l'appel : notre petite troupe
était réunie pour la première fois, et, quoiqu'un accident
imprévu nous empêchât de lever l'ancre, nous fûmes aussi
heureux qu'on peut l'être , en écoutant les discours et les
LA
MER LIBRE
DU PÔLE.
CHAPITRE I.
Départ de Boston. — La rade de Nantasket. — En mer.
Dans la soirée du 6 juillet 1860, le schooner les Élals-Unis
détacha les amarres qui le fixaient au quai, prêt à partir
le jour suivant.
Le matin se leva clair et brillant; une demi-heure avant
moi plusieurs amis vinrent à bord, pour nous accompagner
jusqu'à l'entrée de la baie, et parmi eux se trouvaient Son
Excellence le gouverneur de l'État et les représentants des
Comités de Boston, New-York et Philadelphie. Une société
nombreuse et sympathique couvrait le pont du grand et
beau remorqueur, le P. P. Fortes, qui, se plaçant près de
nous et saisissant notre câble, nous remorqua hors de
1
2 LA MEK LIBRE.
l'ancrage. Sur le (|uai Long, une batterie, que le maire de
la ville avait fait placer en notre honneur, nous salua au
passage; maints vivats d'adieu se succédaient à mesure que
nous descendions la baie.
Le vent n'étant pas favorable, nous jetâmes l'ancre dans
la rade de Nantasket ; le remorqueur ramena à Uoston la
plupart de nos amis et je restai dans ma cabine à conférer
une dernière fois avec les ])rincipaux promoteurs de l'entre-
prise. Une liasse de papiers, remise alors entre mes mains,
me rendit seul propriétaire du navire et de son armement.
Le soleil se couchait pendant nos causeries, et comme le
vent menaçait de souffler de l'est pendant le reste de la
nuit, je retournai à Boston dans le yacht de M. Baker.
Pendant ma courte absence, l'officier de manœuvre ne
resta pas inactif : il fit rouvrir la cale et essaya de mettre
un peu d'ordre dans le chargement des ponts. Certes, nous
ne paraissions guère préparés au départ : les provisions
nous arrivaient encore en masse aux derniers moments, et
le tillac était littéralement couvert de caisses et de ballots
qu'on ne savait où caser ; longtemps après la nuit close on
travaillait encore à débrouiller cet effrayant pêle-mêle ; le
pilote n'était pas venu, et il fallait l'attendre jusqu'au len-
demain matin.
Je passai cette dernière nuit dans le yacht de M. Baker,
(|ui me ramena en compagnie d'amis décidés à ne nous
«luitter qu'après nous avoir vus en bon chemin; notre es-
corte était complétée par les jolis yachts Stella et Howard,
aux propriétaires desquels je suis heureux d'adresser ici de
nouveaux remercîments.
Aux lueurs grisâtres de la première aube , la petite flot-
tille leva ses ancres et fit voile vers la ville, pendant que,
c^ncore émus de leurs derniers adieux et poussés par un
bon vent, nous gagnions la pleine mer.
.\.vant le soir, les côtes avaient disparu, et j'étais de
nouveau bercé par les vagues du grand Atlantique ; de nou-
CHAPITRE I. 3
veau, je voyais le soleil disparaître sous la ligne des eaux,
et je contemplai les nuages aux changeantes couleurs sus-
pendus au-dessus de la terre que je venais de quitter, jus-
qu'à ce que la dernière teinte d'or et de cramoisi se fût
fondue dans le doux crépuscule. Me glissant alors dans
mon humide et étroite cabine, je goûtai le premier repos
profond et continu que j'eusse pris depuis plusieurs se-
maines. L'entreprise, qui durant cinq ans avait absorbé
toutes mes pensées, était maintenant en voie d'exécution ;
appuyé sur la Providence et fort de mon énergie, j'avais foi
dans l'avenir.
CHAPITRE II.
Traversée de Boston au Groenland. — La discipline à bord. — Les
ponts. — Nos quartiers. — Le premier iceberg. — Le cercle
polaire. — Le soleil de minuit. — Le jour sans fin. — Nous appro-
chons de la terre. — Spectacle magique.— Le port dePrôven.
Je n'arrêterai pas longtemps le lecteur sur notre traver-
sée d'Amérique au Groenland; elle présenta, du reste, peu
d'incidents dignes d'attention.
Je m'occupai d'abord de ré(juipage : ofliciers et matelots
réunis, je leur représentai qu'étant, pour bien des mois
sans doute , appelés à former seuls notre petit univers ,
nos intérêts, notre ambition, notre vie même, tout nous
faisait une loi de reconnaître les obligations ({ui nous
liaient les uns aux autres; que, si nous les avions toujours
sous les yeux, nous ne trouverions plus difficile de subor-
donner les considérations de l'égoïsme aux nécessités du
l)ienêtre et du salut de tous. La réponse fut telle que je
la pouvais attendre et je me suis souvent félicité d'avoir,
dès le début, établi nos relations mutuelles d'une manière
si satisfaisante. Non-seulement le résultat en fut très favo-
rable au bonheur commun, mais encore ce système m'é-
pargna nombre de pénibles soucis; du commencement à la
CHAPITRE ir. 5
fin de notre voyage, je n'ai eu à constater la moindre in-
fraction à mes ordres et à la discipline généralement en
usage.
Ce point important réglé, vint le tour du schooner ;
ici les difficultés étaient infiniment plus compliquées : ira-
possible de rendre notre habitation présente un peu con-
fortable, impossible de mettre un ordre quelconque dans
le chaos de son chargement. Nous étions déjà secoués par
les flots de l'Océan que notre pont offrait encore le spec-
tacle du plus désespérant pêle-mêle : barils, caisses,
planches, canots, colis de toutes sortes étaient cloués ou
amarrés aux mâts et aux œuvres mortes ; tout était en-
combré et il jie restait de l'avant à l'arrière qu'un anguleux
sentier tracé dans l'entassement. Pour lieu de promenade,
nous n'avions que la dunette, étroit espace de douze pieds
de long sur dix de large, et où il nous avait fallu laisser
maint objet dont la vraie place eût été à fond de cale; au-
dessous des écoutilles, tout était bondé : pas un coin, pas
un recoin, pas un trou qui ne fût rempli, et le désordre
du pont devait nécessairement durer jusqu'à ce qu'une
lame complaisante vînt balayer tout ce bric-à-brac; je dis
complaisante, car nous n'aurions pu nous décider à rien
jeter à la mer. Cependant nous étions tellement chargés
que le pont, par le travers des passavants, ne s'élevait
que d'un pied et demi au-dessus de l'eau, et qu'en se
courbant sur le bastingage on pouvait toucher la mer. La
cuisine occupait toute la place entre le panneau de l'avant
et le grand mât; l'eau, embarquant par-dessus les mu-
railles, inondait les passavants ; le feu de la cuisine et
l'ardeur du cuisinier s'éteignaient souvent à la fois, et je
laisse à penser si la régularité de nos repas en était com-
promise.
Ma cabine, ménagée tout à l'arrière du rouf, s'élevait
de deux pieds au-dessus du pont , et mesurait dix pieds
sur six. Deux œils de bœuf pendant le jour, et la nuit .
6 LA MER LIBRE.
une lampe grinçant dans ses supports, éclairaient mon
réduit dune faible lueur; de chaque côté, une soute ser-
vait de magasin pour les provisions et rechanges du na-
vire. Le charpentier confectionna une couche étroite à mon
usage et lorsque je l'eus recouverte d'un magnifique tapis
brodé et entourée de brillants rideaux rouges, je fus ébloui
du luxe qui allait être mon partage.
Devant ma cabine, un espace assez restreint était occupé
par l'échelle du dôme, l'office du maître d'hôtel, le tuyau
de poêle, un baril de farine et la « chambre » de M, Sonntag.
En descendant deux marches,* on se trouvait dans le carré
des officiers, petite pièce de douze pieds de côté et de six
pieds de hauteur; elle était lambrissée de chêne et con-
tenait huit cadres, dont, par bonheur, quelques-uns
n'avaient pas de maîtres ; on le voit, notre installation ne
pouvait guère prétendre au titre de confortable ; celle des
matelots n'était pas meilleure : ils se trouvaient logés
sous le gaillard d'avant, tout contre les murailles du
navire.
Notre route passait entre l'île de Sable et les caps orien-
taux de Terre-Neuve. Ceux qui ont navigué dans les
parages de la Nouvelle-Ecosse, se rappellent ces brouil-
lards lourdement suspendus sur la mer, pendant la chaude
saison surtout; nous en eûmes plus que notre bonne part.
Dès le second jour de la traversée, nous avions fait leur
connaissance ; pendant une semaine nous fûmes envelop-
pés d'une atmosphère si dense que le soleil et l'horizon
avaient complètement disparu pour nous. Nous ne pûmes
faire une seule observation, et pendant cette période il
nous fallut recourir sans cesse à la sonde et à nos calculs,
mais des courants variables rendaient fort douteuse cette
méthode d'appréciation.
Le sixième jour de cet éternel brouillard, je commen-
çais à être très-sérieusement préoccupé, mais le maître de
manœuvre m'assurait être certain de notre position, et,
CHAPITRE IL 7
la carte déployée devant nous, me le prouvait par les
sondages : nous doublerions le cap Race pendant le quart
du matin.
A l'heure indiquée, je me trouvai sur le pont, et, comme
précédemment, notre position fut relevée au moyen de la
sonde ; mais le plomb n'était qu'un prophète menteur :
nous courions droit sur le cap. Cependant, calmé par les
affirmations positives de Mac Cormick, j'étais descendu
déjeuner, lorsque j'entendis ce cri terrible et qu'on n'oublie
plus jamais : « Les brisants devant nous ! » J'accourus en
toute hâte : à une portée de pistolet se dressait une haute
falaise noire contre laquelle la mer se précipitait avec
fureur. Nous aurions topché au bout de quelques minutes,
si le schooner n'était venu rapidement au vent; les voiles
furent masquées ; nous réussîmes à nous arrêter avant
que la brise n'eût gonflé la toile, puis nous commençâmes
à nous éloigner lentement. L'écume, rejetée par le rocher
sombre, retombait sur notre pont et il me semblait que
de la main j'aurais pu toucher le récif; nous fûmes bientôt
rassurés en le voyant peu à peu disparaître derrière les
plis épais du rideau de brume, mais tout danger n'était
pas encore passé ; en une demi -heure, le vent tomba
presque entièrement, nous laissant aux prises avec une
mer très-dure, pendant que des ténèbres montait vers nous
la voix profonde de l'abîme irrité d'avoir perdu sa proie.
Le vent fraîchit enfin vers midi et nous délivra de ces
angoisses. Résolus de laisser un vaste champ au redou-
table cap, nous courûmes E. S. E. jusqu'à ce que la cou-
leur de l'eau nous eût enfin rassurés sur l'éloignement de
notre terrible voisin ; la goélette reprit sa route vers le
cap Farewell; une bonne brise soufflait du sud, et à la
nuit nous filions vent arrière sous le hunier aux bas-ris.
Les latitudes fuyaient sous notre rapide sillage, et peu de
jours après nous labourions les eaux qui baignent les
côtes rocheuses du Groenland.
8 LA MER LIBRE.
Le 30 juillet, à huit heures du soir, j'avais le bonheur
de repasser le Cercle polaire arctique ; nous pavoisâmes
le navire tandis qu'une salve de canon témoignait de
notre joie : nous entrions enfin dans notre champ de tra-
vail.
Vingt jours à peine s'étaient écoulés depuis notre départ
de Boston, et en moyenne nous avions fait cent quatre-
vingts kilomètres par jour : la côte de Groenland, cachée
par un nuage, était à dix lieues environ ; le cap Walsing-
ham*, se trouvait par le travers de notre tribord, et si
l'état de l'atmosphère l'eût permis, nous aurions aperçu de
la hanche de bâbord le haut sommet du Suckertoppen. La
terre était encore voilée à nos regards, mais nous avions
croisé le premier glaçon, nous avions vu le soleil de mi-
nuit, nous entrions dans le jour sans fin. Le soleil inon-
dait encore ma cabine que la douzième heure sonnait à la
modeste pendule qui faisait entendre son tic-tac au-dessus
de ma tête. Ayant déjà vécu de cette étrange vie , elle n'a-
vait plus d'inconnu pour moi , mais les officiers ne pou-
vaient dormir et erraient çà et là, comme dans l'attente
du crépuscule ami, précurseur du sommeil.
Nous avions rencontré notre premier iceberg^ la veille
de notre arrivée au Cercle polaire. En entendant la mer
se briser avec fureur contre la masse encore enveloppée de
brume, la vigie fut sur le point de crier : « Terre ! » mais
bientôt le formidable colosse émergea du brouillard ; il
venait droit sur nous, terrible et menaçant ; nous nous
hâtâmes de lui laisser le champ libre. C'était une pyramide
irrégulière d'environ trois cents pieds de largeur et cent
cinquante de hauteur ; le sommet en était encore à demi
cache dans la nuée, mais l'instant d'après, celle-ci brus-
1. Promontoire le plus oriental de la Meta incognito; appellation qui sem-
ble devoir rester atlachce à la masse d'iles et de glace qui s'étend entre la
mer de Baffin, celle d'Hudson et le détroit du Régent. {Trad.)
2. Montagne de glace flottante. — Voir Tappendice A.
CHAPITRE IL 9
quement déchirée nous dévoila un pic étincelanl autour
duquel de légères vapeurs enroulaient leurs volutes capri-
cieuses. Il y avait quelque chose de singulièrement étrange
dans la superbe indifférence du géant. En vain les ondes
lui prodiguaient leurs plus folles caresses ; froid et sourd
il passait, les abandonnant à leur plainte éternelle.
Dans le détroit de Davis, nous eûmes à passer quelques
heures des plus rudes; une fois, surtout, je crus que nous
touchions au terme misérable de notre carrière. Nous cou-
rions vent arrière sous la misaine et la grande voile, le ris
pris et sous le foc, ayant à lutter contre une mauvaise
houle , lorsque la lisse de l'avant fut arrachée ; tout tomba
sur le pont, il ne resta pas un pouce de toile dehors,
excepté la grande voile qui battait furieusement le mât;
c'est un miracle que nous n'ayons pas fait chapelle et som-
bré immédiatement. Rien n'aurait pu nous sauver, si la
barre n'avait pas été tenue par une main vigoureuse.
Qu'on me permette de citer ici quelques passages de mon
livre de bord :
« Malgré tout ce fracas, rien ne nous paraît extraordi-
naire dans les événements qui viennent de se passer; ils
nous semblent faire nécessairement partie de l'expédition
elle-même. Nos hommes supportent courageusement les
ennuis et reçoivent avec une virile bonne humeur chaque
nouveau coup de la fortune; les journaux les ont appelés
une poignée de héros; ils méritent ce titre; ils veulent le
garder. Parfois les matelots sont littéralement noyés sur le
gaillard d'avant; la cabine se remplit d'eau dix à douze
fois par jour, et la table, placée juste au-dessous, a été
fréquemment, sans l'aide du maître d'hôtel, parfaitement
débarrassée des assiettes et des plats ; ma chambre est sou-
vent inondée et la majeure partie de mes livres tout à fait
gâtée; je renonce à les maintenir sur leurs rayons; une
fois j'ai trouvé toute ma petite bibliothèque voguant sur
le pont après un plongeon audacieux du schooner et
10 LA' MER LIBRE.
le passap:e d'une l.ime énorme à travers l'échelle du
dôme. »
Ma première intention était de m'arrêter à Egedesrainde
ou quelque autre des stations danoises les plus méridio-
nales, pour y acheter des fourrures avant de pousser vers
le nord où nous espérions trouver des chiens de trait;
le vent était bon, et nous en profitâmes, comptant du reste
nous procurer ce dont nous avions besoin à Prôven et à
Upernavik.
Le 31, nous arrivions près de l'extrémité sud de l'île
Disco. Une soudaine déchirure du brouillard nous fit en-
trevoir de hautes montagnes aux sommets blancs de neige ;
l'instant d'après, la vision avait disparu, mais nous sa-
vions maintenant que la terre était proche, et nous con-
statâmes avec orgueil, qu'en dépit de la brume, nous avions
parfaitement calculé notre position. De ce moment, l'inté-
rêt de notre voyage doubla.
Le lendemain, nous passions à la hauteur du bras nord
du fiord de Disco, par le 70" degré de latitude; nous glis-
sions sur la mer , poussés par un vent léger et les fiords
de Waigat et d'Oomenak furent bientôt derrière nous ; le
2 août au soir, nous approchions du hardi promontoire
de Svarte-Huk, à soixante-dix kilomètres seulement de
Prôven vers lequel nous nous dirigions.
« Le cœur de l'homme délibère sa voie, mais l'Éternel
conduit ses pas. *
Au moment même où nous nous félicitions à l'idée de
faire une petite promenade hygiénique sur les collines
du Groenland, le vent commença à montrer d'alarmants
symptômes de faiblesse; après quelques efforts spasmo-
diques il exhala son dernier souffle et nous abandonna sur
les eaux calmes à un ennui qu'accroissait encore notre
impatience. Nous étions vivement contrariés, mais bientôt
le soleil dispersa les vapeurs qui depuis si longtemps
nous emprisonnaient de leur voile humide, et notre dés-
GHAPITRK IL 11
appuintement fut oublié devant la scène admirahle qui se
déployait à nos yeux.
Pour la plupart de nos camarades, le Groenland était en-
core une sorte de mytlïe ; depuis quelques jours nous en
suivions les côtes, mais, sauf l'apparition de Disco, les nua-
ges et la brume l'avaient constamment dérobé à nos re-
gards. Mais voici qu'il secouait son manteau de nuées et
se dressait devant nous dans son austère magnificence : ses
larges vallées, ses profondes ravines, ses nobles montagnes,
ses rochers déchirés et sombres, sa terrible désolation.
A mesure que le brouillard s'élevait et roulait lentement
ses grisâtres traînées sur la surface des eaux bleues , les
icebergs se succédaient et défilaient devant nous , comme
les châteaux fantastiques d'un conte de fées. Oubliant que
nous venions de notre libre volonté vers cette région d'â-
pres réalités, à la poursuite d'un but peu attrayant par lui-
même, il nous semblait être attirés par une main invisible
dans la terre des enchantements. Les elfes du nord, dans
un accès d'enfantine gaieté, avaient jeté sur notre tête leur
voile magnifique et nous conduisaient à l'éternelle demeure
des dieux. Voici le Walhalla des hardis rois de la mer,
voilà la cité de Freyer, le dieu soleil ; Alfheim et les retraites
des elfes; Glitner aux murs d'or et aux toits d'argent, et
Gimle le séjour des bienheureux; plus brillant que le so-
leil, et là-bas, bien loin, perçant les nuages, Himinborg, le
mont céleste où le pont des dieux élève Son arche jusqu'au
firmament.
Il est difficile d'imaginer une scène plus chargée d'im-
pressions solennelles; impossible de dire quel enthou-
siasme éveillait en nous chaque changement soudain de ce
glorieux décor!
Minuit.
Je viens de descendre encore tout transporté de la ma-
gnificence merveilleuse du soir. La mer est unie comme
12 LA MER LIBRE.
une glace , pas un pli , pas une ride , pas nn souffle de
vent ; le soleil chemine avec bonheur sur l'horizon du
nord, de légères nuées flottent suspendues dans l'air, les
iceberçs se dressent autour de nous, les noires arêtes des
côtes se profilent vivement sur le ciel ; les nuages et la mer,
les glaces et les montagnes sont baignés dans une splendide
atmosphère de cramoisi, de pourpre et d'or.
Dans mon précédent voyage, je n'avais contemplé rien de
si beau. L'air rappelait, par sa mollesse, une de nos belles
nuits d'été, et cependant nous étions entourés de mon-
tagnes nues et de ces icebergs que, dans notre terre aux
vertes collines et aux forêts frémissantes, on associe à des
idées de froide désolation. Le ciel était brillant et doux
comme le poétique firmament d'Italie ; les blocs de glace
eux-mêmes avaient perdu leur morne aspect, et tout em-
brasés des feux du soleil ressemblaient à des masses de
métal incandescent ou de flamme solide ; près de nous, pa-
reil à un bloc de marbre de Paros incrusté de gigantes-
ques opales et de perles d'Orient, se dressait un immense
iceberg ; à l'horizon et si loin que la moitié de sa hauteur
disparaissait sous la rouge ligne des flots, un autre nous
rappelait par sa forme étrange le vieux Colisée de Rome, —
Le soleil poursuivant sa course, passa derrière lui et l'illu-
mina soudain d'un jet de flammes éblouissantes.
•Mais c'est au pinceau du peintre de retracer de telles
splendeurs. Dans sa grande toile des Icebergs, Church a
seul pu jusqu'ici traduire la magie d'une semblable
vision.
L'ombre des montagnes de glace colorait d'un vert ad-
mirable l'eau sur laquelle elles reposaient; mais plus
belles encore étaient les teintes délicates des vagues lé-
gères glissant sur les pentes de ces îles de cristal. Partout
où l'iceberg surplombait, les tons devenaient plus chauds ;
sous une cavité profonde, la mer prenait la couleur opaque
du malachite alternant avec les transparences de l'éme-
CHAPITRE IL 15
raude, pendant qu'à travers la glace elle-méiue courait
diagonalement une large bande de bleu cobalt.
La splendeur de cette scène était encore accrue par les
milliers de cascatelles qui, de toutes ces masses flottantes,
ruisselaient dans la mer, alimentées par les flaques de
neige et de glace fondues, qui s'amassent dans les dépres-
sions de la surface accidentée de ces glaciers errants.
Parfois un bloc immense, se détachant tout à coup de
leurs parois, s'abîmait dans les profondeurs avec un fracas
épouvantable pendant que la vague roulait sourdement à
travers les arceaux brisés.
Perdu dans l'oubli du monde réel, j'étais depuis plusieurs
heures absorbé dans ma rêverie, lorsque je fus rappelé à
moi-même par le cri du contre-maître :
« Glaçons à ranger le bord ! »
Nous dérivions lentement vers un iceberg de la hauteur
de nos mâts : les embarcations furent mises à flot en toute
hâte , et notre goélette hors d'affiaires , je descendis m'é-
tendre sur mon cadre.
Je m'éveillai quelques heures après, tout grelottant de
froid ; l'œil de bœuf s'était ouvert et versait sur ma couche
des torrents de brume glacée. Je courus sur le pont, nous
étions de nouveau ensevelis sous le brouillard; mer, ice-
berçs et montagnes, tout avait disparu.
Nous marchions depuis vingt-quatre jours et notre pro-
vision d'eau était presque épuisée ; aussi fûmes-nous heu-
reux d'utiliser notre loisir forcé en remplissant nos barils
de la belle eau claire et pure qui descendait d'un iceberg
voisin.
A la fin, grâce à quelques bouûees de vent , nous cou-
rûmes des bordées parmi les îles basses qui couvrent les
côtes au-dessus de Svarte Huk. Sonntag nous ayant précé-
dés dans un canot, il nous envoya de Prôven un pilote
qui nous dirigea lentement à travers un détroit si-
nueux.
16
LA MER LIBRE.
Le 6 août, quelques minutes après minuit, nous jetions
l'ancre dans le plus commode des petits ports : l'aboiement
des chiens et une odeur indescriptible de vieux pois-
son pourri nous annonçaient un établissement groën-
landais.
CHAPITRE III.
La colonie de Prôven. — Les nochers groënlandais. ^— Rareté des
chiens. — Libéralité du résident. — La flore arctique, — Kayaks
et oumyaks.
Nous fûmes accueillis dans le port de Prôven par la plus
singulière flottille et les plus étranges bateliers qui aient
jamais escorté un navire. C'étaient les Groënlandais et leurs
fameux kayaks.
Le kayak est certainement la plus frêle des embarcations
qui aient jamais porté le poids d'un homme. Construite en
bois très-léger, la carcasse du bateau a neuf pouces de pro-
fondeur, dix-huit pieds de longueur et autant de pouces de
large , vers le milieu seulement ; elle se termine à chaque
bout par une pointe aiguë et recourbée par le haut. On re-
couvre le tout de peaux de phoques rendues imperméables,
et si admirablement cousues par les femmes au moyen de
fil de nerfs de veaux marins, que pas une goutte d'eau ne
passerait à travers les coutures; le dessus du canot est
garni comme le fond ; seulement, pour donner passage au
corps du chasseur, on a laissé une ouverture parfaitement
ronde et entourée d'une bordure de bois sur laquelle le
Groënlandais lace le bas de sa blouse également iraper-
2
18 LA MER LIBRE.
méable ; il est ainsi solidement fixé à son kayak où l'eau ne
saurait pénétrer. Une seule rame de six ])ieds de long, apla-
tie à chaque bout, qu'il tient par le milieu et plonge alter-
nativement à droite et à gauche, lui sert à diriger cette
embarcation, aussi légère qu'une plume et gracieuse comme
un caneton nageant ; elle n'a pas plus de lest que de quille
et rase la surface de l'eau; la partie supérieure en est né-
cessairement la plus lourde, aussi faut-il une longue habi-
tude pour conduire un kayak avec succès, et jamais danseur
de corde n'eut besoin de plus de sang- froid que le pêcheur
esquimau. Sur ce frêle esquif, il se lance sans hésiter dans
la tempête et se glisse à travers les écueils blancs d'écume;
cette lutte sauvage est sa vie, et, en dépit de la mer furieuse,
il poursuit sa route sur les grandes eaux^
Je les suivais des yeux pendant qu'ils se massaient autour
du navire et nous assourdissaient de leurs indiscrètes de-
mandes; la civilisation leur a appris à tenir en haute estime
le rhum, le café, le tabac; mais, en gens avisés, nous en
1. Pour les besoins de leur ménage et le transport de leurs effets, du
campement d'été à la station d'hiver, ces Groenlandais ont bien une autre,
embarcation, Votimyak, large machine quadrangulaire , rappelant par sa
forme et son peu de profondeur les bacs grossiers de nos petites rivières,
mais n'ayant, du reste, que ces points de ressemblance avec ces inventions
primitives de l'art nautique. Il est construit des mêmes matériaux que le
kayak, c'est-à-dire d'une membrure de bois ou d'os de cétacés, revêtue de
peaux de phoques, si bien cousues et tannées qu'elles sont imperméables,
et si solides que, malgré leur transparence parcheminée qui laisse entrevoir
sous elles la couleur et la profondeur des ondes, elles supportent le poids de
huit, dix et jusqu'à douze nautoniers. Ceux-ci, du reste, sont toujours
choisis parmi le beau sexe; car jamais un Esquimau ne monte à bord d'un
oumyak, même quand sa famille y voyage; il l'accompagne au besoin, scellé
('ans son kayak, lui sert de guide et de pilote; mais il laisse philosophique-
ment sa femme, ses filles et ses sœurs pagayer à tour de bras et diriger
l'embarcation vers le point convenu entre eux. Rappelons que c'est dans un
oumyak et avec un équipage féminin, que de 1828 à 1830, le capitaine
Graah, de la marine royale de Danemark, après avoir franchi les étroits
canaux qui découpent l'extrémité méridionale du Groenland, put visiter et
relever géographiquement une centaine de lieues de cette côte orientale
qui fait face à l'Islande, et dont une banquise, permanente, depuis plusieurs
siècles, interdit les abords aux navigateurs venant du large. {Trad.)
CHAPITRE III. 21
donnâmes seulement à ceux qui nous offraient quelque
chose en échange : un vieil Esquimau, dans le cours de sa
longue vie, avait réussi à pêcher quelques mots d'anglais,
et nous tendait un beau saumon en criant à tue- tête : « Livre
rhum! bouteille sucre M »
Nous n'aurions voulu rester qu'un seul jour à Prôven,
mais nos désirs furent contrariés par des circonstances aux-
quelles je fus forcé de me soumettre avec toute la bonne
grâce possible : il me fallait des chiens de trait : la réussite
de nos plans était à ce prix, et je savais déjà qu'il me serait
fort difficile de m'en procurer. Pendant que l'accalmie nous
retenait près de Svarte-Huk , Sonntag, pour ne pas perdre
de temps, s'était rendu au village et nous avait rapporté les
plus affligeantes nouvelles : l'année précédente une sorte
de peste avait sévi sur les attelages, et ne laissait que la
moitié du nombre de chiens indispensable à la prospérité
des tribus; aussi, toutes nos offres d'argent ou de provi-
sions furent d'abord nettement refusées , et n'aboutirent
enfin qu'à de très-maigres résultats.
M. Sonntag avait été voir le vice- résident qui l'informa
de circonstances si fâcheuses pour nous ; il lui promit toute-
fois de s'intéresser personnellement à cette affaire et nous
conseilla d'attendre le résident, M. Hansen, qui habite Uper-
navik, à soixante-douze kilomètres plus au nord. Il était
annoncé pour le lendemain ; rien ne pouvait être fait sans
l'intervention du tout-puissant fonctionnaire.
1. Pour moins que cela, pour un verre d'alcool ou une pincée de tabac,
vous obtiendrez d'un de ces amphibies (pourvu que la mer soit belle et que
quelque congénère soit à portée de lui venir en aide au besoin) de faire avec
son kayak le saut périlleux, c'est-à-dire de se renverser sous l'eau, la tête
en bas, et d'opérer un tour complet sur l'axe de sa navette de tisserand.
Cet exercice, qu'on peut appeler la haute école du kayak , exige autant
d'adresse que de sang-froid, car la plus légère erreur de mouvement serait
un danger pour l'homme, la perte de sa pagaie serait la mort. Il ne revient
à la surface que soufflant et rejetant l'eau par les narines, comme un mar-
souin, mais toujours prêt à recommencer, en vue d'une nouvelle récompense.
{Trad.)
22 LA MER LIBRE.
M, Hansen arriva le jour suivant et me donna son plus
bienveillant concours, mais il ne nous laissa guère d'illu-
sions sur le succès : les ravages de la maladie s'étaient
étendus partout, des meutes entières avaient péri, et pas
un chasseur n'en possédait le nombre accoutumé. Tout ce
que pouvait pour moi le résident, c'était de "mettre ses pro-
pres attelages à ma disposition, et cette offre généreuse, il
me la présenta avec une délicatesse qui me fit douter un
instant si sous la jaquette de cuir de phoque ne se cachait
pas un grand d'Espagne. De plus, il expédia au chef-lieu
et à diverses petites stations des courriers chargés de « pré-
venir le public » ({ue tout chien à vendre serait des mieux
accueillis à Prôven ou àUpernavik.
Cette aimable conduite de M. Hansen était tout à fait dé-
sintéressée et en deiiors de ses devoirs officiels. Sur ma
demande, le ministère de Washington avait prié le gouver-
nement danois de m'accorder l'aide et le secours donnés
jusque-là aux expéditions anglaises et américaines, mais
les ordres qui furent le résultat de cette démarche ne par-
vinrent au Groenland que l'année suivante ; la bienveil-
lance du résident avait devancé les prescriptions de son
gouvernement.
De longs détails sur le passé et le présent de Proven
offriraient peu d'intérêt au lecteur. Cette petite station
échelonne ses pauvres demeures sur l'éperon méridional
d'une des nombreuses îles de gneiss qui s'étendent entre
la pénin.sule de Svarte-Huk et la baie de Melville. La mai-
son du gouvernement, haute d'un étage et badigeonnée de
brai et de goudron, une boutique, le logement des em-
ployés européens , deux ou trois cabanes aux murs en tor-
chis goudronné, et habitées par les Danois mariés à des
Groënlandaises, quelques huttes de pierres et de mottes de
gazon recouvertes de vieilles planches sur lesquelles
pousse l'herbe, d'autres qui n'ont pu se donner le luxe
d'une semblable toiture, une douzaine de tentes en peaux
CHAPITRE III. 23
de veaux marins dispersées rà et là parmi les rochers ; plus
bas, une huilerie pour la fonte de la graisse de baleine et
de phoque, voilà la ville de Prôven. Au sommet de la col-
line, hissé sur un vieux mât rabougri, le drapeau danois,
déroulant ses plis gracieux au vent de la mer, donne seul
quelque dignité à cette misérable bourgade.
La civilisation est encore représentée par un vieux ca-
non rouillé couché dans l'herbe au pied de l'étendard , et
dont la voix enrhumée avait salué notre approche, lors-
que notre ancre mordit les rochers du Groenland.
Cette « colonie » , comme l'appellent les Danois, date pres-
que des jours du vénérable Hans Egede ; elle fut nommée
Prôven (l'Essai), et cet Essai, comme ce fut heureusement
le cas pour mainte station groënlandaise , a très-bien
réussi. Les habitants vivent presque tous de la chasse aux
veaux marins , et peu d'établissements du Groenland sep-
tentrional sont dans un état aussi prospère; en quelques
années, ils amassent assez de peaux et d'huile de phoques
pour charger un brick de trois cents tonneaux; il est fa-
cile, d'ailleurs, aux regards les moins attentifs de consta-
ter le commerce du lieu; sur la grève, parmi les rochers,
autour des huttes sont amoncelés d'horribles débris à tous
les degrés de décomposition, et ces ignobles voiries , dont
l'odorat n'est pas moins choqué que la vue, rendirent as-
sez désagréable notre séjour dans cette station.
Mais derrière la ville, comme tout était différent! Entre
les roches abruptes s'ouvre la plus délicieuse des vallées
arctiques. Profitant du court été de ces froides régions, elle
s'était couverte d'un épais tapis de mousses et de grami-
nées parmi lesquelles abondaient la Poa arctica, la Glyceria
arclica, VAlopecurus alpinus; de petits ruisseaux de neige
fondue gazouillaient entre les pierres ou se précipitaient
follement en bas des rochers; des myriades de petits pa-
vots aux pétales d'or, Papaver nudicaule, frissonnaient au-
dessus du gazon ; ils avaient pour lidèles camarades une
24 LA MER LIBRE.
dent de lion, Leontodon palustre, très-proche parente de celle
qui émaille nos prairies; la renoncule des neiges, dont je
retrouvais avec plaisir la jolie et souriante fleur, et la Po-
tentille qui m'était moins familière, la Pédiculaire pourprée
brillaient çà et là sur le tapis d'émeraude. Je recueillis sept
espèces difîérentes de saxifrages rouges, blancs et jaunes.
Le bouleau nain et la belle Andromède, qui au Groenland
tient la place de nos bruyères, croissaient entrelacés, dans
une retraite abritée au nord par les roches, et je ne pus
m'empêcher de sourire en couvrant de mon bonnet une fo-
rêt entière de petits saules qui poussaient dans le terrain
spongieux.
Je connaissais Prôven depuis 1853, et je n'y trouvai
guère de changement. L'ex-résident Christiansen vivait en-
core, un peu plus décrépit, mais tout aussi pingre que par
le passé. Il se plaignait amèrement du docteur Kane, lui
reprochant d'avoir manqué à ses promesses. J'essayai de le
calmer en lui assurant que le docteur était tout au moins
excusable, puisqu'il avait perdu son navire ; mais sept ans
de la vie de l'avare s'étaient usés à rêver d'abord, à pleurer
ensuite le baril de farine américaine, et il ne voulait pas
être consolé. Lorsque j'octroyai enfin le cadeau tant désiré,
le vieux ladre, qui pouvait à peine se traîner d'un endroit
à un autre, trouva la force de briser le couvercle pour ras-
sasier sa vue du trésor de ses songes. Ses fils et leur nuée
d'enfants, dont les traits et la chevelure annonçaient la
double origine, se pressaient autour du précieux baril. Ces
jeunes gens étaient les meilleurs chasseurs et possédaient
les plus beaux attelages de la station; mais, en dépit de nos
instances réitérées, ils ne voulurent pas nous vendre une
seule de leurs bêtes. J'attribuai d'abord leur opiniâtreté à
leur vieux grognon de père ; plus juste, maintenant, je re-
connais qu'ils avaient de meilleures raisons. Ils savaient
par une dure expérience combien sont longs ces hivers de
misère où les chiens manquent pour traîner le chasseur :
CHAPITRE III. 25
les vendre, c'était s'exposer à la famine: je leur offris en
vain du porc, du bœuf, des conserves, de la farine, des fè-
ves ; ils préféraient encore la chasse et ses dangers.
Les courriers revenaient les uns après les autres, nous
apportant tous des nouvelles désastreuses. Une demi-
douzaine de vieux chiens et trois ou quatre jeunes, voilà
tout ce que je recueillis pour me consoler de ma longue
attente : la seule chose qui me rendit quelque espoir, c'est
que le résident était retourné à Upernavik, où je comptais
être plus heureux.
CHAPITRE IV.
Upernavik. — Hospitalité des habitauts. — Mort et funérailles
de Gibson Caruthers. — Une collation à bord. — Adieu.
Le 12 au matin, nous étions en mer, et le soir nous ar-
rivions à Upernavik. L'accès du port est rendu assez diffi-
cile par un récif qui se trouve en dehors de l'ancrage,
mais nous fûmes assez heureux pour entrer sans accident,
grâce au pilote que nous avions amené de Proven. Cet in-
dividu, parfait original dans son genre, était un païen con-
verti, et savourait avec orgueil la joie d'être baptisé et de
porter le nom d'Adam. Vêtu de peaux de phoques usées,
notre Palinure n'aurait guère pu poser pour le portrait
d'un « marin modèle, » mais nul pilote au monde n'était
plus naïvement convaincu de sa propre importance. Son
extérieur toutefois n'appuyait guère ses prétentions et l'of-
ficier de manœuvres, peu confiant de son naturel, le ques-
tionna si longuement, qu'Adam finit par s'impatienter, et
concentrant sa vanité et sa science dans une courte phrase
(jui signitiait : « Je suis le niaître de la situation, » il
ajouta en mauvais anglais : a Assez d'eau dans le port....
pas de rochers du tout, » jniis il se relira d'un air de
CHAPITRE IV. 29
dignité offensée. Il n'en dirigea pas moins bien notre
petit bâtiment.
Nous jetâmes l'ancre près du brick danois le Thialfe.
C'était le premier navire que nous eussions vu depuis les
pêcheurs de Terre-Neuve ; il chargeait des huiles et des
peaux pour Copenhague, et M. Bordolf, le commandant,
nous apprit qu'il allait mettre à la voile sous peu de jours;
nous pourrions écrire à tous ceux qui là-bas attendaient
anxieusement de nos nouvelles.
Les habitants de la colonie étaient déjà très-excités par
l'arrivée du brick danois; un second navire devenait un
événement des plus remarquables. La colline tapissée de
mousse qui de la ville descend à la mer, était couverte de
groupes bigarrés et pittoresques ; hommes, femmes, enfants,
tous étaient accourus pour nous voir débarquer.
M. Hansen me reçut à la bonne vieille façon Scandinave,
et me conduisant à la maison du gouvernement, me pré-
senta à l'ancien résident, le docteur Rudolf, digne repré-
sentant de l'armée danoise , qui se disposait à repartir
par le Thialfe. Assis devant une chope de bière, armés
d'une pipe hollandaise, nous discutions bientôt la pos-
sibilité d'acheter des chiens , et l'état des glaces vers le
nord.
L'aspect général d'Upernavik diffère fort peu de celui
de Prôven ; quelques huttes et quelques Esquimaux de plus
ne suffiraient pas à lui donner le premier rang, si la sta-
tion n'avait l'insigne honneur de posséder le résident
danois du district, une mignonne église et un joli pres-
bytère. Une figure féminine entrevue derrière les blancs
rideaux de bizarres petites fenêtres me fit penser que
j'approchais de l'habitation du pasteur : je frappai à la
porte, et fus introduit dans un charmant parloir dont l'ex-
quise propreté annonçait la présence d'une femme, par la
plus étrange servante qui ait jamais répondu à l'appel
d'une sonnette ; c'était une grosse Esquimaude au teint
30 LA MER LIBRE.
cuivré, à la chevelure noire nouée en touffe au sommet de
la tête; elle portait une blouse qui lui couvrait la taille,
des pantalons de peaux de phoques, des bottes montantes
teintes en écarlate et brodées d'une manière qui aurait sur-
pris les blondes filles de la Saxe. La chambre était par-
fumée de l'odeur des roses, du réséda et de l'héliotrope
qui fleurissaient au soleil près des rideaux de mousseline
neigeuse, un canari gazouillait dans une cage, un chat
ronronnait sur le tapis du foyer, et un homme à l'air
distingué me tendait sa main blanche et douce pour me
donner la bienvenue. C'était M. Anton, le missionnaire.
.Mme Anton et sa sœur vinrent nous rejoindre, et nous
fûmes bientôt assis autour de la table de famille ; vin de
Médoc irréprochable, café de choix, cuisine danoise, hospi-
talité Scandinave, m'auraient vite fait oublier les misères
inséparables de vingt-cinq jours à bord de notre goélette
encombrée, si ma visite à M. Anton n'eût été motivée par une
bien triste mission : un membre presque indispensable de
notre périlleuse entreprise, M. Gibson Caruthers , était
mort pendant la nuit etje venais prier le pasteur de vouloir
bien présider aux funérailles qui devaient avoir lieu le
jour suivant.
Isolés comme nous l'étions du reste du monde, cette
cérémonie était doublement navrante : homme de tête et
de cœur, le défunt s'était fait aimer de nous tous, et sa
mort soudaine nous avait atterrés; la veille il se couchait
en parfaite santé, au matin on le trouvait déjà refroidi
dans son cadre. Pour notre expédition cette perte était des
plus sérieuses. Avec M. Sonntag, c'était le seul de l'équi-
page qui connût les mers arctiques, et j'avais beaucoup
compté sur son intelligente expérience. Sous les ordres de
Haven, il avait accompagné la première expédition Grinnell,
1850-51, et en avait rapporté la réputation d'un hardi et
courageux marin.
Il me serait impossible de rendre la tristesse et la déso-
CHAPITRE IV. 33
lation du cimetière d'Upernavik; il est situé sur la colline
au-dessus de la ville, et comme on n'y trouverait pas la
moindre parcelle de terre , il consiste tout simplement
en un escalier aux assises rocheuses sur lesquelles on
place les grossiers cercueils recouverts ensuite de pierres
brutes; morne et dure couche pour ceux qui dorment là
dans l'éternel hiver ! Sur une de ces marches funèbres, et
dominant la mer qu'il avait tant aimée, notre pauvre ami
repose au bruit des vagues qui lui chantent leur requiem
sans fin.
Il nous fallut consacrer quatre jours entiers à l'achat
des attelages et de notre garde-robe arctique : peaux de
rennes, de phoques et de chiens. A Prôven déjà, nous nous
en étions procuré un certain nombre que nous avions
remises aux femmes indigènes pour les confectionner à la
derrière mode esquimaude. Les bottes , en particulier, ré-
clament beaucoup de soin et d'attention ; elles sont en cuir
de phoque, cousu de fil de nerfs, et on sait les accommo-
der d'une façon merveilleuse à la forme du pied. Une botte
bien faite est absolument imperméable, et celles que por-
tent les belles du pays sont aussi élégantes qu'utiles. Les
peaux, alternativement exposées au soleil et à la gelée,
deviennent d'une parfaite blancheur, et peuvent recevoir
toutes les nuances suggérées par la fantaisie de l'ouvrière
et par les matières tinctoriales que le résident se trouve
posséder dans ses magasins. Gomme toutes leurs sœurs ,
les Groënlandaises aiment à plaire; elles ne dédaignent
pas d'exciter l'admiration, et les couleurs gaies et voyantes
leur sont particulièrement agréables. Aussi, et bien que
le caprice individuel se donne libre carrière , la vogue est
surtout aux bottes écarlates ou aux bottes blanches bro-
dées de rouge. Il serait difficile d'imaginer un plus co-
mique spectacle que celui de toutes les jambes jaunes,
violettes, bleues, cramoisies et blanches qui couvraient la
grève lorsque nous entrions dans le port.
3
34 LA MER LIBRE.
Sur une population de deux cents àraes , Upernavik
compte une vingtaine de Danois et un plus grand nombre
de « sang-mèlés » .
Mais c'est assez parler de cette petite station ; le lecteur
doit avoir à la quitter autant de hâte que j'en éprouvais
moi-même. Grâce à M. Hansen, j'emmenais trois chas-
seurs et un interprète. Ce dernier n'était pas moins que le
résident du microscopique établissement de Tessuissak;
il avait obtenu un an de congé qu'il comptait passer à
Copenhague et son passage était déjà arrêté sur le Thialfe;
mais il ne sut pas résister aux offres brillantes que je lui
faisais, et il se transporta du brick danois à bord de notre
petit schooner. C'était un gaillard plein d'entrain et de
courage , fait à la vie du Groenland qu'il habitait depuis
dix ans. Très-intelligent, du reste, il avait acquis à bord
du baleinier anglais assez d'usage de notre langue pour
nous devenir très utile dans nos rapports avec les Esqui-
maux, dont il connaissait parfaitement l'idiome, et, pour
couronner le tout , c'était un excellent chasseur et un émi-
nent conducteur de chiens. 11 nous promettait même son
attelage, un des meilleurs de toyt le Groenland septen-
trional; malheureusement pour nous, il l'avait laissé à
son établissement de Tessuissak, à cent dix kilomètres
plus au nord, et cette acquisition tant désirée devait nous
obliger encore à un nouveau retard.
Je réussis, en outre, à engager deux marins danois qui
élevèrent au chiffre de vingt notre nombre total. Voici les
noms de mes nouvelles recrues :
Pierre Jansen, interprète et surintendant des chiens.
Charles-Emile Olsurg, matelot.
Charles-Christian Petersen, matelot et charpentier.
Peter, Marc et Jacob, Esquimaux convertis, chasseurs et
conducteurs d'attelages.
La cordialité touchante des habitants d'Upernavik m'a
laissé le plus doux souvenir ; je ne puis me rappeler sans
CHAPITRE IV. 35
émotion leur désir de nous être utiles et leurs généreux
efforts pour nous procurer ce qui nous manquait encore ;
j'ajoute, à leur louange, que tous ces services étaient com-
plètement désintéressés; ils refusaient opiniâtrement ce que
je pouvais leur offrir, et c'est à peine si je panins à faire
accepter à quelques-uns un baril de farine ou une boîte de
conserves. « Vous n'en aurez que trop besoin pendant votre
voyage, » répondait-on partout. M. Hansen renvoya même
à bord le présent que j'avais cru devoir lui faire en échange
de l'attelage dont il m'avait libéralement fait cadeau. Aussi
me sembla-t-il que je ne pouvais quitter l'établissement
sans donner à ces braves cœurs un témoignage de ma pro-
fonde reconnaissance. La veille de mon départ, j'invitai à
une collation les représentants du roi Frédéric VII; j'expé-
diai donc à terre mon secrétaire, M. Knorr, muni de cartes
d'invitation cérémonieusement écrites sur beau papier de
Paris, et scellées de cire parfumée. Quelques heures après,
il était de retour, ramenant six convives avec lui : les deux
dames du presbytère, Mme et M. Hansen, le pasteur et le
docteur Rudolf; le capitaine du Thialfe les avait déjà pré-
cédés.
En présence d'hôtes si inaccoutumés, notre vieux coq
suédois et le maître d'hôtel avaient à moitié perdu la tête :
préparer un lunch pour des dames était complètement en
dehors des rudes traditions culinaires et de la gravité usi-
tées dans les expéditions arctiques. « Non ! ils ne compre-
naient pas le capitaine ! » Tout en maugréant, le steward
s'empressa de fourrer dans un coin les cuirs de phoques
entassés dans la cabine : il n'en resta que l'odeur : ce qui
était déjà trop; mais sa figure ne commença à se dérider
que lorsque de nombreux plats dus à ses actives combi-
naisons furent déposés fumants sur la nappe blanche, jus-
que-là précieusement gardée dans une armoire secrète. Le
brave homme s'était surpassé, et, en dépit des sinistres
prévisions qu'il faisait en confidence à son ami le cuisinier :
36 LA MER LIBRE.
« C'est moi qui vous le dis! tous ces gaspillages nous mè-
neront à la ruine! • son visage se rassérénait par degrés et
finit par prendre l'expression du plus légitime orgueil.
Rendons hommage à la vérité : la collation faisait grand
honneur à nos ofiiciers de bouche ; les viandes et les légu-
mes conservés ollraient une diversion agréable aux habi-
tants de ce pays de phoques ; les lacs du Groenland avaient
fourni leurs magnitiques saumons, et, pour ma part, je tirai
de leur cachette les vins éclos au soleil de France, sous le
ciel doré de l'Italie, et le rhum de Santa-Cruz qui nous ser-
vit à faire un punch délicieux. La conversation était bien un
peu languissante au commencement, mais, en quelques mi-
nutes, chacun y mit du sien : anglais , danois, allemand,
latin abominable, tout se mêla aussi harmonieusement que
les ingrédients du punch; on but au roi, au président, à
notre bonne chance , à tout et au reste ; on nous adressa
de nombreuses harangues où naturellement abondaient les
allusions aux successeurs des glorieux fils d'Odin. Les tètes
s'échauffaient, et l'un de nous, stimulé par le tribut de
louanges qu'on venait de payer au vaillant Harold et à la
vierge des Russies, aux rois de mer et à leurs amours, pro-
posait le toast le plus cher aux marins : — « A nos femmes
et à nos belles ! » lorsque des pas lourds ébranlèrent l'é-
chelle du dôme et le contre-maître parut, comme autrefois
le spectre de Banquo au festin de Macbeth :
« L'officier de quart, monsieur, vous fait dire, monsieur,
que les chiens sont à bord, monsieur, et qu'on est prêt à
lever l'ancre, comme vous l'avez ordonné, monsieur.
-- Bien. Et le vent ?
— Léger et soufflant du sud, monsieur. »
Il n'y a pas à hésiter, il faut jeter les hôtes à la mer. Les
messieurs cherchent en toute hâte les châles et les man-
teaux des dames; les dames elles-mêmes sont précipitées
dans le canot; le docteur Rudolph se charge de notre cour-
rier, promettant de le remettre au consul américain de
CHAPITRE IV,
37
Copenhague ; le cabestan crie, le schooner déploie ses ailes
blanches, nous sentons se rompre le dernier lien qui nous
attachait au monde, au monde de l'amour, du soleil et des
vertes prairies, en voyant sur la colline d'Upernavik dispa-
raître les rubans aux brillantes couleurs et les mouchoirs
blancs qui nous saluaient encore.
CHAPITRE V.
Dans les icebergs. — Dangers de la navigation arctique. — Nous
courons risqua d'être coulés. — Dimensions d'une montagne de
glace, — Les abords de la baie de Melville.
Upernavik marque à la fois l'extrême limite du monde
civilisé et de la navigation relativement facile ; le danger
réel commençait pour nous, que nous distinguions encore
la petite église à pignons adossée à la colline noire; une
épaisse ligne de m.ontagnes de glace se présentait au tra-
vers de notre route, et nous n'avions d'autre parti à pren-
dre que d'y pénétrer bravement.
La tâche n'était pas aisée : il nous fallait louvoyer péni-
blement dans un interminable archipel d'icebergs, aussi
variés de forme que de volume ; à côté de blocs gigantes-
ques mesurant soixante-dix mètres de hauteur, sur une
base de près de deux kilomètres, on en voyait d'autres qui
ne dépassaient pas les dimensions du schooner : cathédra-
les gothiques aux clochers ruinés ; prismes de cristal dont
les pointes aiguës se dessinaient sur l'azur du ciel; lour-
des figures géométriques d'une morne blancheur, à arêtes
nettement coupées sur lesquelles les cascades se précipi-
tent à grand bruit, sans fin et sans nombre; ils étaient si
CHAPITRE V. 41
rapprochés, qu'à quelque distance ils paraissaient former
sur la mer un immense revêtement de glace, et que l'ho-
rizon en était encoml)ré. Lorsque nous eûmes pénétré dans
la formidable enceinte , notre rayon visuel n'avait pas plus
d'étendue que si nous eussions été enfoncés dans la plus
"épaisse futaie de la Forêt-Noire. Le maître d'hôtel, poëte
égaré sur notre navire, sortait de la cuisine au moment où
les glaces se refermaient derrière nous ; il s'arrêta un
instant, jeta un mélancolique regard sur la trouée par la-
quelle nous avions pénétré, et replongea dans l'écoutille
en murmurant d'après Dante :
En franchissant ce seuil, laissez-y l'espérance !
En ce moment aussi les officiers réclamaient leur café à
grands cris et nous n'avons jamais su si la citation érudite
du steward avait trait aux icebergs ou à la cabine de ces
messieurs.
Nous passâmes quatre jours à cheminer lentement dans
les défilés de cet interminable labyrinthe; nous avancions
à grand'peine : la faible brise qui nous poussait vers le
nord nous laissait souvent en calme plat, et nous mainte-
nait pendant de longues heures immobiles au milieu d'un
brouillard glacé, ou sous l'intense clarté d'un plein jour
permanent. Cet état de choses avait sans doute le charme
de la nouveauté pour la plupart d'entre nous, mais il ne
nous apportait pas moins beaucoup de dangers et de soucis.
Les montagnes de glaces, obéissant surtout à l'impulsion
des courants inférieurs , étaient stationnaires par rapport à
nous ; le courant de la surface qui nous drossait çà et là en
nous jetant en dehors de notre route, rendait la position du
navire assez désagréable; aussi, nous apprîmes bientôt à
regarder ces masses comme nos ennemis naturels, et à
nous en défier.
Souvent nous n'échappâmes à un abordage qu'en armant
à grande hâte les embarcations pour remorquer le navire,
42 LA MER LIBRE.
ou bien en fixant une ancre à glace sur un autre iceberg,
et en nous balant sur cette ancre. Quelquefois nous nous
amarrions à la montagne elle-même, attendant le vent.
Rudes labeurs rarement suivis d'effet.
Je n'avais d'autre consolateur que mon crayon; je dessi-
nais avec rage, et je profitai d'un ciel clair et pur pour es-
sayer mon appareil photographique. Mes deux jeunes amis,
MM. Knorr et Radcliffe, m'aidèrent à le débarquer sur une
île voisine, et nous nous mîmes à l'œuvre ; si notre pre-
mier début ne fut pas brillant, il servit du moins à nous
convaincre que nous arriverions dans la suite à quelque
chose de mieux. Malgré tous mes efforts, il m'avait été im-
possible d'adjoindre un photographe à notre expédition, et
nous n'avions d'autres guides que quelques livres; mais
nous poursuivîmes courageusement nos travaux; en dépit
de notre inexpérience et de la température souvent défa-
vorable, nous fûmes assez heureux pour obtenir vers la fin
quelques fidèles reproductions des sauvages splendeurs de
la nature arctique.
Sonntag nous avait accompagnés ; il obtint de bonnes
hauteurs au sextant pour déterminer notre position, et se
servit du magnétomètre avec un égal succès. Knorr ajouta
de beaux oiseaux à mes richesses ornithologiques : diver-
ses variétés de mouettes*, des bourgmestres % des kittiwa-
kes babillards', et de gracieuses hirondelles de mer*, cou-
vraient les icebergs de leurs troupes pressées ; nos chasseurs
tiraient les canards-eiders ^ qui volaient au-dessus de nos
tètes en longues lignes onduleuses. Les phoques prenaient
1. Les variétés de cette famille les plus fréquemment observées dans les
mers arctiques sont : Larxis attricilla eu mouette de Franklin ; Xema sa-
binii ou mouette de Sabine ; Rhodostethia Rossii ou mouette de Ross.
2. Lams glcucus de Temming et de Gould.
3. Rissa tridactyla de Temming et de Buffon; Larus rissa de BrQnn.
4. Sterna hirundo de Ch. Bonaparte; Sterna arctica de Temming et de
J. Richardson.
6. Somateria molissima. (Trad.)
CHAPITRE V. 43
leurs ébats sur les eaux paisibles : ils plongeaient vivement
dans la mer, puis nous montraient leurs faces intelligentes
et sympathiques, à physionomie presque humaine; ils nous
regardaient d'un air si innocemment curieux, que je n'au-
rais pas eu le cœur d'en tuer un seul, n'eût été la néces-
sité de nourrir nos chiens esquimaux.
Nous menions une étrange vie, et un peu de danger n'é-
tait peut-être pas le moindre attrait de ce monde de magi-
((ue beauté et de singulière magnificence; volontiers, je me
serais abandonné au charme de ces heures rêveuses, si
notre repos forcé n'avait consumé un temps presque in-
dispensable à une tâche bien autrement importante.
Quatre longs jours de calme continu auraient lassé la
traditionnelle patience de Job ; du reste, les diversions ne
nous manquaient pas : un souffle de vent venait renouve-
ler pour nous le supplice de Tantale , — un courant dan-
gereux nous prenait en traître, — un menaçant iceberg
arrivait droit sur nous; — vite il fallait jeter l'ancre,
amarrer le schooner à une montagne de glace ou échapper
au péril à force de rames.
Comme détail caractéristique de la navigation de ces
mers , l'aventure suivante est peut-être digne d'être rap-
portée.
Pendant la nuit, nous avions pu avancer de quelques
kilomètres ; mais après le déjeuner le vent tomba complè-
tement, et le schooner ne paraissait pas bouger plus qu'un
soliveau. Nous ne pensions plus aux courants, et tous les
regards étaient tournés vers le sud, occupés à guetter le
moindre symptôme de brise, lorsqu'on s'aperçut que le
flot avait changé et nous portait sans bruit vers un groupe
d'icebergs situés sous le vent. Nous dérivions précisément
sur un de ceux que l'équipage avait baptisés du nom signi-
ficatif de Ne me touchez pas! Crevassé, érodé, creusé par le
temps, il présentait en plusieurs endroits la structure
alvéolée d'un vieux gâteau de miel. Le moindre choc, le
44 LA MER LIBRE.
moindre déplacement d'équilibre pouvait déterminer l'é-
boulement du colosse; malheur alors au malheureux navire
exposé au choc de ses débris !
Le courant nous entraînait avec une vitesse inquiétante,
et pendant que nous mettions le canot à la mer pour es-
sayer d'amarrer notre câble à un bloc échoué à une cen-
taine de mètres, nous rasions le bord de deux icebergs,
dont l'un se dressait à plus de trente mètres au-dessus de
nos mâts; à l'aide de gaffes, nous parvînmes à changer un
peu la course du schooner, mais, juste au moment où
nous pensions avoir échappé à la collision redoutée, un
remous nous ht encore dévier et nous jeta presque de flanc
sur la masse flottante.
Le navire toucha à tribord, et le choc, quoique assez lé-
ger, détacha des fragments de glace qui auraient suffi pour
nous abîmer, si l'avalanche ne se fût précipitée un peu
plus loin; quelques morceaux tombèrent au milieu de
nous sans atteindre personne : quittant en toute hâte l'ar-
rière, nous nous précipitâmes tous sur l'avant pour suivre
avec anxiété les manœuvres du canot remorqueur ; l'ice-
berg commençait à tournoyer et s'avançait lentement sur
nous, les éclats de glace pleuvaient plus épais sur l'ar-
rière , le gaillard d'avant, seul, était encore épargné.
Ce fut l'iceberg lui-même qui nous préserva de la des-
truction : une masse énorme , représentant douze fois au
moins le cube de notre petit navire, se détacha de la partie
immergée et s'abîma près de nous en faisant rejaillir d'im-
menses gerbes d'écume ; cette rupture arrêta le mouve-
ment de révolution, et l'iceberg reprit son équilibre dans
la direction opposée ; mais les grincements de la quille
nous révélèrent un autre danger : une longue pointe de
glace s'avançait horizontalement au-dessous du schooner,
et nous courions risque de chavirer ou d'être lancés en l'air
comme une paume. Cependant les hautes parois de notre
ennemi avaient cessé de se pencher sur nous, et la mitraille
CHAPITRE V. 45
de glaçons qu'elles projetaient ne tombait plus sur notre
pont; nous courûmes aux gaffes, et, avec une vigueur
que redoublait le péril, nous essayâmes d'éloigner le na-
vire ; tous les bras travaillaient : le danger respecte peu
la dignité du gaillard d'arrière.
Accablés de fatigue , nous nous laissions gagner par le
découragement , lorsque l'iceberg vint encore à notre se-
cours : une détonation effrayante nous fit tressaillir et se
répéta à de courts intervalles, de plus en plus rapprochés,
jusqu'à ce que l'atmosphère tout entière ne parut plus
que comme un réservoir d'épouvantables retentissements.
Le côté opposé du géant s'était fendu ; bloc après bloc
s'écroulait dans la mer, ébranlant la vaste masse et la ren -
voyant vers nous; le mouvement de rotation s'accélérait,
les monstrueux grêlons recommençaient à tomber, et at-
terrés déjà par ce terrible spectacle, nous nous attendions,
à chaque seconde, à voir la partie de l'iceberg la plus voi-
sine de nous se détacher et nous entraîner dans sa chute ;
nous eussions été aussi inévitablement perdus que la ca-
bane du berger sous l'avalanche des Alpes.
Par bonheur, Dodge, qui manœuvrait le canot, avait
réussi à implanter une ancre à glace et à y amarrer soli-
dement son aussière ; il nous faisait le signal si impatiem-
ment attendu : « Tirez sur le câble ! » Il s'agissait de notre
vie ; nous halâmes longrt;emps et avec vigueur ; les secon-
des étaient des minutes et les minutes des heures. Enfin
le schooner s'ébranla : lentement, majestueusement, l'ice-
berg s'éloignait, emportant notre grande vergue, et rasant
la hanche du navire; mais nous étions sauvés : à peine
avions-nous franchi une vingtaine de mètres, que la masse
glacée subissait la rupture tant redoutée ; sa paroi la plus
rapprochée de nous se déchira avec un craquement effroya-
ble et tomba lourdement dans la mer, nous couvrant de
longues fusées d'écume, et soulevant une vague qui, après
nous avoir secoué comme l'aurait fait le souffle de la lem-
46 LA MER LIBRE.
j)ête, nous laissa, harassés d'émotions et de fatigues, au
milieu des débris de cette ruine immense.
A la lin, nous réussîmes à nous dégager et à nous placer
assez loin pour contempler avec calme l'objet de notre
terreur ; cela se balançait, cela roulait comme un être vi-
vant; à chacune de ses révolutions, de nouvelles masses
se désagrégeaient, énormes avalanches qui se précipitaient
en sifflant dans la mer écumante ; quelques heures après,
il n'en restait plus qu'un mince fragment, infime débris
de sa grandeur passée , et les blocs qui s'en étaient déta-
chés flottaient tranquillement bercés par la marée.
Faut-il attribuer ce qui suivit aux vagues créées par la
dissolution de l'iceberg, aux chauds rayons du soleil ou à
ces deux causes combinées? Je ne sais, mais toute la journée
fut remplie par une suite prolongée de ruptures et de bris
de glaces croulantes. A peine étions-nous en sûreté, qu'à
trois kilomètres environ de notre bâtiment, un gigantesque
iceberg, ayant quelque ressemblance avec le palais du Par-
lement britannique, commença à se désagréger : une tour
élevée fut précipitée dans la mer, pendant que la nuée de
mouettes qui l'avaient choisie pour lieu de repos s'envo-
lait en poussant des cris aigus ; d'autres la suivirent dans
sa chute ; un pavillon carré se détacha à grand bruit ; la
masse mutilée tourna sur elle-même; et après cinq heures
de convulsions et de tapage, le splendide colosse n'était
plus qu'un fragment qui s'élevait à peine à cinquante
pieds au-dessus des eaux. Un autre iceberg qui parais-
sait mesurer deux kilomètres de longueur sur plus de
trente mètres de hauteur se fendit en deux, après un cra-
quement vif et aigu suivi de détonations éclatantes : mille
pièces d'artillerie simultanément déchargées n'auraient
pas fait un plus effroyable vacarme: les deux immenses
moitiés oscillèrent des heures entières au milieu des flots
qu'elles soulevaient avant de pouvoir reprendre leur
équilibre. Même la masse solide à laquelle nous étions
CHAPITRE V. 47
amarrés carillonnait dans l'infernal concert et se débar-
rassa d'un de ses angles , plus grand que Saint-Paul , la
cathédrale de Londres.
Je ne saurais décrire le vacarme, le fracas qui nous as-
sourdirent pendant cette journée, et je recours pour le
faire au Vieux marin de Coleridge :
c La glace à bâbord,
La glace à tribord,
Partout encombrait la mer pâle ;
Craquant et grondant,
Rugissant et hurlant <
Comme une ronde infernale. »
Il semblait, en vérité, que le vieux Thor lui-même se
fût mis de la fête ; on eût dit que, sorti de son royaume du
Tonnerre et de son palais aux cinq cent quarante salles, sur
son char aux boucs rapides, il avait franchi les montagnes,
et que , ceint de son baudrier de combat , armé de son
marteau irrésistible et de ses gantelets de fer, il s'amusait
à abattre à droite et à gauche les Géants de la gelée.
Ce n'est guère que dans la belle saison, durant les mois
de juillet et d'août, que les icebergs sont d'un si dange-
reux voisinage. Leur dissolution est probablement due à
l'inégalité de chaleur et de dilatation qui s'établit alors
entre l'intérieur de leur masse congelée et leur surface
soumise à l'action des rayons solaires. Sur le côté éclairé
d'une montagne de glace, j'ai souvent vu des fragments
détachés avec force sur une ligne presque horizontale et
lancés au loin comme par l'explosion d'une mine. Cette
explosion et ces éboulis sont toujours accompagnés de
nuages de vapeur causés sans doute par le contact de la
glace froide de l'intérieur avec l'air ambiant, beaucoup
plus chaud ; les rayons du soleil se jouent dans ces nuées
et produisent de splendides effets de lumière.
Je le sens, ma plume est impuissante à retracer les ter-
ribles aspects des icebergs ; que serait-ce si j'en voulais
48 LA MER LIBRE.
peindre les merveilleuses beautés ! Déjà je l'ai essayé lors-
que ces 111s des glaciers se présentaient à nos yeux comme
des blocs de malachite ou de marbre, baignés de flammes
et flottant, sous des cieux rayonnants, sur une mer teinte
des nuances de l'arc-en-ciel ; aujourd'hui le ciel était gris,
l'air froid, et la glace partout d'une blancheur morne ou
d'un bleu transparent.
J'eus la fantaisie d'aller visiter l'iceberg, d'environ deux
cents pieds de haut, auquel nous étions amarrés, et
j'exécutai ce projet, je dois le dire, un peu avant l'éboulis
d'un de ses angles, dont j'ai parlé un peu plus haut, et
qui nous coûta une ancre à glace et cent soixante mètres
de câble. Dans ma courte traversée, je fus vraiment sur-
pris de l'admirable transparence des eaux. Du plat -bord
du canot , je pouvais voir la glace plonger sous la mer à
une profondeur incroyable ; le schooner se réfléchissait si
parfaitement dans son miroir splendide, qu'il fallait la
comparaison avec les objets avoisinants pour dissiper l'il-
lusion que produisaient sur nous ces deux navires ju-
meaux, flottant quille contre quille, suspendus dans l'air.
Arrivé au sommet de la montagne de glace, je vis au sud-
est un énorme rocher qui projetait son ombre noire sur
les eaux ; le contraste entre cette ombre et la mer éclairée
par le soleil était tellement prononcé, qu'il fallait un cer-
tain efi'ort de réflexion pour ne pas voir, dans la ligne qui
les divisait, comme le vide béant d'un abîme insondable.
Il eût été difficile de se faire une juste idée de l'immense
quantité de glace qui flottait autour de nous. J'essayai de
compter les icebergs isolés ; arrivé à cinq cents, j'abandon-
nai la tâche. Près de moi, ils se dressaient dans toute la
rudesse de leurs profils aux arêtes aiguës ; plus loin , les
lignes adoucies par la distance se fondaient dans le ciel
gris et clair, et là-bas, là-bas, sur la vaste mer d'argent li-
quide, l'imagination évoquait d'étranges et merveilleux
fantômes ; les masses d'azur et de cristal revêtaient toutes
CHAPITRE V. 49
les lormes : figures humaines, animaux de toutes sortes,
monuments d'arcliitecture. Le dôme de Saint-Pierre s'éle-
vait au-dessus du clocher de la vieille église de la Trinité ;
une tour byzantine et un temple grec se dressaient à l'om-
bre d'une pyramide.
Vers l'orient, la mer était semée de petites îles, — taches
noires sur les eaux resplendissantes. Des icebergs de toutes
tailles se pressaient dans les canaux de cet archipel, jus-
•lu'à ce que, dans le lointain, ils parussent se masser pour
défendre l'accès d'une plaine neigeuse, qui, se relevant en
talus, se perdait vers l'horizon dans une étroite bande d'un
blanc teinté de bleu.
Du nord au sud , aussi loin qu'il pouvait s'étendre , le
regard suivait cette ligne d'albâtre derrière les dentelures
de la crête : nous reconnaissions la grande merde glace (|ui,
de l'est à l'ouest et du nord au midi, recouvre tout le con-
tinent groënlendais ; ses pentes blanches, inclinées vers le
littoral , ne sont que les abords d'un glacier gigantesque,
fleuve de cristal qu'elle jette à l'Océan , et d'où étaient
tombés, les uns après les autres, la plupart de ces icebergs
au milieu desquels nous venions de passer de longues
heures d'admiration et de terreur.
Enfin le vent du sud ébranla les icebergs et nous délivra
de notre dangereuse prison. Le soir du 21 août, nous en-
trions dans un port tout juste assez large pour permettre
au schooner de tourner sur lui-même. Nous jetâmes l'ancre
près d'une berge rocheuse où se dressaient quelques tentes
de peaux de phoques, habitations d'été d'Esquimaux pa-
raissant assez « cossus » pour le pays ; deux ou trois
huttes étaient recouvertes d'herbes et de mousse ; la plus
belle appartenait à Jensen, notre interprète. Nous étions à
Tessuissak, nom qui se traduit par le lieu où se trouve une
baie. Sonntag emporta son horizon artificiel et son sextant,
pour établir la position réelle de cet établissement , chose
(|ui ne s'était jamais vue dans son histoire, et que les ha-
4
50 LA MER LIBRE.
bitants, je le crains, ne surent point apprécier à sa juste
valeur.
Nous comptions repartir dans une couple d'heures, mais
l'attelage deJensen était dispersé, et pendant qu'on courait
après les chiens, un banc de glace dérivait à l'entrée du
port et l'obstruait entièrement.
Les chiens furent enfin rassemblés et embarqués à notre
bord ; j'avais donné ou troqué ceux qui n'avaient pas
grande valeur ; nous possédions maintenant quatre atte-
lages superbes. Trente bêtes sauvages sur le pont de notre
goélette! Plaignez notre sort, ô vous qui aimez une vie
paisible et un navire bien propret. Quelques-uns de ces
animaux logeaient dans des cages placées le long des pas-
savants ; d'autres couraient çà et là, tous horriblement
épeurés et prêts à se battre ; leurs éternels hurlements
rendaient nos jours et nos nuits insupportables.
Nos préparatifs étaient terminés ; notre garde-robe fut
complétée contre échange de fèves et de porc salé. Notre
matériel polaire se trouvait en bon ordre ; on avait propre-
ment et soigneusement enroulé les câbles, et placé les
ancres à glace, les crampons, les cisailles, les gafl'es, de
manière à les trouver au moment du besoin. Le cabestan
et le guindeau jouaient librement, et Dodge, qui n'avait pas
oublié ses années de service, était venu me dire : « Tout
est paré pour l'action. » — La marée voudrait-elle bien
entraîner la glace et nous donner la liberté?
Je ne pouvais plus maîtriser mon impatience : la saison
s'avançait, la température était au-dessous du point de
congélation, chaque nuit formait déjà une légère croûte de
glace sur les mares d'eau douce; tout au plus si j'avais
encore devant moi une quinzaine de jours utilisables. Le
Fox, malgré sa machine à vapeur, fut complètement blo-
qué dans la glace, le 26 août 1857, et nous étions au 22' !
1. Le Fox, expédié en 18.^7 par lady Franklin, l'Artémise moderne, à la
CHAPITRE V. 51
Tout ce qu'il me fut possible d'inventer contre l'ennui
de ces retards forcés, je le tentai. Je me remis à la photo-
graphie, mais pour obtenir des résultats encore moins
satisfaisants que la première fois. Je fis jeter la drague,
qui ne nous rapporta pas grand' chose; j'herborisai dans
les environs et ne récoltai rien que je n'eusse déjà trouvé
à Prôven et à Upernavik. Les fleurs sentaient venir l'hiver;
déjà les pétales commençaient à tomber et penchaient mé-
lancoliquement leurs tètes flétries ; elles semblaient sup-
plier la bise du nord de leur laisser encore quelques jours
d'existence.
Je ne réussis qu'à une seule chose : à coucher sur mon
album un immense iceberg échoué à l'entrée du havre et
à en inscrire les dimensions sur mon cahier de notes.
Haut de cent cinq mètres, il mesurait près d'un kilomètre
et demi en longueur, et les naturels m'assurèrent qu'il
était là depuis plus de deux ans ; la partie émergée pré-
sentait une forme à peu près rectangulaire ; j'en pouvais
conclure que les mêmes lignes se continuaient au dessous
de la surface de la mer, et, comme des mesures précé-
dentes m'avaient donné la certitude que la glace d'eau
douce flottant dans l'eau salée s'enfonce des sept huitièmes
de sa masse totale, ce fils des glaciers du Groenland était
échoué à près d'un kilomètre de profondeur. Je laisse aux
amateurs de ces sortes de problèmes le plaisir de trouver
le prix de cet iceberg en dollars et en cents, s'il était
transporté dans la région des fromages à la glace ou du
Champagne frappé, de rechercher ce qu'il en faudrait pour
payer la dette nationale de telle ou telle monarchie, ou
encore de combien ses services dépasseraient tous ceux
recherche des reliques funéraires des deux navires de son mari, VErèbe et
la Terreur, disparus depuis douze ans. — Voir la relation du capitaine.
Mac-Clintock : The voyage of the Fox, a tiarratke of the discotenj ofthe
fate of sir John Franklin, etc. (Trad.)
52 LA MER LIBRE.
que rend au monde civilisé, en un demi-siècle, la surface
congelée des étangs de Boston.
La mer se décida enfin à chasser l'ennemi qui nous
barrait le passage, et, dans la soirée du 22, le schooner re-
prenait sa marche sinueuse à travers les icebergs et les
îlots. Le cap Shackleton et la * Tête de Cheval » étaient
par le travers de bâbord, et nous poursuivions notre route
vers la baie de Melville.
CHAPITRE VI.
La baie de Melville. — La glace du milieu. — Le grand courant po-
laire. — Encore un iceberg dangereux. — Le cap York. — A la
rescousse de Hans.
Le soleil de minuit ne nous éclairait plus et les nuits com-
mençaient à devenir sombres ; la vigilance nous était plus
nécessaire que jamais ; en dépit de toutes nos précautions,
nous faillîmes toucher sur un récif caché au large de la
« Tête de Cheval » , et que nos cartes ne signalent pas ;
puis il nous fallut passer entre des champs de glace, les
premiers que nous eussions rencontrés. Les lames du sud-
ouest accouraient menaçantes et se brisaient avec rage sur
la barrière qui les repoussait ; nous réussîmes à échapper
sans grand dommage pour nos solides bossoirs.
A huit heures du matin, nous arrivions en vue de la
pointe de "SVilcox ; le Pouce du Diable émergeait d'un léger
nuage qui en voilait encore la base ; la baie de Melville était
devant nous. Grimpé sur la vergue de misaine, je parcou-
rus l'horizon à l'aide de ma lunette ; la mer était libre par-
tout, à peine si on distmguait çà et là quelque vagabond
iceberg. Vers l'ouest, il est vrai, la réverbération des glaces
sur le ciel nous révélait la présence de l'ennemi: mais du
54 LA MER LIBRE.
côté du nord, aussi loin que le regard pouvait s'étendre, la
jioule « sans limite et sans lin », faisait onduler la surface de
l'Océan. iMon cœur débordait de joie : le succès de notre
expédition, au moins pour cette année, dépendait entière-
ment de l'état de cette mer, et mes rêves les plus ambitieux
ne me l'avaient jamais montrée telle que je la voyais au-
jourd'hui. — Le lecteur me saura gré de lui donner quel-
ques détails sur la région que nous allions parcourir, et de
lui expliquer les conditions physiques qui enchaînaient
étroitement les destinées de notre voyage à cette partie des
mers groënlandaises.
Pour les géographes, la baie de Melville est tout simple-
ment une ligne courbe qui échancre la côte du Groenland
septentrional, mais les navigateurs lui donnent une aire
bien autrement étendue, et depuis longtemps les baleiniers
nomment ainsi la partie de la mer de Baffin qui commence
au sud avec la glace du milieu et se termine vers les eaux
du nord.
Ces eaux du nord se trouvent parfois près du cap York
par 76° de latitude, mais souvent on les rencontre plus haut,
et la glace moyenne, généralement connue sous le nom de
Pack^ descend quelquefois jusqu'au cercle polaire. Ce pack
est formé par des glaçons flottants de dimensions fort va-
riables et dont la longueur se mesure par kilomètres et
par mètres, et l'épaisseur par pouces ou par brasses. Gou-
vernés par les vents et les marées , tantôt ils se pressent
les uns contre les autres, ne laissant guère d'espace libre
entre eux; tantôt ils sont séparés par de larges fissures,
La brise ou les courants les poussent sans cesse vers tous
les points cardinaux , et cette dangereuse barrière ne se
franchit qu'au prix de bien des fatigues ; on met souvent
des semaines et des mois à la traverser.
Depuis 1616, que Baffin montant la Discovery^ petit navire
de cinquante-huit tonneaux, pénétra le premier dans ces
parages, ceux-ci, malgré tous leurs périls, ont été le
CHAPITRE VI. 57
champ de pêche favori des baleiniers; leur flotte, qui
comptait autrefois plus de cent voiles par an, est réduite
aujourd'hui à dix ou douze. Plus d'un brave navire a
sombré, écrasé sans merci entre ces glaces aux côtes de
fer; mais ceux qui parviennent à échapper, retournent au
pays chargés de l'huile des pauvres baleines, que leur
mauvaise fortune pousse vers le détroit de Lancaster, la
baie de Pond ou les côtes qui s'étendent au-dessous.
La glace du milieu ne reste pas stationnaire et n'est jamais
complètement prise même au cœur de l'hiver. On se rap-
pelle le sort du steamer le Fox, enveloppé vers la fin de
l'automne, et délivré au printemps seulement, après une
dérive pleine de périls, jusque vers le cercle polaire'.
A mesure que l'été s'avance, le pack se désorganise de
plus en plus jusqu'à ce que la solide ceinture adhérente aux
côtes et qu'on nomme le fast ou la glace de terre, soit elle-
même entamée; il en reste cependant presque toujours une
bande étroite jusqu'à la fin de la saison : les baleiniers, na-
turellement désireux d'éviter la banquise, et à leur exem-
ple les navires chargés d'explorations scientifiques , s'atta-
chent opiniâtrement à suivre cette bande et essayent de se
glisser vers le nord par la dernière crevasse entr'ouverte,
« la passe du rivage », comme ils la nomment ordinaire-
ment. En effet, si le vent d'ouest pousse la glace sur eux,
ils peuvent toujours, ou scier un dock pour leur navire, ou
trouver une crique pour l'amarrer. Entin, si par hasard la
glace flottante a disparu et qu'il n'y ait point de brise, ils
ont encore la ressource de le faire haler par l'équipage.
(Il est très-rare que pour la pêche des baleines on se serve
de bâtiments à vapeur.)
Les fleuves de l'Océan sont pour beaucoup dans la forma-
tion de cette barrière. Le grand courant polaire, venant
de la mer du Spitzberg chargé de lourdes rnasses de gla-
1. Voir l'appendice Tt.
58 LA MER LIBRE.
çons, et amenant aux Groënlandais une maigre provision
de bois flotté par les grands fleuves de la Sibérie, descend
le long de la côte orientale du Groenland, contourne le
cap Farewell et remonte au nord jusqu'au cap York où
il s'infléchit vers l'ouest ; là , il s'unit au large torrent en-
combré de glaces que vomit l'océan Arctique à travers les
détroits de Smith, de Jones et de Lancaster. Il se dirige vers
le sud , côtoie le Labrador et Terre-Neuve , après s'être
grossi des eaux de la mer de Hudson, et se glissant entre
le "Gulf Stream et le rivage américain , rafraîchit de ses
froides ondes les baigneurs de Newport et de Long-Branch
pour se perdre enfin à l'orient des caps de la Floride.
Un seul regard jeté sur la carte de la mer de Baffin mon-
tre que cette marche du courant forme autour de la l)an-
quise une sorte de lent tourbillon qui enferme les glaces
et les empêche de descendre plus rapidement vers le sud ;
on comprend aussi que vers la fin du mois d'août les
dimensions de la glace du milieu soient réduites de beau-
coup ; fondue par le soleil, érodée par les eaux, une grande
partie a déjà disparu, et le reste se trouve dans un état de
dissolution plus ou moins avancée. Cette époque serait donc
très-favorable pour la navigation si l'approche rapide de
l'hiver ne devenait une source de dangers sérieux : lors-
qu'on est ainsi au milieu des glaces, le premier abaisse-
ment de la^ température peut vous engluer pour dix mois.
Aussi les baleiniers essayent-ils de traverser la barrière en
mai ou en juin, et quelquefois plus tôt, quand la glace est
encore dure et que la débâcle commence à peine.
Huit jours seulement nous séparaient de la fin du mois
d'août ; plus que jamais je regrettais mes inévitables éta-
pes aux établissements groënlandais. — Mon plan, arrêté
dès notre séjour à Upernavik, était de prendre la banquise
aussitôt que nous la rencontrerions , de la couper au pre-
mier endroit favorable et de naviguer en droite ligne vers
le cap York sans m'attacher à la glace de terre. Le vent
CHAPITRE VI. 59
soufflait de l'est depuis plusieurs jours, poussant ainsi le
pack vers les côtes de l'Amérique et laissant devant nous
un immense espace libre et ouvert. En serait-il de même
jusqu'au cap York? J'avais déjà entrevu sur le ciel de l'ho-
rizon au N. 0. Yiceblink^ ou la réverbération des glaces :
aujourd'hui elles n'étaient pas bien éloignées. Et demain?
Pendant que je songeais ainsi, le vent s'éleva et souffla
grand frais, la mer devint très-houleuse derrière nous ;
un nuage sombre qui planait sur le sud depuis quelques
moments s'étendit au-dessus de nos têtes, et couvrant le
ciel de ses lambeaux déchirés, nous inonda de vapeurs gla-
cées qui se changèrent bientôt en trombes de neige. Impos-
sible de rien voir à quelques mètres autour de soi : aussi
m'empressai-je de redescendre du perchoir incommode que
m'avait offert la vergue de mizaine.
Que fallait-il faire maintenant? poursuivre notre route, ou
mettre à la cape et attendre un temps plus favorable? —
Dans ce dernier cas, le navire abandonné à lui-même déri-
verait dans les ténèbres et courrait grand risque de heurter
un iceberg isolé, ou les champs de glace qui viendraient tôt
ou tard nous barrer le passage; de plus, et c'était pour moi
l'objection principale, nous ne profiterions pas de la bonne
brise qui nous poussait rapidement vers le nord. ^ En con-
tinuant notre course, au contraire, il était à craindre, par
cette atmosphère épaisse, que nous ne tombassions droit
sur l'ennemi sans l'apercevoir à temps pour en détourner le
navire. Mon irrésolution ne fut pas de longue durée : péril
pour péril, je préférai celui où nous pouvions déployer
notre énergie, je fis prendre tous les ris et diriger notre
course sur le cap York.
Je me promenais lentement sur le pont en proie à la
plus vive anxiété. Nous traversions une mer que pas un
navire n'a parcourue sans y rencontrer les glaces, et de
quel droit m'attendre à une autre fortune ?
Le brouillard était si intense qu'à peine je pouvais dis-
60 LA MER LIBRE.
tingiior la vigie sur le gaillard d'avant; parfois, il s'éle-
vait un peu, et sous le dais pesant de vapeurs sombres
(|ui semblaient soutenues par les icebergs errants, mon
regard portait sur la mer à une distance de plusieurs ki-
lomètres. Puis la neige recommençait à tomber, la grêle
bruissait, le vent sifflait à travers le gréement et les lour-
des vagues, déferlant sur nous, inondaient les ponts et me-
naçaient de nous engloutir : je n'oublierai jamais nos dix
premières heures dans la baie de Melville.
Vers la fin de cette course folle et désordonnée, mon
oreille, attentive au moindre son, saisit le clapotis de l'eau
sur les brisants : un instant après, la vigie donnait l'a-
larme.
« De quel côté?
— Je ne peux l'apercevoir, commandant. »
Le bruit se rapprochait toujours ; un iceberg projeta fai-
blement sa blancheur indécise au milieu du brouillard,
nous n'avions plus le temps de réfléchir et il était trop
tard pour nous détourner. En serrant le vent nous pré-
cipitions de flanc le schooner sur l'obstacle ; nous ne sa-
vions sur quel point gouverner : on ne distinguait pas
les contours de la montagne, seulement on entrevoyait une
énorme lueur et une ligne de brisants couverts d'écume.
Je l'ai toujours pensé : quand on ne sait à quoi se résou-
dre, le plus sûr est de ne rien faire, et dans les présentes
circonstances ce fut notre salut. Si j'avais obéi à ma pre-
mière impulsion et mis la barre au vent, nous courions
vers la ruine, mais nous glissâmes tout près de l'affreux
monstre, en échappant à une collision qui aurait été instan-
tanément fatale à notre pauvre navire et à tous ceux qui le
montaient; la vergue de misaine en effleura le bord, le mur
de glace nous couvrit de son embrun, jet quelques instants
après IMceberg rentrait dans les ténèbres d'où il avait
émergé si soudainement.
« Rasés de près, dit maître Rodge, toujours de sang-froid.
CHAPITRE M. 61
— Très..... très-près!» grelotta Starr, frissonnant en-
core, comme s'il venait de recevoir une douche glacée.
Le vieux cuisinier avait été sommé de comparaître sur le
pont pour aider à la manœuvre, et au milieu de la terreur
générale, on l'entendait murmurer : « Je voudrais savoir
comment le dîner de ces messieurs sera prêt si on me dé-
range comme cela ! pour tirer sur des câbles !» — Le bon-
homme n'avait pas l'air de se douter qu'un instant aupara-
vant ces messieurs ne pensaient guère avoir plus jamais
besoin de ses services.
Cette aventure inspira à noire équipage la plus aveugle
confiance; deux boulets, à ce qu'on dit, ne tombent jamais
au même endroit, et nos gens supposaient sans doute qu'il
en est ainsi des icebergs; quoi qu'il en soit, tout alla bien;
maintes fois la vigie cria : « Brisants à l'avant! » mais un
examen plus attentif nous montrait les glaces à droite ou à
gauche et nous passions sans avaries. Puis le vent tomba
]jeu à peu, la neige cessa, les nuages se dissipèrent, le soleil
repai-ut et pendant que les hommes secouaient le gréement
et déblayaient le pont couvert de grêle et de givre, je re-
montai avec ma lunette; on ne voyait pas de champs de
glace, mais ils se reflétaient encore sur le ciel occidental.
C'était merveille d'avoir ainsi traversé les icebergs; la
mer en était semée : un d'entre eux surtout excita mon ad-
miration : il se dressait sur l'Océan comme un arc de triom-
phe colossal sous lequel nous aurions pu passer, toutes
voiles dehors.
Le schooner ne bougea pas de la nuit, mais de bonne
heure le vent se releva et nous resta hdèle pendant toute la
journée ; les icebergs défilaient près de nous comme une
procession solennelle ; mon journal les désigne comme les
pierres milliaires de V Océan. Les hautes terres coiffées de
neige qui dominent le cap York, parurent bientôt à l'hori-
zon et le lier et sombre promontoire lui-même émergea
à son tour du sein de la mer.
62f LA MEK LIBRE.
Le 25, à midi, nous rencontrâmes le premier champ de
glace; pendant vingt-fjuatre iieures j'avais anxieusement
surveillé la mer et je m'étais persuadé que nous franchi-
rions la baie sans la moindre escarmouche avec l'ennemi,
lorsqu'une ligne blanche se dessina devant nous ; nous
l'atteignîmes bientôt et, profitant d'une large trouée, nous
entrâmes bravement, chargés de toute notre toile; le dan-
ger se trouva beaucoup moins grand que nous ne l'avions
pensé; le banc avait une largeur de près de trente kilo-
mètres, mais la glace n'était pas compacte et nous pûmes
nous y frayer une voie sans trop de difficultés.
En cinquante-cinq heures nous avions traversé la baie de
Melville; nous entrions dans les eaux du Xord.
Près du cap York, je longeai le rivage, cherchant les in-
digènes. Les lecteurs des récits du docteur Kane n'ont peut-
être pas oublié que ce navigateur avait emmené des établis-
sements groënlandais un chasseur nommé Hans qui, après
lui avoir été lidèle pendant près de deux années, l'aban-
donna pour une belle, et alla vivre avec les Esquimaux sau-
vages qui habitent les bords septentrionaux de la mer de
Baffin. Supposant qu'il n'avait pas tardé à se lasser de son
exil volontaire, et attendait probablement au cap York un
navire quelconque qui voulût bien l'emmener, je m'avan-
çai à une portée de fusil de la falaise, sur laquelle je décou-
vris bientôt un groupe d'êtres humains qui faisaient force
signes pour attirer notre attention ; je descendis dans un
canot, et de vrai, il était là devant nous, l'objet de mes re-
cherches, nous regardant de tous ses yeux; il me reconnut
parfaitement ainsi que M. Sonntag et se rappela même nos
noms».
1. ... Au moment de notre départ, Hans nous faisait défaut depuis deux
mois. Il était parti pour Etah , sous le prétexte d'y commander une paire de
bottes dont il avait grand besoin, à une vieille Esquimaude fort experte en
semblables confections; mais d'Étab il avait poussé plus loin, jusqu'à Pété-
rawik, où résidait une petite créature, assez jolie pour la race dont elle sor-
tait et le sol qui l'avait nourrie.... Tout le long de la côte, sur la route de
CHAPITRE VI. 65
Six ans de séjour parmi les naturels de cette côte désolée
l'avaient entièrement abaissé au niveau de leur laideur ré-
pulsive. Il était accompagné de sa femme portant son pre-
mier-né sur son dos, dans un capuchon de cuir, de son
beau-frère, jeune garçon au regard vif et brillant, et de sa
belle-mère « vieille commère à la langue bien pendue »..
Ils étaient tous vêtus de peaux et nos hommes les exami-
naient avec la plus grande curiosité ; jusque-là, nous n'a-
vions pas encore rencontré d'Esquimaux entièrement sau-
vages.
A travers des rochers abrupts et de hauts amas de neige,
Hans nous conduisit à sa tente, située sur une colline es-
carpée à deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer,
position étrangement incommode pour un pêcheur, mais
très-convenable comme poste d'observation. C'est là que
pendant de longues années il avait guetté le navire tant dé-
siré; les étés s'enfuyaient et il soupirait toujours après sa
patrie et les amis de sa jeunesse. La tente était un assez
triste logis en cuir de phoque, selon le mode esquimau et à
peine assez large pour abriter la petite famille qui se pres-
sait autour de nous.
« Hans voudrait-il venir avec moi?
— Oui.
— Avec la femme et le marmot ?
— Oui.
— Voudrait-il venir sans eux ?
— Oui. »
Je n'avais pas le loisir d'examiner à fond l'état de son
notre retour, je m'informai du déserteur et si les réponses recueillies différaient
quant aux détails, le fond en était toujours le même. Mon fidèle Hans (je
devrais dire maintenant l'infidèle) avait été vu se dirigeant de Pétérawik
vers le sud, en traîneau indigène, avec une jeune fille à ses côtés et ne ca-
chant pas son intention d'aller fondpr un fief indépendant à Ouwarrow Souk-
Souk, sur les bords de l'entrée de Murchison. — Kélas! hélas! pauvre Hans!
homme marié! (Kane's arctie explorat'iovx , in theycars ISôS. 54, 'm, vol.
2. p. 234 et ÎH.-).) (Trad.)
5
66 LA MER LIBRE. •
esprit, et sachant, par ouï-dire, que la séparation de deux
époux est un événement regrettable, je donnai à la jeune
esquimaude le bénéfice des conventions de notre monde ci-
vilisé, et je l'emmenai à bord avec le mari, le poupon, la
tente et tous leurs pénates. La vieille et le jeune drôle aux
yeux noirs criaient et voulaient nous suivre ; mais n'ayant
point assez de place pour tout ce monde, je les abandonnai
aux soins du reste de. la tribu, au nombre d'une vingtaine.
Ces Esquimaux accouraient joyeusement sur la colline ; je
leur distribuai quelques cadeaux, et retournai vers le na-
vire.
La placidité de maître Hans n'avait pas été un seul instant
troublée ; il eût certainement été tout aussi satisfait de
laisser sa femme et son enfant à leur sauvage parenté, et
si je l'avais alors connu tel que j'appris plus tard à le faire
à mes dépens, je n'aurais pas perdu quelques heures à in-
terrompre le cours de sa barbare existence.
CHAPITRE VII.
Hans et sa famille. — Le glacier de Pétovak. — Une trombe de
neige. — Un champ de glace. — Le détroit de Smith. — Une
tempête. — Collision avec les icebergs. — Nous rencontrons les
champs de glace. — Il nous faut battre en retraite. — La baie de
Hartstène. — Nos quartiers d'hiver.
A cinq heures du soir, je me retrouvai à bord; le vent
avait fraîchi pendant mon absence, et voulant profiter de
ce changement favorable, je m'étais hâté de revenir sans
prendre le temps de visiter, à quelques kilomètres à l'est
du cap, un village esquimau situé au nord d'une profonde
baie, tout près d'un endroit nommé Rikertait, l'emplacement
des îles.
En prévision d'une survente et d'une rude nuit, Mac
Cormick avait pris un ris, et le petit navire avec ses voiles
frémissantes et gonflées semblait aussi impatient qu'un
lévrier tenu en laisse ; lorsqu'on eut mis la barre au vent,
il tourna vers le nord par un mouvement des plus gra-
cieux, et après s'être arrêté comme pour prendre son
élan, il fila sur la mer avec une vitesse de dix nœuds à
l'heure. Iles, caps, baies, icebergs, glaciers, disparaissaient
derrière nous et, tout enivré de cette chance extraordinaire.
es LA MER LIBRE.
l'équipage était de fort bruyante humeur. Pendant que
nous traversions successivement les groupes d'icebergs,
j'observais avec curiosité l'insouciante audace qui animait
les hommes du quart. Dodge était sur le pont, Charley,
vieux loup de mer (jui avait roulé par tous les temps et
toutes les latitudes, tenait le gouvernail , et il me semblait
qu'entre les deux marins s'établissait une sorte d'entente
tacite dans le but d'expérimenter de combien on pouvait
approcher des glaces sans les toucher. Nous passions sou-
vent dans des canaux très-étroits, et le schooner, au lieu
de suivre le milieu du chenal, venait sur l'un ou sur l'autre
bord au moment le plus critique. Naturellement, « ce
n'était pas leur faute. » Lorsque je réprimandai Charley
sur sa manière de gouverner, il m'assura que le navire
ne pouvait obéir à la barre lorsque, par le vent qu'il
faisait, il portait tant de toile à l'arrière. Je fis donc loffer et
amener la grande voile au bas ris, et soit qu'il n'eussent plus
d'excuse raisonnable pour agir autrement, soit que nous
eussions paré à une difficulté réelle , le bâtiment put
suivre une route se rapprochant un peu plus de la ligne
droite ; nous filions sur cette mer sans lames avec une
rapidité qui donnait le vertige.
L'n moment même nous pûmes craindre une catastrophe :
devant nous se dressaient deux*hauts sommets de cristal
à peine séparés par une distance de vingt brasses; il eût
fallu dévier de notre chemin pour les éviter et je deman-
dai à Dodge s'il se faisait fort de diriger la goélette à travers
l'étroit passage; toujours prêt à courir au-devant du péril,
il assuma volontiers cette responsabilité, mais quelle fut
notre terreur en reconnaissant, trop tard pour tourner à
droite ou à gauche, que ces blocs étaient deux fragments
du même colosse et se réunissaient à quelques pieds
seulement au-dessous de la surface de la mer ! Par bon-
heur, la transparence de l'eau en dissimulait la profondeur
réelle, mais la quille toucha deux fois dans ce terrible dé-
Le Groënlandais }:ans en iS'>i.
CHAPITRE VII. 71
filé et pendant que le schooner jouait, avec une sorte d'hé-
sitation, le dangereux rôle de traîneau, j'avoue que j'eusse
voulu être à mille lieues du gaillard d'avant.
En temps de loisirs, officiers et matelots s'amusaient fort
de nos nouveaux hôtes, Hans était dans la jubilation et le
laissait voir autant que le permettait sa stupide nature ; sa
femme montrait un curieux mélange d'orgueil et d'ébahisse-
ment, et tout écrasée par l'imprévu de sa nouvelle situation,
elle semblait avoir contracté une grimace chronique; le
marmot criait, hurlait, riait, comme tous ceux de son âge.
Armés de seaux d'eau chaudie, de savons, de peignes,
de ciseaux, les matelots se mirent en devoir de préparer
ces intéressants personnages aux chemises rouges et autres
bienfaits de la civilisation ; cette dernière partie du pro-
gramme les ravissait d'aise : ils se pavanaient sur le pont
avec l'air d'importance comique de nos petits garçons le
jour de leur première culotte ; mais hélas ! l'eau et le sa-
von ! . . . la femme, que les préparatifs avaient d'abord mise
en belle humeur, commença à pleurer et à demander à
son mari si c'était là un rite de la religion des hommes
blancs, et l'expression de son visage indiquait qu'elle y
voyait un mode de terrible torture. La cérémonie faite , le
matelot qui remplissait le rôle de chambellan et ne parais-
sait pas très-enthousiaste de cet accroissement de notre
famille, les fourra pour la nuit parmi les toiles et les
câbles des écubiers, tout en grommelant à demi-voix :
« Là, du moins, ils seront utiles à quelque chose, ils ser-
viront de doublure à nos bossoirs ! »
La côte que nous suivions maintenant est des plus inté-
ressantes pour un géologue : la formation Irappéenne de
l'île Disco reparaît au cap York ; les rivages sont abrupts,
élevés, déchiquetés, coupés de profondes gorges dont le
pittoresque est encore augmenté par les nombreux fleuves
de glace qui en remplissent les estuaires. L'un d'eux porte
le nom de glacier de Pétowak; mesuré au moyen du loch
72 LA MER LIBHE.
et du chronomètre, il a plus de sept kilomètres de lar-
geur. Les roches érupLives sont interrompues aucap Athol,
au sud du détroit de Wolstenholrae, et les couches alter-
nantes de grès et de trapp décomposé qui forment cette
partie du littoral, me remettaient en mémoire les luttes
périlleuses des années d'autrefois. A huit heures du soir,
nous passions devant la baie de Bôoth qui fut, en 1854,
mes quartiers d'hiver, lors de mon voyage en canot; aidé
de ma longue- vue, je distinguais les rdchers au milieu
desquels nous avions bâti notre hutte : ils ne me rappe-
laient guère de souvenirs "heureux. . ,
Bientôt, le ciel se couvrit de nuages et la neige tomba à
gros flocons. Le vent n'était plus qu'une faible brise, nous
avancions par saccades, et laissant à notre droite le détroit
de la BaJeine et l'île d'Hakluyt, nous nous trouvions, à
cinq heures du soir, à cinquante-quatre kilomètres seule-
ment du détroit de Smith; mais ici, nous rencontrâmes un
épais champ de glace qui paraissait s'étendre au loin vers
le sud-ouest; l'état de l'atmosphère ne nous permettant pas
de l'examiner de plus près sans une grave imprudence,
nous commençâmes à serrer le vent dans l'espoir d'at-
teindre l'île de ISorihujiiberland et d'y chercher un abri
jusqu'à ce que le temps devînt meilleur. Ces eflbrts n'eu-
rent aucun succès, le vent tomba presque en calme, et
nous fûmes, obligés d'aller à tâtons dans les ténèbres,
tâchant de découvrir un iceberg et de nous y amarrer.:
mais les vagues étaient trop fortes pour qu'une embarca-
tion put tenir à la mer, et nous dérivâmes vers le nord,
pendant toute cette terrible nuit ; par bonheur le champ
de glace était poussé dans la même direction et nous cou-
rions moins de risque de l'aborder. Nous écoutions avec
une inquiétude facile à comprendre le clapotis de l'eau
sur les brisants ; à plusieurs reprises nous en appro-
châmes assez pour les voir, mais nous pûmes échapper
sans avarie, attentifs que nous étions à profiter du moindre
CHAPITRE VII. . 73
souKle (le vent pour nous éloigner du péril. Une fois, par
exemple, je pensai bien qu'il ne nous restait d'autre parti
à prendre que celui de laisser porter et de donner tête
baissée dans le danger, plutôt que de laisser le navire dé-
river sur les glaces et les beurter de son travers, mais au
moment critique le vent Iraîchit et nous pûmes mettre en
panne pendant que le champ de glace glissait lentement
loin de nous.
Nos chiens avaient pratiqué une rude saignée aux pro-
visions d'eau ; aussi , pendant la nuit , les hommes de
quart firent fondre la neige qui couvrait le pont; nous pé-
châmes aussi au filet quelques petits glaçons d'eau douce,
et notre réservoir fut approvisionné pour quelques jours.
Vers l'aube, le vent tourna au nord -est, dissipa les
nuages et nous montra la terre; le cap Alexandre, dont
les hautes falaises gardent l'entrée du détroit de Smith,
paraissait à trente-six kilomètres tout au plus, et le cap
Isabelle, qui en est éloigné de soixante-quatre, était visible
sur la côt€ opposée. Cinglant vers le cap Saumarez, nous
trouvâmes un chenal entre le champ de glace et le rivage,
mais nous passâmes la plus grande partie du jour à mau-
gréer contre le calme irritant pendant lequel un fort cou-
rait de marée nous promenait alternativement au nord et
au midi de la côte ; il nous fallait avoir presque constam-
ment recours aux canots pour nous garer des icebergs très-
nombreux dans ces parages et dont quelques - uns étaient
de dimensions formidables. A la fin cependant, un bon
vent nous poussa vers le détroit de Smith, but de nos désirs.
Tournés vers le cap Isabelle , nous eûmes un instant
toutes les bonnes chances pour nous, mais notre joie fut
de courte durée : du haut des mâts on signala une
immense banquise , et nous ne fûmes pas longtemps à
l'atteindre.
Ce pack était composé des plus énormes champs de glace
que j'eusse jamais rencontrés ; courant du nord-est au
7* LA MER LIBRE.
sud-ouest, il barrait notre route vers le rivage occidentaL
Plusieurs de ses glaçons s'élevant de deux à dix pieds au-
dessus de la mer, mesuraient par conséquent une épaisseur
totale de vingt à cent pieds. S'ils avaient été moins com-
pactes, je me serais risqué à m'ouvrir un passage, mais
dans l'état où ils se présentaient, le schooner eût marché
à une perte assurée.
Ces glaces paraissaient interminables : on ne découvrait
plus d'espace libre dans la direction du cap Isabelle. Le
vent, soufflant de terre, nous interdisait tout espoir du côté
du nord-est et nous dûmes nous résigner à descendre au
sud-ouest à la vaine recherche d'un chenal conduisant
vers le nord.
Mais nous fûmes bientôt délivrés de toute indécision :
une affreuse tempête fondit soudain sur nous et ne nous
laissa d'autre alternative que de tâcher d'atteindre la côte
pour y trouver un abri ; notre position était des plus
critiques ; le large champ de glace que nous avions dépassé
la nuit précédente s'étendait sous le vent ; nous le voyions
du haut du mât ; il nous coupait la retraite et nous enle-
vait toute possibilité de courir vent arrière.
Je copie sur mon journal le récit de nos terribles et in-
utiles efforts.
28 août, trois heures du soir.
Effroyable ouragan. — En partie protégés par la côte,
nous l'avons parcourue à la recherche d'un mouillage,
mais à cause de l'abri de la terre, nous ne pouvions uti-
liser le moindre pouce de toile. Nous sommes tout au
plus à cinq kilomètres de l'île Sutherland , qui touche
presque la partie sud du cap Alexandre, mais nous ne
pouvons réussir à en approcher davantage ; nous portons
trop peu de toile pour parvenir à serrer le vent, et ici,
sous la côte, la brise ne souffle que par rafales. Tous nos
efl'orts tendent à gagner le détroit qui sépare l'île du con-
CHAPITRE VU. 75
tinent. Je ne me suis pas couché depuis la veille de notre
départ de Tessuissak, et pendant six jours, c'est à peine
si de temps à autre j'ai pu dormir quelques minutes. S
notre ancre peut mordre le fond une bonne fois, je répa-
rerai mes nuits perdues !
J'aurais dû être plus avisé et me mettre moins tard en
quête d'un abri. Un lourd nuage blanc (Jensen appelle cela
une nappe) planait au-dessus du cap Alexandre et m'aver-
tissait de l'orage, mais je ne pensais pas qu'il fût si près
de nous envelopper.
L'ouragan redouble. Je crains que nous ne soyons em-
portés vers le large, partout obstrué de glace.
29 août, midi.
Calme complet sur la côte depuis une heure au moins.
— La nappe du cap Alexandre est enlevée ; le ciel change
tout à fait d'aspect du côté du nord ; les légers nuages que
le vent poussait devant lui disparaissent et sont remplacés
par des stratus. — Le plus fort du grain nous semble
passé.
Deux heures après midi. -
Mon espoir de ce matin est bien déçu. La tempête hurle
avec plus de furie que jamais ; nous nous trouvons en ce
moment en dehors du cap Saumarez , à deux milles de la
terre. Ayant manqué l'île Sutherland, nous descendions le
long de la côte pour chercher une abri dans une baie pro-
fonde située au-dessous, mais le vent, contournant le cap ,
nous a rejetés en arrière et nous essayons maintenant de
nous traîner vers la terre pour mouiller dans une petite
anse, ouverte non loin de nous, et tâcher d'y réparer nos
voiles déchirées. — L'écume rejaillit sur le pont et le re-
couvre d'une couche d'eau qui gèle instantanément; de
longs glaçons pendent des agrès et des œuvres mortes; les
7o LA MER LIBRE.
soiibarhos et autres filins sont de l'épaisseur du corps d'un
homme, et tout à l'enconlre des habitudes maritimes, nous
venons de répandre des cendres sur le tillac.
Je comprends aujourd'hui (ju'une serabable tempête
ait forcé Inglelield à fuir le détroit de Smith (en 1852). Il
lui aurait été impossible de continuer sa route, son stea-
mer l'Isabelle eùt-il eu un moteur deux fois plus puissant.
Sans les falaises qui nous protègent, nous serions poussés
encore plus vite, et vers notre ruine, très-probablement.
Les rafales qui tombent sur nous sont réellement ef-
frayantes, et dans les accalmies qui les entrecoupent, sem-
blent retremper leur rage pour nous assaillir de nouveau.
Par bonheur, ces terribles grains ne durent pas long-
temps, sans quoi notre toile, déjà presque en lambeaux
et réduite aux plus petites dimensions possibles, s'en-
volerait bientôt.
La côte, qui ne nous abrite que par intervalles, est d'as-
pect assez sinistre ; les falaises ont près de douze cents
pieds d'élévation , et leurs sommets ainsi que les monta-
gnes qui les dominent sont couverts de neiges récemment
tombées. La tourmente les roule par-dessus les crêtes et les
précipite sur nous en lourds tourbillons. Ce doit être un
beau spectacle.... de loin. L'hiver sera précoce. En 1853,
ces mêmes hauteurs, deux semaines plus tard, n'avaient
pas encore revêtu leur blanc manteau.
Dix heures du soir.
La terre est tout aussi éloignée, et nous avons à peine
changé de place depuis midi. Impossible de voir une scène
plus magnifiquement terrible que celle qui se déploie
autour de nous. — La tempête se rue sur nous avec la
même colère ; les blancs talus du cap Alexandre s'éclairent
d'une lueur sinistre et se découpent sur le nuage sombre
qui couvre le ciel du Nord; au-dessus des falaises roulent
CHAPITRE VIL 77
et bondissent des tlots immenses de neige amoncelée ; les
tourbillons la balayent des cimes des rochers et la font
tournoyer follement dans les airs : chaque ravin, chaque
gorge en verse à l'Océan des torrents épais qui, dans leur
chute tumultueuse, ressemblent à l'embrun d'une cataracte
gigantesque; çà et là, à travers la changeante nuée, les
rochers noirs profilent un instant leurs arêtes aiguës pour
disparaître aussitôt ; le glacier qui descend vers la baie
est recouvert d'un éblouissant manteau dont les plis
ondoient au souffle de la tempête ; le soleil descend lente-
ment derrière l'horizon ténébreux. Mais c'est la mer surtout
qui est étrangement sauvage et d'une sinistre splendeur !
Autour du cap, elle ne forme plus qu'une vaste étendue
d'écume blanchissante ; l'eau, fouettée par l'ouragan , re-
jaillit en gerbes immenses et retombe avec bruit sur les
hauts sommets des icebergs. Mon crayon et ma plume
sont également impuissants à décrire ces masses d'écume
bouillonnant, palpitant sur la mer, se relevant ou s'abais-
sant au gré de la tourmente et se dressant contre le ciel
noir, où les nuages, échevelés et terribles, s'élancent à
travers l'espace, sur les ailes de la tempête hurlante.
La terre et la mer mugissent sourdement; l'air retentit de
cris horribles, de plaintes désolées comme cette infernale
clameur qui, dans le second cercle des damnés, fit pâlir le
poëte de Florence, et les nuées de neige et de vapeurs,
poussées par les rafales furieuses, montent et descendent
et s'entre-choquent avec rage, « balayées par le formidable
ouragan , » comme les pâles troupeaux d'ombres que la
sentence du juge des enfers précipite dans le noir Tartare.
Quel contraste entre le froid, l'horreur, le fracas du
dehors et la douce chaleur, le calme qui règne autour de
moi! J'écris dans la chambre des officiers; le poêle est
chauffé au rouge, la bouilloire chante sa familière chanson.
Jensen lit, et Mac Cormick, harassé de fatigue et d'aniiété,
dort profondément ; Radclifle et Knorr lui tiennent compa-
78 LA MER LIBRE.
gnie. Le cuisinier nous apporte le café en chancelant ; je
vais prendre du cœur en en buvant une tasse , puis j'irai
relever Dodge, qui fait le quart, et l'enverrai à son tour
jouir d'un peu de repos.
Le pauvre cuisinier a eu bien du mal à arriver jusqu'à
la cabine, sur les ponts glissants.
« Je suis tombé plus d'une fois ; mais le commandant voit
que je n'ai pas renversé le café. Ah ! il est fort, il est bon,
il est chaud! D'un coup, il descendra jusqu'au fond de
vos bottes !
— Mauvaise nuit sur le pont, maître coq!
— Oh ! c'est affreux, monsieur. Je n'avais jamais vu si
rude souffle de vent, et je navigue depuis quelque qua-
rante ans ! Et il fait si froid, si froid ! la cuisine est pleine
de glace, et l'eau a gelé sur mon fourneau !
— Tenez, cuisinier, voici une jaquette de laine bien
épaisse, un vrai Guernsey; cela vous garantira du froid.
— Merci, monsieur, » et il part avec sa conquête, mais
encouragé par cette réception, il s'arrête au pied de l'es-
calier. « Le commandant serait-il assez bon pour me dire
où nous sommes? Ces messieurs se gaussent de moi.
— Certainement, maître coq. La terre que vous voyez
du pont est le Groenland. Ce grand cap est le cap Alexan-
dre; au delà se trouve le détroit de Smith, et nous ne
sommes qu'à quinze cents kilomètres du pôle Nord.
— Le pôle Nord ! qu'est-ce que c'est que ça ! »
Je le lui expliquai de mon mieux.
« Merci, monsieur, mais pourquoi y allons-nous? pour la
pêche ?
— Non, mon ami, pour la science.
— Oh ! voilà donc ! Et ils me disent que c'est pour la
pêche. Merci, monsieur! » et replaçant son bonnet cras-
seux sur sa tête chauve, qui n'en est pas beaucoup plus
savante après ma réponse, il rentre en trébuchant par l'é-
chelle du dôme en pleine tempête. Quelques loustics du
CHAPITRE YII. 79
bord avaient entretenu le bonliomme dans la pensée cjue
nous allions pêcher des phoques.
30 août, une heure du matin.
Le vent souftle de l'est, et les grains deviennent plus fré-
quents et plus lourds. Nous dérivons tantôt vers les ro-
chers, tantôt vers la mer, et je crains que, si cet état
de choses continue , nous ne soyons forcés de fuir devant
le temps à sec de toile. Ce n'est pas une perspective ré-
jouissante : un pack et des milliers d'icebergs sous le vent,
et sous nos pieds un bâtiment que nous ne pouvons plus
manœuvrer. Mac Cormick lutte courageusement et fait tous
ses efforts pour atteindre la côte.
Dix heures du matin.
Nous avons atterri ce matin à trois heures, et mouillé par
trois brasses de fond. L'arrière du "navire, tourné vers les
rochers, a été fixé à ceux-ci par notre plus forte aussière;
mais presque aussitôt un grain tomba sur le schooner
avec tant de violence que, malgré nos voiles serrées, l'aus-
sière cassa comme une ficelle, et il ne resta pour nous
retenir que l'ancre du bossoir, avec l'ancre à jet, sur trente
brasses de chaîne dehors.
Et maintenant, heureux de cette sécurité relative, l'é-
quipage se Vivre au repos; fatigués, usés par le froid et la
lutte avec les éléments, nous en avons tous grand besoin.
Je fais distribuer une bonne ration de café chaud, et quel-
(lues-uns d'entre nous, oubliant déjà leur lassitude, veu-
lent aller toucher cette terre de l'extrême nord.
Huit heures du soir.
Je reviens d'une longue et pénible ascension sur les
80 LA MER LlliHE.
falaises. Parvenu à douze cents pieds, je me suis arrêté
pour examiner la mer; elle paraît libre jusque vers l'île Lit-
tleton, d'où le pack s'étend sur les eaux du nord aussi loin
(|ue le regard peut le suivre; du côté du cap Isabelle, il me
semble que la mer est comparativement ouverte, mais, na-
turellement, je ne puis voir le rivage; la glace a l'air d'être
solide au-dessous du promontoire. En somme, quoique
tout ceci ne soit pas fort encourageant, je tenterai le pasr
sage au premier vent favorable.
Ma petite excursion n'a pas été sans quelque danger.
Au sommet de la falaise, un grain subit faillit me précipiter
dans l'abîme et sans un }>loc de pierre auquel je m'accro-
cliai je n'aurais pu continuer mes observations. Le même
coup de vent emporta; le chapeau de Knorr qui montait
avec moi et le fit tournoyer comme une plume sur la sur-
face de la mer. — La scène étalée devant nous était , sur
une plus vaste échelle, celle que j'ai essayé de décrire hier :
une lutte sauvage et grandiose des éléments furieux. Bien
loin au-dessous de nous, le schooner chancelait et se tor-
dait sous la rafale, il tirait sur ses ancres comme une bête
féroce sur ses chaînes. Les nuées de neige poudreuse tour-
billonnant à travers les gorges de rochers le cachaient
souvent à nos yeux; puis le calme se lit soudain, le blanc
rideau s'abattit sur la mer et après avoir encore roulé pen-
dant quelques minutes, notre petit navire reposa paisible-
ment sur les eaux tranquilles, et, à labri de ses rochers
protecteurs, s'endormit au soleil comme l'oiseau de mer
qui retrouve son nid.
Il reste sur les collines quehfues derniers vestiges de
l'été; dans les vallées d'où la bise a balayé la neige, on
rencontre yà et là de petites pelouses d herbe et de mousse
vertes, et je cueillis un bou(iuet de mes vieilles connais-
sances, les pavots , et de cette Saxifraga flagellaris dont les
tiges velues font songer à des pattes d'araignée. La gelée et
la neige n'avaient pas encore flétri leur aimable beauté. —
CHAPITRE VII. 81
La formation rocheuse de cette côte offre partout ce grès
mélangé de trapp dont j'ai déjà fait mention.
Mac Cormick a remplacé par une voile neuve notre
vieille misaine partagée en deux, et a fait raccommoder la
grande voile et le grand foc que l'orage avait mis en mor-
ceaux.
Une immense quantité de glaces a passé près de nous,
mais nous sommes trop enfonces dans notre petit havre
pour que des masses considérables puissent nous atteindre.
Trois petits icebergs cependant viennent de s'échouer droit
derrière le navire, et si nous chassions sur nos ancres,
nous serions infailliblement jetés contre eux.
Une véritable avalanche de vent tombe des falaises sur
nous, et la bise se met à souffler presque continuellement
au lieu de venir par bourrasques comme hier et ce matin.
I^ température est de — 3' cent.
J'ai fait jeter la drague, mais nous n'avons ramené du
fond que deux échinodermes : Asterias grœnlandica et A. al-
bula. L'eau fourmille de crevettes, parmi lesquelles abonde
surtout le Crangon horeas; celui-ci mesure un pouce de
long lorsqu'il a atteint toute sa croissance et sa cuirasse
nuancée teinte la mer de pourpre violacé.
31 août, huit beures du soir.
La nuit se fait sur un jour de malheur, un jour de
sinistre augure', je le pressens bien. Mon pauvre petit
schooner est terriblement avarié.
Hier au soir, après avoir fini d'écrire, je m'étais couché
et je dormais profondément, lorsqu'on me réveilla sou-
dain avec la nouvelle désagréable que nous chassions sur
nos ancres. Mac Cormick manœuvra de manière à sauver
celle du bossoir, mais notre ancre à jet fut perdue : elle'
mordit dans un rocher au moment critique, et l'aussière
s'étant rompue, nous fûmes drossés sur les icebergs qui,
6
82 LA MER LIBRE.
je l'ai dit plus haut, s'étaient fixés derrière nous. La col-
lision fut un vrai désastre ; l'embarcation de l'arrière vola
en éclats, les murailles de la hanche de bâbord furent en-
foncées, et l'avant du schooner pirouettant avec une grande
violence, le bout-dehors du foc fut enlevé et le beaupré
et le mât de misaine se fendirent à grand bruit ; je ne sais
par quel miracle nous pûmes échapper, et dans ce triste
état et à sec de toile, commencer à fuir devant le temps.
Arrivés tout près d'un grand nombre d'icebergs et de la
terrible banquise, il nous fallut faire un peu de toile, mais à
peine la grande voile était-elle déployée qu'elle fut déchi-
rée en mille morceaux : notre position était aussi critique
que jamais; heureusement la tempête se calma peu à peu,
nous nous efforçâmes de tenir le vent, et une fois encore
nous revînmes dans le détroit de Smith; de nouveau le
vent semble s'être apaisé, le ciel s'éclaircit du côté du
nord, mais notre mâture ne nous permet plus de porter le
foc et le grand hunier, fâcheux état de choses au mo-
ment de nous engager dans le pack.
Le thermomètre est à — 5° cent, et le verglas couvre les
ponts; le pied glisse à chaque instant; les filins, les pou-
lies, les étais, les drisses et tout le reste sont entourés
d'une couche épaisse de givre et des glaçons d'un pied
de longueur pendent des lisses et du gréement. S'ils
font assez ;bon effet au soleil, ils nous parlent trop de
l'hiver et ne sont guère une parure désirable pour un
vaisseau.
J'ai essayé, ce matin, d'atteindre le cap Isabelle , mais
j'ai remonté le pack à l'endroit même où il nous avait
déjà arrêtés ; quelques flaques d'eau libre s'étendaient en-
core au milieu, mais nous, nous n'avons pu réussir à tra-
verser la glace qui nous en séparait. La seule chance qui
me reste est de suivre les côtes du Groenland , de m'at-
tacher, pour ainsi dire, à la glace de terre et de profiter
des moindres passages que le vent a pu pratiquer dans
CHAPITRE VII. 85
le détroit, pour tâcher de parvenir enfin sur le rivage op-
posé. Je ne désespère pas d'y arriver, quoique , au premier
abord, les difficultés paraissent insurmontables, vu l'é-
norme quantité de glace amoncelée par les vents. J'ai
l'œil sur Fog Inlet (l'entrée du brouillard), à trente-six
kilomètres au-dessus du cap Alexandre, et j'essayerai d'at-
teindre ce point pour y recommencer ma tentative.
Le vent fraîchit maintenant, et sous les voiles au bas-
ris, nous avançons quelque peu; mes pauvres matelots
font une triste besogne : il est presque impossible de ma-
nier les câbles roidis ; au-dessus de la ligne de flottaison ,
le navire est entièrement cuirassé de verglas. Trois de nos
chiens sont morts, tués par le froid et par l'humidité.
1" septembre, huit heures du soir.
Nous avons encore été chassés du détroit. La brise souf-
flait avec violence, et en virant de bord pour éviter un
iceberg, la vergue de misaine cassa par le milieu ; inca-
pables de porter d'autre toile qu'une voile d'étai aux bas-
ris, nous fûmes encore une fois forcés de chercher un
abri derrière notre ancien protecteur, le cap Alexandre.
Mac Cormick répare tant bien que mal nos avaries et pré-
pare le schooner pour de nouveaux combats.
Les deux jours suivants se passèrent au milieu des mê-
mes dangers; aussitôt que les espars furent réparés, nous
rentrâmes dans le détroit ; le pack était toujours là et
nous arrêtait encore, mais on voyait un assez grand espace
de mer libre entre l'île Littleton et le cap Hatherton, et
nous supposions qu'il s'étendait aussi au nord-ouest de ce
dernier; malheureusement, une énorme quantité de glace
était amassée en dehors de l'île, et les glaçons ne lais-
saient entre eux que des chenaux étroits et en lignes bri-
sées. Mais j'étais déterminé à traverser la banquise ; nous
86 LA MER LIBRE.
engageant dans la première ouverture qui se présenta, nous
réussîmes à faire dix-huit kilomètres dans la direction
nord-ouest, et lorsqu'il nous fut impossible de pénétrer
plus loin, nous virâmes de bord, dans l'espérance d'at-
teindre enfln l'espace ouvert au-dessus de l'île.
Nous nous trouvions en plein champ de bataille; le
courant était contre nous, et nous découvrîmes bientôt
que la glace descendait rapidement le détroit ; les passages
se refermaient les uns après les autres. Couverts d'autant
de toile que nous en pouvions porter, nous travaillions vi-
goureusement; mais, en dépit de tous nos efforts, nous
fûmes forcés de reculer, ou plutôt d'essayer de le faire. Il
était difficile de manœuvrer le schooner sans nos huniers
de perroquet que nous avions perdus. Il nous fallut virer
vent arrière, de crainte d'être écrasés par les glaçons, qui ,
se rapprochaient de plus en plus , mais l'espace était trop
restreint, et nous faillîmes heurter notre bossoir de tribord
contre un champ de glace de deux kilomètres de large; un
choc était inévitable , et un instant de réflexion suffit pour
me convaincre qu'il serait moins dangereux d'attaquer
de front l'ennemi ; je fis mettre la barre au vent et je me
préparai à aborder la glace, comme l'eût fait un vrai bélier
de siège. A tous les points de vue ma position person-
nelle était des moins agréables : j'avais dû monter sur la
vergue de misaine pour mieux juger des chances qui nous
restaient; le mât, déjà fendu , pliait sous mon poids et je
m'attendais à ce que le choc, achevant de le briser, me
précipiterait sur la glace la tête la première. Par bonheur,
la membrure tint bon, mais la collision fut terrible ; elle
fit voler en éclats le taille-mer et déchira l'armature de fer
de l'avant comme du papier d'emballage.
Et maintenant s'ouvrait pour nous une longue série de
luttes désespérées, de luttes telles ([ue n'en avait jamais
subies un schooner à voile. Mortellement fatigué des re-
tards et des embarras de ces derniers jours, j'étais résolu
CHAPITRE VII. 87
à tout risquer plutôt que de reculer encore ; aussi long-
temps que nous pourrions tenir la mer, je devais essayer
d'arriver au cap Hatherton.
Débarrassés des glaçons et nous faufilant par une passe
étroite, nous parvînmes bientôt à une large nappe d'eau
libre ; mais ce succès ne fut pas de longue durée , et en
-moins d'une demi-heure la route devenait tellement tor-
tueuse , que nous fûmes forcés de louvoyer encore et de
tourner vers la terre ; pendant une partie de la journée
nous continuâmes de même, virant sans cesse de bord,
gouvernant à droite ou à gauche , pour éviter nos dange -
reux voisins , et perdant en quelques minutes le terrain
qu'il nous avait fallu des heures pour conquérir.
L'espace dans lequel nous pouvions manœuvrer se ré-
trécissait de plus en plus, les collisions devenaient aussi
de plus en plus fréquentes; nous reculions toujours, et la
glace se fermait du côté de la terre. Aucun chenal, pas
même une trouée; il était trop tard pour retourner en
arrière, la glace s'amassait avec une vitesse merveilleuse;
au bout d'une heure, à peine si- de la dunette on pouvait
voir çà et là quelque tache d'eau libre , et les glaçons accu-
mulés pressaient le schooner comme des vis gigantesques;
entièrement à la merci de ces formidables mâchoires, il ne
nous restait plus qu'à attendre notre sort avec tout le
calme et toute la résignation possibles.
La scène qui nous entourait était aussi imposante que
terrible. Si ce n'est dans les tremblements de terre ou les
éruptions volcaniques , la nature ne déploie nulle part
autant de. forces qu'au milieu des banquises des mers
arctiques. Lorsque les vents ou les courants les chassent
contre la terre ou tout autre obstacle résistant, les glaces
s'entre-choquent avec la puissance d'impulsion propre à
un poids de plusieurs millions de tonnes, et le désordre ,
les craquements, le fracas sont vraiment épouvantables.
Nous nous trouvions au centre d'une des plus effrayantes
88 LA MER LIBRE.
de ces exhibitions des forces polaires et nous comprenions
avec anxiété que le schooner allait devenir une sorte de
dynamomètre. Lorsque les parois de ces immenses glaçons
se brisaient l'une contre l'autre , de vastes débris étaient
projetés en dehors, pour retomber à grand bruit dans la
mer quand la pression s'exerçait du côté opposé, et tout
autour de nous, la hauteur de ces décombres, amoncelés
comme par les pulsations des glaces, dépassait celle de
notre grand mât et nous disait la force de l'ennemi qui
nous tenait en son pouvoir.
Nous avions réussi à nous glisser dans un espace trian-
gulaire formé par le contact de trois icefields^ et quoique
absolument renfermés, nous pouvions nous tourner en
toute liberté et nous croire à l'abri d'un danger immédiat;
mais les coins des glaçons protecteurs furent bientôt em-
portés, notre petit havre se rétrécit peu à peu, et conster-
nés, à bout d'espoir, nous écoutions les grincements, les
craquements horribles de la glace, nous en suivions les
progrès avec terreur; elle approchait, elle touchait le
navire. ^
Il gémit comme un mourant dans sa dernière agonie ,
et tremblant dans chacune de ses membrures, depuis les
pommes des mâts jusqu'à la quille, il se tordit et se dé-
battit comme pour échapper â son puissant adversaire ; ses
flancs allaient céder; les rivures du pont se courbèrent
en dessus et les coutures des bordages s'ouvrirent; je le
croyais perdu ce pauvre schooner qui nous avait si bra-
vement portés au milieu de tant de dangers, mais ses mu-
railles étaient solides et ses couples résistants. La glace à
bâbord agissant peu à peu sur ses œuvres vives, détermina
une secousse qui nous fit tous chanceler et souleva le na-
vire; les glaçons s'amassaient, se pressaient toujours; de
leurs débris se formait graduellement un entassement im-
mense autour et au-dessous de nous ; et comme si un mil-
lier d'énormes crics eussent à la fois travaillé sous le
CHAPITRE VII. 89
bâtiment, nous le sentions s'élever doucement au-dessus
de la surface de la mer. Je craignais maintenant qu'il ne
finît par se coucher sur le côté, ou que les masses qui se
dressaient au-dessus de notre accastillage ne vinssent à
s'écrouler» et, retombant sur le pont, ne nous ensevelissent
sous leurs décombres.
Huit mortelles heures se passèrent dans ces angoisses.
A la fin, un changement de marée et de vent mit tin à
l'horrible position ; le monstrueux radeau qui encombrait le
détroit dériva vers l'ouest; le changement de scène, quoique
moins terrible, était magique encore; nous recommencions
à espérer. Quelques petites flaques d'eau se formaient près
de nous sur le champ de glace ; peu à peu le mouvement
s'étendit jusqu'aux blocs qui nous emprisonnaient d'une si
terrible manière ; mais dès que la pression diminua autour
de nous, les débris qui soutenaient l'avant de la goélette
furent précipités à la mer, la proue bascula à sa suite pen-
dant que l'arrière se dressait dans les airs. Nous restâmes
immobiles pendant quelques minutes, puis le grave péril
auquel nous avions été exposée, vint nous menacer encore ;
un vaste champ de glace heurta le bord extérieur de celui
qui nous retenait, se rapprocha peu â peu, et de nouveau
la goélette fut remise à la gêne. Par bonheur cette terrible
torture ne dura pas longtemps, l'ennemi s'éloigna en tour-
nant sur lui-même; la pression cessant instantanément,
le navire retomba dans l'eau en oscillant d'avant en ar-
rière et de droite à gauche, et fut longtemps agité d'un
roulis formidable pendant que la glace, cherchant à re-
trouver son équilibre, plongeait avec bruit dans la mer et
se vautrait près de nous avec une sauvage énergie.
Délivrés enfin du péril le plus immédiat, nous fîmes
tout notre possible pour nous dégager au plus vite des
débris de cet affreux champ de bataille; notre premier soin
fut d'examiner sommairement les avaries du bâtiment : la
cale se remplissait d'eau à vue d'œil, le gouvernail était
90 LA MER LIBRE.
fendu» il avait deux aiguillots cassés; l'étambot était en-
levé et des morceaux de l'étrave et de la quille flottaient
le long du bord ; suivant toutes les probabilités , nous
étions en voie de sombrer; notre premier devoir était de
recourir aux pompes.
Nous restâmes plusieurs heures au milieu des glaces,
torturés par le doute et l'incertitude; nous ne pouvions
manœuvrer qu'avec les plus grandes précautions ; l'état
déplorable du schooner exigeait des ménagements infinis;
il n'aurait pu supporter* de nouveaux chocs. Impossible
d'aller en avant à cause de la banquise ; il était absolument
nécessaire de nous diriger vers le rivage et d'y chercher
un abri. Le gouvernail était hors de service, et nous fûmes
obligés de nous diriger à Taide d'un long espars godillant
à l'arrière.
Le vent soufflait de plus en plus de l'est et dispersait les
glaces autour de nous; quoique par moments nous fus-
sions tout à fait bloqués et même une fois étroitement
pinces , nous parvînmes , en profitant des occasions et des
moindres fissures, à nous glisser en dehors de la ban-
quise, et après vingt heures d'anxiété, nous arrivions
dans une mer relativement ouverte; nous mîmes le cap
sur la baie de Hartstène, où nous pûmes trouver un assez
bon mouillage.
Les avaries du schooner étaient moindres que nous ne
l'avions d'abord pensé; un examen soigneux nous prouva
qu'aucun couple n'avait cassé et que les coutures s'étaient
presque refermées. Une fois assurés que nous ne courions
plus risque de sombrer, je ne gardai que les hommes né-
cessaires à la manœuvre des pompes, et j'envoyai tous les
autres se livrer à un repos dont ils avaient si grand be-
soin; nous étions tous brisés de fatigue.
Le lendemain, on procéda à une inspection encore plus
minutieuse; la coque du bâtiment ne nous paraissait plus
de force à se mesurer avec les glaces, mais en nous risi-
CHAPITRE VII. 91
gnant à vider la cale pendant une heure sur quatre, elle
pouvait encore tenir la mer.
Nous nous hâtâmes de faire toutes les réparations possi-
bles ; il aurait fallu mettre le navire à sec, mais nous n'y
pouvions songer dans l'état actuel des glaces et de la tem-
pérature; le gouvernail ne tenait plus que par un aiguil-
lot, et défiait toutes les réparations possibles.
Pendant que Mac Cormick pansait de son mieux les bles-
sures du pauvre schooner, je me rendis sur la baleinière
à l'île Littleton pour voir ce que la glace était devenue de-
puis notre passage. Il nous fut assez difficile d'atteindre
notre destination par le peu de brise qu'il faisait; mais,
une fois à terre, je vis avec plaisir qu'un assez vaste espace
d'eau libre se montrait le long de la côte jusqu'au cap
Hatherton; à l'ouest et au nord-ouest la banquise parais-
sait encore plus épaisse qu'auparavant. Reconm[iencer les
vaines tentatives des derniers jours eût été une folie in-
signe, même avec un bon vent et un navire solide : il nous
fallait renoncer à cette seule chance de parvenir aux ri-
vages de l'ouest.
Nous fûmes assez surpris de trouver un renne profondé ■
ment endormi sur un lit de glace; la carabine de Dodge
priva l'île désolée de son unique habitant, qui alla peu-
pler notre garde-manger. Jensen et Hans, de leur côté étant
descendus à terre, rencontrèrent une douzaine de ces ani-
maux; ils en tuèrent deux avant que le troupeau alarmé
eût pu gagner la montagne.
Le vent ne se levait pas, mais nous n'avions pas le loisir
de l'attendre, et le lendemain nous repartions de nouveau ;
cependant tous mes efforts pour doubler l'île Littleton
furent vains ; la glace s'était amassée sur ce point. L'air
était très-calme, circonstance des plus alarmantes puisque
la température descendait au-dessous de — 10" G. et que
nous étions en grand danger d'être subitement yelés en
pleine mer; une tempête de neige vint encore ajouter à ce
92 LA MER LIBRE.
péril, mais nous continuâmes toujours notre hasardeuse et
glaciale besogne ; il fallait nous louer à l'aide du cabestan
et du guindeau avec des lignes à baleine et des aussières ;
nous perdions souvent le peu d'avance que nous avions
gagné à grand'peine , et souvent nous étions rudement
pressés entre les glaçons et nous finîmes par nous trouver
de nouveau tout à fait bloqués ; la glace nouvelle se for-
mait rapidement, et je dus m'avouer que la saison de la
navigation était close. Rester vingt-quatre heures de plus
dans la banquise, c'était m'emprisonner volontairement
pour tout l'hiver; aussi après deux jours de fatigues et de
travaux inutiles, je me décidai à retourner en arrière; déjà
la retraite était fort périlleuse, mais dans ces mers polaires
on apprend le courage et la patience. JiC succès couronna
nos efforts, et par une brise favorable nous rentrions dans
la baie de Hartstène; je fis mettre le cap sur un petit groupe
d'îles déchiquetées qui en barrent le fond, et nous fau-
filant à travers une des passes qui les séparent, nous
nous trouvâmes dans une jolie petite anse où l'on jeta
l'ancre.
Le jour suivant, je fis haler le navire encore plus près
du rivage et je l'amarrai aux rochers.
L'équipage avait manœuvré avec un zèle mêlé d'anxieuse
incertitude, et lorsque j'annonçai mon projet d'hiverner
dans ce lieu, mes gens accueillirent cette communication
avec la plus grande joie. Ils avaient cruellement souffert,
et un long repos leur était indispensable ; ils voyaient de-
puis plusieurs jours, et je l'avais lu sur leurs visages avant
de vouloir me l'avouer, qu'il était décidément trop tard
pour cette année; mais certes, si nous eussions encore eu
le moindre espoir de réussir à traverser le détroit, ma
vaillante petite troupe m'aurait suivi dans ces nouvelles
luttes avec son énergie et sa gaieté accoutumées. J'aime
à le dire hautement, pendant ces longues heures de périls
et de peines , ils n'ont jamais tremblé en face du danger ;
CHAPITRE VIL 93
ils ont bravement témoigné de tout ce cpi'un homme de
cœur peut endurer sans se plaindre.
Le lecteur peut comprendre l'amère déception que me
causait l'impossibilité de traverser le détroit. Comme je
l'ai déjà dit, j'avais espéré atteindre la côte occidentale et
y trouver un port entre le 79' et le 80* degré de latitude; je
ne savais que trop combien étaient maintenant compromi-
ses mes chances de succès pour un voyage en traîneau ; de
plus, et c'était ma plus vive douleur, mon pauvre navire
avait tellement souffert, que je ne pensais pas pouvoir re-
nouveler mon entreprise l'année suivante.
CHAPITRE VIII.
Le port Foulke. — Préparatifs pour l'hiver. — Travaux scientifi-
ques. — Notre observatoire. — Le navire jeté sur la côte. — Les
chasseurs. — Nous scions une crique. — La glace nous entoure.
En l'honneur de mon ami feu William Parker Foulke de
Philadelphie, un des premiers avocats et des plus chauds
soutiens de mon entreprise, notre lieu de refuge reçut le
nom de Port Foulke. C'est une petite anse bien abritée de
tous les vents, si ce n'est de celui du sud-ouest, mais nos
récentes aventures ne nous avaient pas appris à redouter ce
dernier, et un groupe d'icebergs, échoués à l'entrée du port,
nous défendait des champs de glace flottante. J'aurais cer-
tainement préféré Fog Inlet (le Havre des Brouillards), où,
sous tous les rapports, nous nous fussions trouvés mieux
que le docteur Kane au Port Rensselaer, et où il n'était
pas probable que les glaces nous eussent retenus beaucoup
plus longtemps qu'au Port Foulke : mais nous n'avions pas
à choisir; nous étions sûrs, du moins, que nous pourrions
de bonne heure sortir de notre prison l'été suivant et que
notre schooner ne courrait pas le risque d'être pris dans
le piège où est resté le navire VAdvance; en outre, le gibier
CHAPITRE VIII. 97
paraissait abondant, et nous n'étions pas gens à dédaigner
cette ressource.
A quinze kilomètres nord-est du cap Alexandre, nos quar-
tiers d'hiver étaient éloignés de ceux du docteur Kane de
trente-six seulement en latitude et de cent cinquante en
contournant les côtes. Port Foulke est une petite crique
bien enfoncée dans une chaîne de rochers escarpés, à l'as-
pect lugubre, aux falaises de syénite d'un brun rouge som-
bre ; au fond de la baie, cette chaîne est interrompue par une
série de terrasses. Elle se termine à une de ses extrémités
par trois petits îlots qui figurent dans mon journal sous le
nom des Trois Jouvenceaux, et qui portent sur ma carte
ceux de Knorr, Radcliffe et Starr.
La glace se referma bientôt derrière nous.
Je m'occupai sans retard de tout organiser pour l'hiver-
nage : navire d'abord, équipage ensuite; sans doute, la
science ne fut pas oubliée, mais il fallait surtout pourvoir
au plus pressé; il y avait fort à faire, heureusement je n'en
étais pas à mon premier voyage arctique.
MM. Sonntag, Radcliffe, Knorr et Starr se chargèrent des
recherches scientifiques qu'il nous était possible d'entre-
prendre. Jensen, Hans et Pierre formèrent le corps spécial
des chasseurs de l'expédition. Sous les ordres de M. Dodge,
une escouade, comprenant la majeure partie de nos hom-
mes, descendit la cargaison dans les canots et la transporta
au rivage, d'où, au moyen d'une grue improvisée, on la dé-
posa sur une des, terrasses inférieures, à trente pieds au-
dessus de la marée haute, dans un magasin construit en
pierres sèches et recouvert de nos vieilles voiles. Cette opé-
ration présenta de graves difficultés : l'eau étant peu pro-
fonde, la berge très-inclinée et la glace trop récente pour
porter un traîneau, il fallut former et entretenir un canal
pour le va-et-vient continuel des bateaux entre le navire et
le rivage!— Mac Cormick et le charpentier, aidés du reste de
bras disponibles, préparaient le schooner pour son longsom-
7
98 LA MER LIBRE.
meil d'hiver : les voiles lurent détachées, les vergues des-
cendues, le haut des mâts bien enveloppé et le pont couvert
d'un toit de planches formant une chambre de huit pieds de
hauteur vers le faite et de six et demi sur les côtés ; une
tenture de papier goudronné en cachait tous les jomts;
quatre fenêtres servaient à la ventilation et permettaient à
la lumière d'entrer aussi longtemps qu'elle le pourrait.
Entre les ponts, la besogne ne manquait pas : la cale
planchéiée, raclée, lavée à l'eau de chaux, fut convertie
en cabine pour l'équipage; on installa le poêle de la cui-
sine au centre de la pièce, sous la grande écoutille à laquelle
fut adapté un appareil très-simple pour fondre la neige et
la glace ; ce n'était autre chose qu'un long cylindre double
en fer galvanisé et chauffé par la cheminée du fourneau ;
une énorme baril recevait l'eau claire et très-pure qui en
découlait sans cesse : notre fondeuse, comme nous l'appe-
lions, fournissait largement à tous les besoins du bord.
Le l" octobre, tous nos préparatifs furent terminés et
nous pendions avec une certaine solennité la crémaillère
dans nos quartiers d'hiver; le festin fut des plus présen-
tables, assurément : pour relevé de potage, on nous servit
un saumon d'Upernavik, et la table pliait sous le poids d'un
plantureux cuissot de renne , llanqué de gibelottes de lapin
et de pâtés de gibier.
En vérité l'état de notre commissariat aux vivres nous
rassurait contre la venue de l'hiver. Accrochés aux haubans
transformés en étal , une douzaine de rennes attendaient
leur tour, et nombre de lapins et de renards étaient sus-
pendus aux agrès. L'appétit formidable et les estomacs
vigoureux que nous assuraient l'air vivifiant et nos rudes
labeurs, pouvaient se déclarer satisfaits du présent et
confiants dans l'avenir. Nos Nemrods revenaient rarement
bredouilles: ils rencontraient fréquemment des troupeaux de
quinze à cinquante rennes, et Jensen, qui, pendant plu-
sieurs jours , campa sur le terrain de chasse , avait déjà
CHAPITRE VIII. 99
caché, selon la méthode esquimaude, la chair d'une
vingtaine de ces animaux, sans compter tous ceux qu'il
expédiait à bord; moi-même j'en tuai trois dans une heure.
Toutes ces provisions n'étaient pas de trop, et nos chiens y
faisaient de terribles brèches. Nous conformant à l'usage
indigène, nous ne leur donnions à manger que tous les
deux jours , mais les privations et les fatigues du voyage
avaient sans doute accru leur voracité naturelle, et il ne
leur fallait pas moins d'un renne à chaque repas.
Mon journal revient sans cesse, avec une impatience
croissante, sur le vent du nord-est, qui nous harassait
outre mesure pendant cette période. Enfin, je pus rempla-
cer par d'autres majuscules les deux malheureuses initiales
N. E. que je ne me lassais d'inscrire uniformément dans
mon livre de loch ; mais ce fui, hélas ! le seul avantage de
notre changement de situation. Une forte brise du côté op-
posé du rumb fit éclater la glace nouvelle qui s'était for-
mée autour de nous et jeta le schooner à demi fracassé
sur la côte rocheuse; position éminemment désagréable et
dont nous ne pûmes sortir sans beaucoup d'efforts et de
fatigues.
Mais ces débuts de notre hivernage ne doivent pas me
faire oublier notre astronome et son petit corps d'armée.
Entre l'officier de service et M. Sonntag s'était établie une
lutte incessante d'intérêts rivaux : tandis que l'un s'éver-
tuait à mettre le bord sur un bon pied et à faire bien gar-
nir le garde-nianger, l'autre tâchait de lui subtiliser le plus
d'hommes possible pour aider à ses préparatifs ; et je dois
avouer que nos matelots accouraient avec plus d'entrain à
la voix du suivant d'Épicure qu'à celle du disciple de Co-
pernic. Un appel à l'autorité supérieure décidait la question
en faveur de la besogne la plus urgente, et en tenant la
balance aussi équitable que faire se pouvait, entre les né-
cessités de la vie matérielle et celles des labeurs scientifi-
ques, nous parvînmes, tant que le jour dura, à poser avec
100 LA MER LIBRE.
succès les bases d'observations très-délicates , aussi bien
qu'à assurer la santé et le bien-être de l'équipage.
Dès que la glace fut assez forte pour nous porter, nous
procédâmes à l'examen et au sondage de notre baie; pen-
dant ce temps, on construisait un joli petit observatoire
sur la terrasse inférieure, tout près de nos magasins. C'é-
tait une charpente de huit pieds en carré et de sept en
hauteur, tendue de grosse toile recouverte de neige et
doublée à l'intérieur de peaux d'ours et de rennes. Nous
y installâmes notre beau pendule , et Sonntag et Radclifïe
passèrent un mois presque entier à en compter les vibra-
tions : il marchait admirablement. On le remplaça, plus
tard, par le raagnétomètre, monté sur un piédestal aussi
simple qu'ingénieux. Deux barriques défoncées furent po-
sées bout à bout sur le roc solide, et le cylindre ainsi formé
ayant été rempli de... fèves, spules provisions que la gelée
eût encore respectées, on y versa de l'eau en quantité suf-
fisante , et par — 24' ^ C. , nous eûmes une élégante co-
lonne, parfaitement solide et qui nous servit pendant tout
l'hiver, le feu étant rigoureusement exclu de ce sanctuaire
de la science'.
La plupart de nos thermomètres , ceux à alcool surtout,
furent installés sous un abri commode, élevé près de l'ob-
'servatoire : on les examinait heure par heure, à un jour
donné de la semaine , et trois fois par jour dans Tinter-
valle; un autre thermomètre était lîxé à un poteau au-
dessus de la glace ; on en relevait la température toutes
les deux heures. M. Dodge se chargea de mesurer régu-
1. c'est ici le lieu de rappeler que toutes les observations auxquelles don-
nèrent lieu le pendule, le magnétisme et autres branches de la physique
du globe, furent à mon retour adressées à l'institution Smithsonienne à
Washington et soumises au contrôle de M. Charles Schott, ingénieur hydro-
graphe des Élats-Unis, à qui je suis redevable de la plus active et de la
plus utile coopération, tant pour élaborer et discuter mes matériaux, que
pour préparer leur publication dans les Contributions Smithsoniennes, re-
cueil auquel je dois renvoyer le lecteur. (H.)
CHAPITRE VIII. 101
lièrement l'épaisseur de la couche qui recouvrait la mer,
et le télescope fut monté à côté du navire, sous une coupole
fabriquée d'éclats de glace et de neige.
Mais le vent ne nous laissait aucun repos ; il tourna en-
core au sud, fondit et brisa la glace et nous poussa sur les
rochers ; une seconde fois il fallut scier un bassin pour le
schooner et l'y haler à force de bras , opération d'une lon-
gueur et d'une difficulté inouïes. La glace était pourrie
et tellement endommagée par la pression qu'elle cédait
sous nos pieds; peu d'entre nous échappèrent à une im-
mersion plus ou moins prolongée ; mais les secours ne
manquaient pas et ces désagréables accidents n'eurent au-
cune suite fâcheuse.
La situation du bâtiment était assurément fort inquié-
tante, désespérée même dans l'esprit de quelques-uns ;
mais ce grave souci , non plus que nos plongeons répétés
lorsque la glace se brisait sous nos pieds, ne pouvait rien
sur l'inaltérable bonne humeur de tous. Je dois cependant
en excepter deux individus possédés d'un sérieux vrai-
ment burlesque qui ne les mettait guère en état de nous
rendre de bons services. L'un d'eux, avec le plus grand sé-
rieux et une somme énorme d'énergie mal dirigée, se mit
un jour à découper à la hache mon meilleur grelin de
neuf pouces, qui ne faisait mal à personne; tandis que
l'autre, également solennel , cassait mes rames en repous-
sant des éclats de glace qui ne nous gênaient en rien. Seul
avec son courage, et armé d'un mât à mesurer les marées,
instrument qui avait coûté deux jours de travail à Mac Gor-
mick, il s'efforça d'éloigner le schooner des rochers qui le
menaçaient de leur voisinage. Le malheureux n'échappa à
la juste colère de l'officier de manœuvres qu'en se préci-
pitant dans la mer à la suite des débris qu'il avait faits. Il
se débattait dans l'eau glacée pendant qu'on le consolait en
lui criant que les crustacés auraient à préparer un beau
squelette pour la collection du commandant. I^a tempéra-
102 LA MER LIBRE.
tiire heureusement ne dépassait guère le point de congéla-
tion, et l'aventure finit sans autre résultat qu'une légère
pleurésie pour un des sauveteurs et quelques accès de
rhumatisme pour le destructeur de mes rames.
Le succès vint enfin couronner nos efforts et mettre
un terme à nos longues anxiétés pour le navire; une fois
de plus il fut en sûreté. Le vent tomba complètement, le
thermomètre descendit à 21" ^ G. au-dessous de zéro, et
la glace, maintenant épaisse et solide, nous protégea dé-
sormais contre le retour de semblables dangers; nous pou-
vions courir sans crainte sur la baie. Jensen et Pierre
avaient déjà fabriqué les harnais pour les chiens, et, le
jour même, je fis ma première promenade en traîneau;
mes coursiers se trouvaient dans les meilleures conditions
de force et de santé ; impossible de voir un plus bel atte-
lage, et je n'étais pas moins satisfait de l'habileté de son
conducteur Jensen. Un entrain général était à l'ordre du
jour; la glace étant désormais bien scellée au rivage, l'en-
tretien d'un canal pour les embarcations devenait inutile,
et, profitant de la libre communication avec la terre, les
chasseurs se mettaient allègrement en campagne dès les
premières heures du matin.
Le jour suivant, les grelins au moyen desquels nous
étions amarrés furent enlevés avec précaution et posés sur
des blocs de glace ; nous nous taillâmes dans cet albâtre
polaire un escalier descendant du pont à la plaine gelée,
et une épaisse chute de neige nous fournit les matériaux
d'un mur dont nous entourâmes le bâtiment pour le pré-
server du vent et des froids excessifs. Les attelages étaient
incessamment occupés à recueillir les rennes qu'on avait
cachés en divers endroits, et lorsque tout fut rapporté à
bord , nous pûmes regarder avec un certain contentement
notre provision d'excellentes viandes fraîches.
Le schooner dormait chaudement couché dans son ber-
ceau de glace, et il n'était plus besoin de service de bord;
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CHAPITRE VIII. 103
le quart de terre, un officier et un matelot, suffisçiit ample-
ment ; la journée ordinaire qui commence à minuit, rem-
plaça la journée de mer qui commence à midi ; nous
franchissions la ligne qui sépare la lumière de l'été de
la sombre obscurité du long hiver polaire; et nous nous
préparâmes bravement à cette lutte contre les ténèbres,
en hommes résolus à leur opposer une énergie à toute
épreuve et une bonne humeur inaltérable. Le caractère
personnel de mes associés était d'un bon augure pour
l'avenir : il présentait des nuances assez différentes pour
bannir l'uniformité de nos relations quotidiennes , et ce-
pendant leur union, leur esprit de corps me garantissaient
la durée de cette parfaite harmonie qui résulte du con-
sciencieux accomplissement du devoir de chacun.
Le 15 octobre, le soleil disparaissait pour quatre longs
mois derrière les collines méridionales; nous ne pûmes
parler d'autre chose le soir, et je lisais facilement sur les
traits de mes compagnons que leurs pensées le suivaient
dans sa course vers le sud. Un voile de tristesse s'abais-
sait sur la table autour de laquelle nous étions groupés ;
pendant les cinq dernières semaines nos soucis et nos
travaux nous avaient laissé à peine remarquer le déclin du
jour; il s'était évanoui lentement, et la morne nuit arctique
qui succédait aux ombres grandissantes , nous faisait
maintenant sentir pour la première fois que nous étions
vraiment seuls dans le désert Polaire.
CHAPITRE IX.
Le coucher du soleil. — Nos attelages. — Le glacier du frère John.
La chasse. —Gisements de tourbe. — Les tombes des Esquimau.x.
— Remarque sur la putréfaction des corps. — Sonntag fait l'as-
cension du glacier. — Hans et Peter. — Les chiens esquimaux.
— Exploration du glacier. — Le jour de naissance de Mac Cor-
mick.
16 octobre.
Le dieu de la lumière repose sous la Croix du Sud; il ne
décrit plus au-dessus des montagnes sa courbe surbaissée ;
mais ses rayons d'or s'attardent sur les hautes cimes et le
jour s'arrête encore comme un amant sur le seuil de la
maison de la bien-aimée. Les étoiles aux doux yeux pâ-
lissent à l'approche de la froide reine des ténèbres; elle
accomplit sa ronde majestueuse dans la nuit solennelle,
ses tresses d'argent balayent les mers et les vagues tour-
mentées se calment, comme un visage souriant touché par
la main de la mort.
L'hiver et les ténèbres s'abaissent graduellement sur
nous ; mais neuf heures de crépuscule par jour nous per-
mettent encore bien des travaux en plein air. Mes arrange-
ments pour la santé et le confort de notre intérieur sont
terminés, mon système de discipline et d'économie do-
CHAPITRE IX. 105
mestique marche à merveille, et j'ai la certitude que les
rouages du petit monde qui gravite autour du schooner
emprisonné, fonctionnent doucement et sans encombre. Je
me sens donc beaucoup plus de liberté et je vais me lan-
cer dans quelques courtes explorations , pendant que le
crépuscule dure encore; aussitôt qu'il m'a été possible,
j'ai mis mes gens à l'œuvre'pour préparer les divers objets
nécessaires à nos campements. Tout est en ordre depuis
quelques jours , mais l'état de la température ne nous a
permis que de courtes absences et nous glissons insensi-
blement dans la nuit.
J'ai fait aujourd'hui une course animée , excitante , et
j'ai bien rempli ma journée. Parti en poste d'assez bonne
heure et conduit par maître Jensen , j'ai remonté un fiord
de dix kilomètres de longueur sur trois à six de largeur,
qui est situé au nord de notre anse, et forme le fond de
la baie de Hartstène. Le départ a été superbe. Un beau
traîneau et douze chiens! Ils sont tous en parfaite santé et
courent comme l'éclair; mon traîneau groënlandais sil-
lonne la glace avec une célérité qui donnerait le vertige
à des nerfs mal exercés. J'ai franchi onze kilomètres en
vingt-huit minutes , sans le moindre temps d'arrêt pour
souffler ! ils ont refait la même route en moins de trente-
trois. Sonntag et moi luttions de vitesse, et je l'ai gagné
de quatre minutes. Ah ! si mes amis de Saratoga ou de
Breeze-pointe pouvaient de loin contempler ces coureurs
d'un nouveau genre ! Point n'est besoin de les éponger
ou de les bouchonner : on les attelle au moyen d'un seul
trait de dimension variable ; les plus longs sont les meil-
leurs, ils ne s'emmêlent pas si facilement; le tirage des
chiens placés sur les côtés en est beaucoup plus direct,
et si vos coursiers vous entraînent sur la glace amincie ,
vos chances d'échapper au plongeon sont en proportion de
la distance qui vous sépare d'eux. Les traits étant ordi-
nairement de même longueur, les chiens courent côte à
106 LA MER LIBRE.
côte, et s'ils sont bien attelés, leurs têtes se trouvent sur
la même ligne droite; les épaules des miens sont juste à
vingt pieds de la partie antérieure des patins. Les animaux
les moins vigoureux sont placés au milieu et l'attelage en-
tier est dirigé à droite ou à gauche suivant le côté où le bout
du fouet touche la neige ou frappe les chefs de file s'ils
n'ont pas tout de suite compris l'avertissement. On saide
bien de la voix, mais ce n'est que sur le fouet qu'on peut
réellement compter, votre influence sur l'attelage étant en
raison directe de la manière dont vous savez le manier. Le
fouet esquimau a toujours quatre pieds de plus que les traits
et se termine par une mince lanière de nerf durci avec
laquelle un habile conducteur fait couler le sang à volonté;
il sait même indiquer d'avance l'endroit où il touchera le
réfractaire. Pendant notre course d'aujourd'hui, Jensen me
montrait un jeune chien qui venait de mettre sa patience
à une rude épreuve : « Vous voyez cette bête, me disait-il
en mauvais anglais; je prends un morceau de son oreille ! »
et comme il parlait encore, le fouet claquait dans l'air, le
nerf s'enroulait autour du petit bout de l'oreille, et l'enle-
vait aussi proprement que l'eût fait un couteau.
Ce fouet n'est autre diose qu'une mince bande de cuir
de phoque non tanné et plus large à son extrémité anté-
rieure ; le jnanche a tout au plus deux pieds et demi ; le
peu de poids de cet instrument le rend très -difficile à
manœuvrer et le mouvement de poignet nécessaire pour
enrouler la courroie autour du but est singulièrement pé-
nible et demande de longs et patients exercices. Ma per-
sévérance a été récompensée, et si le malheur voulait que
j'y fusse contraint, je ne reculerais pas devant la tâche,
mais j'espère n'être pas forcé à utilfser souvent le talent
que je viens d'acquérir !
Entre tous les durs métiers, je n'en connais pas de plus
rude : le fouet doit sans cesse retentir et s'il n'est impi-
toyable, il devient complètement inutile. Les chiens ne sont
CHAPITRE IX. 109
pas longtemps à reconnaître la force ou la faiblesse de leur
conducteur : ils le jugent eu un instant et courent où il
leur plaît dès qu'ils ne sont pas parfaitement assurés que
leur peau est à la merci du maître. Un renard traverse la
glace, — ils trouvent les traces d'un ours, — ils éventent un
phoque ou aperçoivent un oiseau et les voilà franchissant
les neiges amoncelées et les hummocks, dressant leurs
courtes oreilles , relevant en trompette leur queue touffue
et s'élançant comme autant de loups à la poursuite du
gibier. Le fouet tombe sur eux avec une énergie cruelle,
oreilles et queues de s'abaisser, chiens de rentrer dans la
bonne voie, mais malheur à l'homme qui se laisse dé-
border! — Jensen lui-même a failli avoir le dessous, et n'a
pu vaincre leur obstination qu'après avoir arraché un gé-
missement de douleur à presque tous les chiens de l'atte-
lage. Ils couraient après un renard et nous menaient droit
sur la glace nouvelle; le vent renvoyait le fouet à la figure
du conducteur , et ce ne fut qu'en pleine vue du gibier, et
tout près de la glace semée de périls, qu'il parvint à en
avoir raison. Le galop furieux se changea d'abord en trot
irrégulier, et fort à contre-cœur, nos chiens finirent par
s'arrêter tout à fait; ils étaient naturellement de très-mé-
chante humeur; un combat général s'ensuivit et ne cessa
que lorsque Jensen sauta au milieu d'eux et les calma en
frappant violemment à droite et à gauche avec le manche
de son fouet. J'ai eu moi-même à lutter avec ledit atte-
lage, et à mes propres dépens j'ai appris combien ces ani-
maux sont rudes à mener, presque indomptables vraiment.
Une fois maîtrisés, ils obéissent comme un cheval ardent
sous la main qui le comprime, et comme ce noble animal
aussi, ils ont souvent besoin qu'on leur rappelle très -po-
sitivement à qui ils ont affaire.
Désirant essayer mes forces, j'avais voulu faire le tour
du port. Le vent soufflait arrière, et tout allait à merveille;
mais quand il fallut revenir, les chiens ne se trouvèrent
110 LA MER LIBRE.
pas de cet avis : ils ne détestent rien tant que de marclier
vent debout; frais et dispos, ils se sentaient en gaieté et
tout disposés à agir à leur tête : il est probable aussi qu'ils
voulaient fixer leur opinion sur le nouveau conducteur
qui se mêlait de les diriger ; du reste nous étions assez
bons amis, je les caressais souvent, mais ils n'avaient pas
encore éprouvé la force de mon bras.
Après beaucoup de difficultés, je réussis à faire tourner
mes chiens, mais je ne pouvais les retenir dans la voie
que par le constant usage du fouet, et comme trois fois
sur quatre le vent me le renvoyait dans les yeux, il me
fut bientôt impossible de continuer ; la bise me glaçait le
visage, mon bras, peu habitué à un aussi violent exercice,
retomba presque paralysé, la longue courroie du fouet
traînait derrière moi sur la neige. Les chiens ne furent pas
longtemps à s'apercevoir de cet état de choses ; ils re-
gardèrent sournoisement par-dessus leurs épaules, et ne
voyant plus la vengeance suspendue sur leurs têtes ,
s'aventurèrent doucement vers la droite ; leur courage
s'augmentait du silence prolongé de la terrible lanière;
leur vitesse s'accroissait; enfin, se trouvant décidément les
maîtres, ils tournèrent court, dressèrent leurs queues au
vent et se lancèrent du côté opposé, aussi heureux qu'une
bande d'enfants délivrés de l'école, et avec l'entrain sau-
vage d'une douzaine de loups courant après une proie
assurée. Et comme ils sautaient ! comme ils aboyaient !
comme ils s'égayaient de cette liberté imprévue !
Celui-là seul qui, après avoir des heures entières lutté
contre un attelage de chevaux fougueux, a pu trouver quel-
([ue repos pendant que ses indociles coursiers montaient
lentement une âpre et longue côte, celui-là comprendra
la satisfaction avec laquelle je sentis la force me revenir.
Dès que je pus de nouveau brandir mon fouet, je m'arran-
geai de manière à pousser la bande intraitable au milieu
d'un groupe de hummocks et de monceaux de neige qui
CHAPITRE IX. 111
ralentirent un peu sa course ellrénée; puis sautant à terre,
je saisis les montants et enrayai le traîneau ; les pointes
des patins s'enfoncèrent profondément dans la neige. Les
fuyards étaient désormais solidement ancrés ; une applica-
tion vigoureuse du nerf de phoque les convainquit bientôt
des avantages de l'obéissance, et lorsque, après avoir re-
tourné le traîneau, je donnai le signal du départ, ils se
mirent à trotter de l'air le plus humblement soumis,
faisant face au vent sans mot dire , et sans broncher.
Ils se rappelleront cette leçon, et je ne l'oublierai pas
non plus.
Mais je reviens à mon voyage au tiord : ayant atteint
rapidement le fond du golfe , nous eûmes ensuite à fran-
chir, non sans quelque difficulté, les crevasses formées
par la marée , puis un haut rempart de glaces. Devant
nous se trouvait une large et pittoresque vallée enclavée
dans de hauts rochers et terminée par un glacier; au
centre de l'espace qui nous séparait de ce dernier s'étendait
un petit lac de deux kilomètres de longueur, alimenté par
le glacier et les neiges fondues que lui versent en été les
collines environnantes. Il s'écoule dans la mer par une
gorge escarpée et étroite portant des traces évidentes du
fort courant qui y débouche dans la saison du dégel. Les
bords en sont couverts en certains endroits de couches de
tourbe (lits de mousses desséchées et durcies) ; voilà un
supplément bien venu pour notre provision de chauffage ;
nous en avons emporté un spécimen qui brûle parfaite-
ment avec l'addition d'un peu de graisse.
D'après le désir de Sonntag, cette jolie nappe d'eau re-
cevra le nom de lac Alida ; et la vallée porte celui de
Ghester, en souvenir d'un endroit bien cher que j'espère
revoir ; elle a trois kilomètres et demi de long sur près de
deux de large, et çà et là, partout où le vent a balayé la
neige , un gazon lin et serré attire des bandes de rennes.
Plusieurs de leurs troupeaux , comptant en tout une cen-
112 LA MER LIBRE.
taine de télés, paissaient l'herbe desséchée de l'été, et ou-
bliant un moment le but de mon excursion , je ne pus ré-
sister à l'envie d'essayer ma carabine. Jensen et moi tuâmes
chacun deux énormes mâles.
Le glacier, découvert d'abord par le docteur Kane, en
1855, fut visité plus tard par son frère, aide-chirurgien dans
l'expédition envoyée à notre recherche, par les États-Unis ,
sous les ordres du capitaine Hartstène, et reçut du premier
le nom de « Glacier de mon frère John ; » l'équipage se
contente de Frère John tout court; nous l'avions fré-
quemment vu de la baie et du sommet des collines, mais
c'est la première fois que nous en approchions. — Nous
sommes revenus chez nous juste â l'heure du dîner, très-
fatigués et transis. Le thermomètre avait baissé et la bise
soufflait d'autant plus aigre.
Pendant mon absence, Mac Cormick et ses hommes ont
mis nos embarcations en sûreté; une d'elles, jetée sur les
rochers par la violence de la tempête, avait le flanc com-
plètement défoncé; ils l'ont réparée ainsi que son gou-
vernail. Hans et Pierre ont préparé des pièges à renards
et chassé aux lapins.
Les renards blancs et bleus foisonnent, à ce qu'il pa-
raît, sur tout ce littoral; il en est de même des lapins, je
devrais dire des lièvres ; ces derniers animaux sont très-
gros et couverts d'une longue et épaisse fourrure d'un
blanc pur; on en a pris un aujourd'hui qui pesait huit
livres.
17 octobre.
Mac Cormick, chaudronnier en chef, raccommodeur gé-
néral, l'adresse et l'industrie incarnées, vient de me fabri-
quer une chaîne d'arpenteur avec quelques tringles de fer;
au moyen de cette chaîne et du théodolite, il a mesuré la
baie et le port, aidé de Sonntag, Dodge, Radclifiè et Starr,
et malgré l'abaissement de la température, la gaieté de
CHAPITRE IX. 113
ces messieurs a su faire de cette corvée une folâtre partie
de plaisir. Barnura et Mac Donald ont profité de leur jour
de congé pour courir après les rennes ; ils en ont vu qua-
rante-six bien comptés, mais n'ont réussi qu'à les forcer à
déguerpir au plus vite ; ils sont revenus sans un pauvre
renard dans leur carnassière.
Gharley, dédaignant l'attirail des chasseurs, et ambition-
nant la gloire d'un « voyage de découvertes », est allé rôder
de l'autre côté de la baie au-dessus des falaises du Palais
de Cristal *. Il est arrivé à une station abandonnée depuis
longtemps , et n'a trouvé rien de mieux à faire que de dé-
pouiller une tombe de son funèbre dépôt; il m'a rapporté,
bien enveloppée dans sa vareuse, cette précieuse addition
à mes richesses ethnologiques , et la promesse de sem-
blables jours de congé, jointe au verre de grog tradition-
nel , m'assurent la coopération de Gharley à cette branche
de mes études; c'est du reste un solide gaillard, et qui
nous sera fort utile, je l'espère.
Chacun manifeste le zèle le plus louable à grossir mes
trésors, et l'empressement de mes pourvoyeurs a été au-
jourd'hui l'occasion d'une scène assez désagréable. Jensen,
que son long séjour au milieu des naturels a habitué à les
considérer comme des animaux à peine supérieurs à leurs
chiens, a découvert une couple de tombes et en a retiré
deux momies en linceuls de peaux. Il pensait qu'elles fe-
raient très-bien dans mon muséum; malheureusement,
Mme Hans furetait çà et là sur le pont pendant que Jen-
sen montait à bord avec son butin, et reconnaissant à quel-
que morceau de fourrure les restes d'un de ses parents ou
ancêtres, elle entra dans une fureur épouvantable; Jensen
avait beau lui dire que le capitaine était un grand sorcier
et rappellerait les défunts à la vie aussitôt qu'ils auraient
touché la terre d'Amérique , rien ne pouvait la calmer, et
1. Ainsi nommées par le capitaine luglefield , en août 1852.
114 LA MER LIBRE.
le vacarme ne s'apaisa que lorsque je donnai l'ordre de
rendre les deux squelettes à leur couche de pierres.
Les tombes, assez nombreuses autour du port, prouvent
qu'une tribu d'uhe certaine importance résidait dans les
environs à une époque encore peu éloignée. Dispersés çà
et là au hasard de la convenance des survivants, et n'of-
frant aucune unité de forme on d'orientation, ces monceaux
de pierres recouvrent à peine les corps qui leur sont con-
fiés. Morne séjour des trépassés, ces tombeaux sont les
derniers et tristes souvenirs d'une race qui s'éteint.
18 octobre.
Je suis bien récompensé de mon abnégation à l'endroit
des momies ; j'ai gagné le cœur de mes Esquimaux, et
Hans m'a rapporté deux crânes, excellents types de la race
groënlandaise ; il les a ramassés sur les rochers, et per-
sonne ne me les réclame. Les petits crustacés me sont tou-
jours fort utiles : ils m'ont déjà préparé plusieurs sque-
lettes de toutes les variétés d'animaux que nous avons
capturés : la masse des chairs une fois enlevée, la char-
pente osseuse est déposée dans un filet, puis descendue dans
le trou à feu; les petits travailleurs de la mer y pénètrent
par escouades immenses, et en un jour ou deux, au plus,
me nettoient un squelette infiniment mieux que ne le fe -
rait le plus habile préparateur de pièces anatomiques.
On m'a rapporté le corps d'un renne que j'avais blessé
mortellement à la chasse d'hier, et que la fatigue m'avait
forcé d'abandonner. Après en avoir suivi les traces pen-
dant deux kilomètres, on l'a trouvé mort et couché dans
la neige; mais nos hommes se sont fatigués en pure perte,
l'intérieur de l'animal est dans un état de putréfaction assez
avancée , circonstance qui paraît au moins singulière par
cette température de — 24" | G. Le D»- Kane avait observé un
cas semblable, et Jensen m'assure que cela est si peu rare
CHAPITRE IX. 115
à Upernavik, que les Groënlandais ouvrent le renne pour
en retirer les entrailles aussitôt qu'il a rendu le dernier
soupir. Voici , je pense, l'explication de ce fait assez inso-
lite à première vue : la surface de l'animal mort gèle
immédiatement au contact de l'air; il se forme ainsi autour
de lui une couche de glace , corps très-mauvais conducteur
qui bouche les pores et renferme à l'intérieur la chaleur
vitale qui ne peut s'évaporer. Cette chaleur précipite la dé-
composition et engendre des gaz qui pénètrent les tissus et
les rendent impropres à la nourriture de l'homme ; aussi
les cas de putréfaction instantanée , pour ainsi dire , sont
beaucoup plus fréquents pendant les grands froids de l'hi-
ver qu'au milieu de l'été.
19 octobre.
Aujourd'hui une alerte petite bande a visité la vallée de
Chester: Sonntag et Jensen sur un traîneau, Knorr etHans
sur l'autre. Sonntag emportait le théodolite et la chaîne
pour mesurer le glacier; les autres, comme de juste, ont
préféré leurs carabines. Ils ont vu de grands troupeaux de
rennes, mais n'en ont rapporté que trois seulement L'un
d'eux, trophée de M. Knorr, a failli lui coûter cher. Le pau-
VTe animal, blessé dans la vallée, grimpait péniblement
sur trois jambes les rampes escarpées qui la bordent. Knorr,
qui le suivait de près, l'atteignit d'un second coup tiré à
moins de vingt mètres; mais le chasseur et sa victime se
trouvaient en ligne droite, et celle-ci en roulant sur la
pente entraîna son agresseur qui dégringola de roc en roc
au grand effroi des témoins de cette scène. La chronique
ne dit pas par quel miracle notre jeune ami, au lieu d'avoir
les os brisés, en a été quitte pour quelques contusions seu-
lement.
Sonntag a eu aussi son aventure. Parvenu au pied du
Fi ère John^ il 'dut suivre pendant deux milles une étroite
gorge formée d'un côté par le mur de glace , de l'autre par
116 LA MER LIBRE.
le talus de la montagne, avant d'en pouvoir tenter l'as-
cension; il se tailla ensuite un escalier à coups de hache
et réussit à gagner la surface du glacier. Cette surface est
traversée par des crevasses profondes et d'autant plus dan-
gereuses qu'elles sont recouvertes d'une couche de neige :
un de ces ponts fragiles céda sous les pas de M. Sonntag,
et il eût disparu dans l'abîme, si le baromètre qu'il tenait
à la main, n'avait arrêté sa chute en se plaçant en travers
de la fissure, fort étroite heureusement. Inutile de dire que
le baromètre, notre meilleur, hélas ! fut complètement mis
hors de service.
Garl et Christian, mes deux recrues danoises d'Upernavik,
se préparent à la pêche aux phoques, selon la méthode
groënlandaise. De grands filets de lanières de cuir à très-
larges mailles sont maintenus sous la glace dans une po-
sition verticale par de grosses pierres attachées au bord
inférieur; l'innocent animal, nageant à la poursuite d'une
bande de crevettes, ou cherchant dans la voûte qui l'em-
prisonne un trou par lequel il puisse respirer, s'embar-
rasse dans les mailles du filet et ne tarde pas à se noyer.
Au Groenland la pèche de ces amphibies ne se fait guère au-
trement pendant l'hiver, et les chiens en sont les auxiliaires
tout à fait indispensables : ils transportent rapidement
d'un point à un autre leur maître qui visite ses filets et
dépose sur leurs traîneaux le produit de sa chasse. La
glace nouvelle est le principal danger de ces expéditions
toujours très-hasardeuses, et Jensen anime souvent nos
soirées du récit de ses aventures. Une fois, entre autres, la
glace sur laquelle il se trouvait se détacha du rivage et se
mit à flotter vers la grande mer; il était perdu si son ra-
deau de cristal n'eût touché la pointe d'une petite île sur
laquelle il sauta lestement, et où il dut rester sans abri
et sans nourriture jusqu'à ce que la gelée lui eût construit
un nouveau pont. On ne saurait trop admirer le courage
et la témérité des chasseurs groënlandais.
CHAPITRE IX. 119
La bise souffle sans merci; cependant, je suis allé de
l'autre côté du fîord, au village d'Étah, à sept kilomètres au
nord-ouest; la hutte qui m'était familière autrefois, est
maintenant inhabitée ; des vestiges nombreux m'ont montré
toutefois qu'elle n'était pas restée sans maître depuis la
nuit de décembre 1854 : cette nuit que je n'oublierai jamais*.
Tout auprès de la cabane, un renne splendide écartait
d'un pied impatient la neige qui recouvrait la mousse et
l'herbe desséchée et prenait un repas, sinon très- savou-
reux, du moins honnêtement gagné. Je me trouvais sous le
vent et l'approchai sans peine ; il était tout à son affaire, et
il avait l'air si confiant, il soupçonnait si peu qu'un ennemi
pût le chercher dans ces solitudes paisibles, que je sentis
le cœur me manquer, et je dus viser trois fois avant de
faire feu. En dépit de mes hésitations, il est maintenant sus-
pendu aux haubans de la goélette, et j'espère en manger ma
bonne part sans trop de remords de ma cruauté d'aujour-
d'hui.
20 octobre.
Depuis quelques jours j'ai remarqué une sourde rivalité
entre mes deux chasseurs groënlandais, les plus utiles,
Hans et Peter. Ce dernier, Esquimau pur sang au teint foncé,
à la chevelure de jais coupée carrément sur le front, selon
la mode du pays, est un petit hortime, très-honnête, toujours
tenu fort proprement et d'assez bon air; il joint une adresse
merveilleuse à ses talents de chasseur et j'ai là une foule
de petits objets, coupe-papier, cuillers à sel, etc., qu'il
m'a sculptés dans une défense de morse avec beaucoup
1. A la fin de 1854 le D' Hayes et sept hommes du navire l'Advance, blo-
qué dans le port Van Rasselaer, après avoir tenté en vain d'atteindre Uper-
navik en canot, et succombant au retour sous le froid et les privations,
faillirent périr victimes des erhbûches d'une partie des Esquimaux alors
établis à Etah. {Kane'sarcHc explorations, tome I, p. 435-440.) Voir la rela-
tion particulière de cet épisode, publiée par Hayes (An arclic Boat-Joumey
in the autumn of 1854, etc., in-18. Londres, 1860). (Trad.)
120 LA MER LIBRE.
d'art et de goût, sans autres instruments qu'une vieille
lime, un couteau et un morceau de papier sablé. Il s'em-
presse de se rendre utile en toute occasion, et comme je
récompense volontiers le zèle et le travail, il se trouve
aujourd'hui l'heureux possesseur d'un beau costume en
drap pilote et de quelques chemises de flanelle rouge :
toutes choses que Hans ne peut lui pardonner. Il m'est
impossible de montrer la moindre bienveillance à mes
autres Groënlandais, sans rendre Hans très-malheureux; il
n'ose guère murmurer en ma présence, mais il devient bou-
deur et ne veut plus chasser, ou s'arrange de manière à ne
pas trouver de gibier, Hans est la vivante incarnation des
plus mauvais côtés du caractère de sa race. Étrange peuple
que ces Esquimaux, et encore plus intéressants à étudier
que mes chiens, tout en m'étant beaucoup moins utiles. Le
chien obéit au fouet brandi par un poignet énergique; mais
qui réussira jamais à conduire l'animal humain qui répond
au nom d'Esquimau ? C'est un être en quelque sorte négatif
en toutes choses, sauf en une seule : sa très-positive inconsis-
tance comme créature sociale. Au premier abord, il semble-
rait qu'une certaine sociabilité est le fond des rapports mu-
tuels de ces hyperboréens, mais suivez-les de près : ils ne
ferment pas leur porte à leur frère malade, pauvre ou en
détresse, mais jamais ils ne lui offriront spontanément
le secours dont il a besoin ; ils n'ont pas même l'air de se
douter qu'on puisse venir volontairement à l'aide du pro-
chain malheureux. Le chasseur qui a perdu son attelage ou
ses filets, la famille privée de son chef, le prodigue ruiné,
le paresseux même entre librement dans la pauvre hutte
du rude habitant de ces déserts glacés ; il se sert de tout ce
qu'il y trouve, comme s'il était membre de la petite com-
munauté; on ne le repoussera point: mais si, à quelque
distance, un malheureux se débat dans les angoisses de la
faim, personne ne songera à lui porter le morceau de pho-
que qui lui sauverait la vie. Chacun ne compte que sur soi-
CHAPITRE IX. 121
même, et n'attend pas plus l'assistance du voisin qu'il ne
pense à lui offrir la sienne.
Ce n'est pas par charité que l'Esquimau ne refuse aux né-
cessiteux ni l'abri ni la nourriture; ce n'est pas par bonté
d'âme que le chasseur ne repousse pas l'homme fatigué
qui s'est hissé sur son traîneau pour arriver plus vite à la
hutte éloignée. Non, il le laissera glisser dans la neige,
voire même il y aidera sournoisement si l'occasion s'en
présente, et l'abandonnant loin de tout secours, il con-
tinuera sa route avec la plus grande insouciance, sans
donner une pensée à son hôte de* quelques heures.
Lorsqu'il change de séjour, la famille étrangère qui a
cherché sa protection n'est pas invitée à l'accompagner : si
elle peut le suivre, tant mieux pour elle ; il ne la chassera
pas : l'idiome du pays n'a pas même de mot pour exprimer
un tel acte; mais si ces pauvres diables n'ont pas la force
de faire le voyage, il les laisse à leur malheureux sort
avec le même calme qu'il abandonne le vieux chien usé
par la chasse et le traîneau.
Parmi eux, on ne trouve ni mendiant, ni emprunteur,
ni voleur. Ils ne donnent jamais, mais aussi ils ne se dé-
pouillent point entre eux. — A l'égard de l'homme blanc,
c'est tout autre chose, et ils ne se font aucun scrupule de
lui filouter tout ce qu'ils peuvent atteindre.
Impossible d'imaginer des êtres d'une sensibilité plus
obtuse que ces sauvages; mes chiens montrent plus de
sympathie les uns pour les autres ; ils courent ensemble
le même gibier, et s'ils se mordent souvent, ils redevien-
nent amis aussitôt que leurs dents ont vidé la querelle....
Ces gens-ci ne se battent jamais : un rival les inquiète, un
vieillard décrépit leur est à charge , une femme est soup-
çonnée de sorcellerie, un paresseux n'a pas de chiens et vit
aux dépens des autres.... On vous les harponne en secret,
et tout est dit. — Ils se défont même de leurs propres en -
fants lorsque ceux-ci sont trop nombreux, ou sont affectés
122 LA ^ER LIBRE.
de quelque infirmité qui les rendrait incapables de se suf-
fire, — mais ils n'ont pas l'idée d'en venir ouvertement
aux mains avec leurs ennemis. Telles sont du moins les
habitudes des tribus qui n'ont pas encore été relevées d'un
degré ou deux par l'influence de la civilisation chrétienne
et sur lesquelles n'ont pas été greffées les coutumes guer-
rières des descendants des vieux rois de mer qui, du
neuvième au quatorzième siècle, vécurent et bataillèrent
dans le sud du Groenland.
Avec de tels penchants, ils ne peuvent voir d'un œil fa-
vorable le bonheur d'autrui ; et les sentiments envieux de
Hans contre Peter, mon favori, s'expliquent tout naturelle-
ment. Du reste, quand je ne donnerais à celui-ci que le
strict nécessaire pour couvrir sa nudité, quand j'octroierais
à Hans tout ce qu'il y a de mieux dans le navire, et même
des choses parfaitement inutiles à un Esquimau , sa jalou-
sie et son avidité ne seraient pas satisfaites ; la bienveil-
lance que je témoigne à son rival lui est surtout odieuse ;
il y voit à juste titre la promesse de nouveaux dons.
De plus, Hans a un ménage à lui, et fier de posséder un
échantillon de la moitié féminine de l'humanité , il peut se
croire beaucoup au-dessus de ses trois compagnons. Il a
planté sa tente sous le toit qui abrite le pont , et à demi
enseveli sous des peaux de rennes avec sa femme et son
rejeton, il y mène tout à fait la vie de ses congénères.
Mme Hans , Merkut de son vrai nom , est une petite bou-
lotte pas trop mal chiflbnnée pour une Esquimaude ; elle
est, certainement, non pas la plus jolie, mais la moins laide
de toutes les femmes de race pure que j'ai pu voir; son
teint est même assez clair pour qu'une nuance vermeille
soit visible, sur ses joues, lorsqu'on réussit à lui faire en-
lever avec de l'eau de savon l'épaisse couche de suie
huileuse qui les recouvre ordinairement; mais une telle
débauche de propreté ne se fait pas tous les jours, et quant
à la soumettre de nouveau à une lessive semblable à celle
CHAPITRE IX 123
que les matelots lui infligèrent près du cap York, il est
impossible d'y songer,
Pingasick , le joli mignon , âgé d'environ dix mois , est
aussi présentable que n'importe quel bambin dont le corps
n'a jamais fait connaissance avec l'eau. Il court aussi na-
turellement vers le froid que les petits canetons vers la
mare, et tous les jours se traîne à quatre pattes hors de
la tente paternelle pour rouler sur le pont son petit corps
libre de tout vêtement; sa mère, très-indifférente au froid
et à ce que notre monde civilisé et nos phrases de conven-
tion appellent modestie féminine, n'hésite pas à paraître
dans un costume aussi primitif; du reste, la température
du navire descend rarement au-dessous du point de congé-
lation.
Mes deux autres Esquimaux, Marcus et Jacob, logent
avec cette aimable famille. C'est une paire de garnements
assez comiques et très-différents de Hans et de Peter. Marcus
ne veut pas travailler et Jacob ne le peut pas, étant, comme
Hamlet, prince de Danemark, devenu « gros et court d'ha-
leine ». Leur titre de chasseur est une sinécure. Nous avons
essayé de les utiliser de toutes les manières possibles et
nous avons reconnu, d'un commun accord, qu'ils ne sont
bons qu'à amuser l'équipage et à dépecer le gibier, et du
moins ils s'acquittent fort bien de cette dernière besogne,
y trouvant l'occasion de festoyer sans fin, ni trêve ; je n'ai
jamais vu homme ou bête qui en cela pût rivaliser avec
maître Jacob. La quantité de chair qu'il engloutit est vrai-
ment fabuleuse; cuite ou crue, tout y passe. — «Il se
mangerait en trois repas », — déclare le cuisinier avec une
indignation qui frise l'exagération. Le maître d'hôtel pense
le blesser beaucoup en lui décochant une citation de Shake-
speare: il l'appelle un sauvage « à l'estomac sans bornes ».
Les matelots le menacent d'une prochaine ressemblance
avec les animaux dont il se repaît si gloutonnement : une
paire d'andouillers va s'élever sur son front; des poils de
12't LA MER LIBRt:.
lapin vont couvrir sa peau distendue; des plumes d'oi-
seau pousseront sur son dos; ses bras et ses jambes vont
s'aplatir en forme de nageoires; déjà ses dents s'allongent
en défenses ; on aura un beau baril dhuile avant le prin-
temps, etc. Il écoute tout sans mot dire, mais de temps à
autre il lance à ses tourmenteurs une œillade maligne;
il se réserve probablement quelque petite vengeance.
En voilà assez sur mes sujets esquimaux. J'aime mieux
parler du glacier auquel je suis allé faire une nouvelle vi-
site le 21 octobre. Je n'ai pas perdu ma journée. Hans con-
duisait Sonntag, et, comme à l'ordinaire, Jensen me servait
de cocher; nous emmenions Cari et Pierre pour nous aider
là-haut, et, bien que chaque traîneau portât trois per-
sonnes et les instruments nécessaires à nos travaux pro-
jetés, nous arrivions en quarante minutes au pied du
Frère John.
Un service journalier et un léger retranchement dans la
provende quotidienne avaient fait merveille sur mes atte-
lages; presque aussi ardents à la course, ils étaient un
peu moins difficiles à tenir en main.
Jamais éleveur de chevaux ne prit plus de plaisir à sur-
veiller ses écuries, que je n'en trouve à m'occuper de mes
chenils. Nos coursiers, il faut bien le dire, ne sont pas
somptueusement logés , leurs chenils ne consistant qu'en
murailles de neige durcie, élevées à côté du navire ; mais
ils n'y veulent entrer que lorsque la température est très-
basse et la bise encore plus incommode que d'habitude;
ils préfèrent la plaine glacée, où ils dorment pelotonnés
ensemble comme des vers dans un fromage, et presque en-
sevelis sous la neige amoncelée par le vent.
Ce sont de singuliers animaux, vraiment dignes d'étude.
Comme d'autres communautés en quête d'un bon gouver-
ment, ils se divisent en chefs et en sujets, en gouvernants
et en gouvernés. Ces derniers ont les droits qu'ils peuvent
happer," et les gouvernants leur en laissent prendre le moins
CHAPITRE IX. 125
possible, atin de se garantir de toute rébellion et s'assurer
une existence paisible. Bref une communauté de chiens n'a
pas d'autre base que les principes autoritaires les plus gé-
néralement reconnus parmi les hommes. Voyez plutôt : mes
meutes subissent le contrôle d'une grosse brute hargneuse,
armée de formidables dents et revêtue d'un uniforme d'un
rouge sale avec parements couleur tabac. Ousisoak, c'est
le nom du monarque, est doué d'une force énorme, et cha-
cun de ses mouvements prouve qu'il en a pleine con-
science; en un clin d'œil il se fait obéir des plus hardis
de la bande, et semble posséder la faculté d'annihiler
instantanément toute conspiration , cabale ou mauvais des-
sein contre son pesant pouvoir. Ses sujets le détestent,
mais malheur à eux s'ils essayaient de se révolter! la
vengeance tomberait sans fin ni trêve sur leurs têtes cou-
pables. Seul, un énorme chien, au pelage noir, au col-
lier blanc, Karsuk, ainsi nommé à cause de sa couleur,
ose parfois se mesurer avec le tyran, mais, moins alerte
et moins intelligent , il sort toujours vaincu de ces longs
duels, et ses infortunés partisans sont punis l'un après
l'autre par l'impitoyable habit rouge. Sous les harnais
Ousisoak prend la gauche du tr^imeau , Karsuk se place à
la droite.
11 y a un autre puissant animal, qui répond au nom
d'Érèbe et gouverne l'attelage de Sonntag comme Ousisoak
gouverne le mien. 11 ne craint pas Karsuk, mais n'a jamais
maille à partir avec mon chef de meute, sans grands
dommages pour sa peau et celle de ses compagnons. Ces
luttes se renouvellent souvent, et Ousisoak combat de toute
la force de ses puissantes mâchoires pour se maintenir au
pouvoir; tout cela à mon avantage, car si, par malheur, il
était un jour vaincu par ses rivaux, il s'exilerait des lieux
témoins de sa honte , pour mourir bientôt de fainéantise et
de douleur. Et que d'anarchie alors! Combien de san-
glantes querelles entre Érèbe et Karsuk avant que l'un des
126 LA MER LIBRE.
compétiteurs soit contraint de reconnaître la supériorité de
l'autre !
Ousisoak a, du reste, de ces faiblesses qui ne déparent
pas la grandeur; il est sentimental, et s'est choisi une
compagne qui partage la splendeur de son règne, le con-
sole de ses chagrins et lèche ses blessures quand il revient
tout sanglant de ses glorieux tournois. Arkadik , sa bien-
aimée, son idole, se place toujours à ses côtés; elle court
près de lui dans l'attelage et combat à sa suite avec plus
d'acharnement que ses autres soldats. En retour, elle fait à
peu près tout ce qu'elle veut, elle enlève de la bouche au-
guste de son époux l'os qu'il est en train de dévorer, et il
le lui abandonne avec une grimace des plus comiques; sou-
vent, très-aflamé lui-même, il trotte après elle, et lorsqu'il
pense qu'elle a suffisamment pris sa part du festin, il fait
entendre un grognement sourd ; elle laisse alors tomber le
morceau sans murmure. Quand on leur jette leur pitance et
que le vieux monarque se trouve de méchante humeur, il
pose sur le morceau de renne ses pattes antérieures et le
dévore à belles dents, tout en grondant comme un loup :
les autres chiens n'osent approcher jusqu'à ce que Sa Ma-
jesté soit rassasiée ; la reine Arkadik elle-même ne se ha-
sarderait pas à aborder de face son époux, mais elle se
glisse à côté de lui, faufile son museau entre ses pattes de
devant et prend ainsi « sa part de royauté ».
J'aurai sans doute l'occasion de revenir plus tard à mes
chiens ; la soirée s'avance, et je dois dire quelques mots du
glacier de mon Frère John.
La partie de ce glacier qui regarde la vallée forme un
mur légèrement convexe d'environ deux kilomètres de large
sur trente-trois mètres de haut. Comme les icebergs, il
présente une surface très-irrégulière, fracturée en tous
sens et dégradée sur de longues lignes verticales par les
eaux qui en découlent en été; les mêmes traces, mais beau-
coup moins marquées, se montraient horizontalement en
CHAPITRE IX. 129
certains endroits et paraissaient se conformer à la cour-
bure de la vallée sur laquelle repose le glacier. En arrière
de cette paroi , la pente est tout à fait abrupte sur une
centaine de pieds, après quoi elle diminue rapidement,
jusqu'à n'avoir plus que six degrés d'inclinaison, et va se
perdre au loin dans la mer de glace qui couvre la terre du
côté de l'orient.
L'approche du glacier est défendue par une sorte de
rempart formé des débris qui s'en séparent de temps à
autre; quelques-uns de ces blocs de cristal diaphane ont
plusieurs pieds de diamètre ; pendant que nous les regar-
dions, une lourde masse, suivie d'une immense grêle de
tous petits fragments , se détacha du mur et vint tomber
avec fracas sur le sol de la vallée. La surface du glacier
présente une légère courbe relevée vers les côtés ; là ses
parois ne sont pas adhérentes à celles de la montagne ; elles
en sont séparées par une gorge étroite, ou profonde ravine,
encombrée en plusieurs endroits par les débris rocheux qui
ont roulé des falaises escarpées ou par les blocs de glace
tombés du Frère John. Parfois, le glacier lui-même, en s'é-
tendant, a repoussé des amas confus de rochers sur la pente
de la colline opposée.
Il n'était pas très-facile de marcher dans cette gorge si-
nueuse; la croûte de neige à peine gelée s'effondrait sous
notre poids, et nos jambes se déchiraient aux arêtes des
éclats de rocher, ou aux glaçons presque aussi aigus ; au
bout de trois kilomètres et demi , nous taillâmes des mar-
ches dans la glace , comme Sonntag l'avait fait précédem-
ment, et nous réussîmes à atteindre le sommet de la
paroi.
Nous étions maintenant sur le dos du glacier, mais nous
n'avançâmes vers le centre qu'avec une prudente lenteur,
redoutant sans cesse qu'une fissure s'ouvrît sous nos pas
et nous engloutît entre ses froides murailles de fer. Nous
atteignîmes enfin une plaine de glace claire et transparente
9
130 LA MER LIBRE.
parfaitement unie et un peu inclinée. Notre course d'au-
jourd'hui avait surtout pour but la solution d'un problème
des plus intéressants : le glacier raarche-t-il ? Nous le sau-
rons dans quelques mois.
Nous nous sommes conformés à la méthode très-simple
et très-facile employée en Suisse par le professeur Agas-
siz • après avoir placé deux bâtons sur l'axe du glacier et
soigneusement mesuré la distance qui les séparait, j'en ai
fait planter deux autres, à égale distance des premiers et du
bord du glacier; puis, au moyen du théodolite, nous avons
successivement relié par des angles tous ces jalons les uns
avec les autres d'abord, et ensuite avec des objets fixes,
sur les flancs de la montagne. Ces angles seront de nou-
veau mesurés au printemps , et je saurai ainsi si le gla-
cier se meut ou non, et quelle est la vitesse de son mou-
vement.
Aujourd'hui , comme du reste toutes les fois que nous
avons dû faire des opérations demandant beaucoup de soin
et de patience, l'inexorable bise qui nous assiège ne nous a
laissé aucun repos. La température ne nous inquiéterait
guère, et le thermomètre a beau marquer quinze ou vingt
degrés de congélation, nous y sommes faits maintenant;
mais le vent est un sérieux obstacle , surtout quand la na-
ture de nos travaux nous force à rester longtemps immo-
biles dans le même lieu, et le froid rend le maniement de
nos instruments doublement pénible. Nous avons dû les re-
couvrir en partie de peau de daim pour épargner à nos
doigts de douloureuses brûlures^ nom très-significatif qui
nous sert à désigner les moins graves des accidents pro-
duits par la rigueur du froid.
Je compte retourner demain au glacier et l'étudier moins
sommairement.
Pendant mon absence, les chasseurs se sont fort distin-
gués : Barnum a tué six rennes, Hans neuf, et Jensen deux;
mais le grand événement du bord est la fête de Mac Cor-
CHAPITRE IX. 131
mick, et nous étions attendus avec impatience au ban(|uet
somptueux qui réunissait tous les officiers.
J'ai établi comme règle générale que nos jours de nais-
sance seront célébrés avec toute la pompe que permettra
l'état de nos ressources , et à son anniversaire le héros de
la fête peut réclamer ce que j'ai de meilleur dans mon
armoire ou dans les cambuses du maître d'hôtel. Je crois
avoir donné là une preuve de quelque sagesse; je ne con-
nais que trop le sombre nuage qui s'avance lentement vers
nous, et tous mes efforts ne suffiront peut-être pas pour
conserver la gaieté de l'équipage. Sous l'étoile polaire aussi
bien qu'à l'équateur, l'homme n'est pas heureux s'il a
l'estomac vide, et il faut qu'il dîne à une heure quelconque
de la journée.
.... Car n'est-il pas un être Carnivore,
Au miel des fleurs, aux larmes de l'aurore,
Préférant , pour combler le gouffre abdominal ,
Le sang que boit et la chair que dévore
Le squale hideux ou le tigre royal?
Aussi autour de moi ne dédaigne-t-on un quartier sa-
voureux de venaison et on se répète avec une vraie satis-
faction l'ordonnance de saint Paul au doux Timothée :
« Usez d'un peu de vin à cause de l'estomac. »
Celui que nous voulions honorer aujourd'hui avait pris
soin de se fêter lui-même ; de ses propres mains, il a pré-
paré le repas et s'en est acquitté à merveille. Mac Cormick
est un homme vraiment extraordinaire ; ses talents n'ont
point de bornes. Très-intelligent, bien élevé, ayant en lui
des trésors de virile énergie, il a amassé en roulant par le
monde quelques brins de toutes les sciences qui sont sous
le soleil, depuis l'astronomie jusqu'à la cuisine, depuis
la navigation jusqu'à l'art d'exploiter les placers. Philo-
sophe à sa manière, il aime à prendre toutes ses aises
une fois son travail terminé ; mais pendant les heures de
service aucune fatigue, aucun danger ne l'arrête; il possède
132 LA MER LIBRE.
en outre la faculté si éminemment utile de savoir exécuter
lui-même tout ce qu'il commande aux autres , et manie
l'épissoir aussi bien que le sextant; à l'occasion il se fait
matelot, charpentier, forgeron, cuisinier, avec la même
aisance qu'il se montre homme du monde dans la bonne
société.
Hier, j'avais trouvé dans ma cabine une jolie petite carte
d'invitation : M. M'Cormick présentait au commandant les
compliments de la table des officiers et le priait de leur
accorder l'honneur de sa présence le 21 courant à six heures
du soir. Je n'ai pas manqué à l'appel et je retourne dans
ma tanière abasourdi de l'habileté de l'officier de ma-
nœuvres dans cet art qui donna l'immortalité à Lucullus et
la célébrité à Soyer, et très-enchanté de voir officiers et
matelots si bien en train. La carte, illustrée par le crayon
de Radcliffe, était des plus attrayantes pour un homme
affamé et toutes ses promesses ont été tenues. Après le
potage à la jardinière, digne prologue du festin, venait
un saumon bouilli, drapé de la plus blanche des serviettes;
puis arrivèrent successivement le rôti, un cuissot de renne
pesant trente livres, et flanqué d'une brochette de canards-
eiders accompagnés de gelée de groseilles et de marmelade
de pommes ; puis divers plats de légumes frais, un énorme
plumpudding importé de Boston et à demi voilé par les
flammes bleues et onduleuses d'un excellent rhum, un
mince-pie, du blanc-manger, des noix, des raisins secs, des
olives, du fromage yankee, des gâteaux de Boston, du café,
des cigares, que sais-je encore? On avait retiré de dessous
mon cadre du madère et du xérès et une couple de flacons
de vin du Rhin, jusque-là soigneusement cachés'.
La couleur locale était représentée par une mayonnaise de
gibier glacé, coupé cru en tranch'es très-minces, et tout
simplement exposé ensuite à l'air extérieur; bien réussi
du reste, il paraissait aussi croustillant que pouvait le dé-
sirer notre cuisinier, niais je suis obligé d'avouer que nous
CHAPITRE IX. 133
ne sûmes pas en apprécier le mérite. — Au iias de la carte
se lisaient ces mots : « Knorr tiendra l'archet. Les officiers
chanteront en chœur :
Nous ne rentrerons pas avant l'aube.
Toutes les scies sont permises, excepté celle de « Joé Miller»
qu'il est défendu d'employer sous peine d'avoir à nettoyer
le trou à feu pour le reste de la nuit. »
Il y a deux heures que je suis retourné dans ma cabine,
les laissant se livrer sans contrainte aux amusements de la
soirée. Ils s'en donnent à cœur joie. L'équipage tout en-
tier se sent, comme autrefois Tam o'Shanter,
Vainqueur de tous les maux de la vie,
et je veux espérer à sa gloire que ce n'est pas par la même
cause. Les matelots terminent la fête par une danse légère,
à laquelle ils ont forcé Marcus et Jacob de prendre part,
pendant que les officiers, en vrais yankees, font des dis-
cours. Au moment de m'endormir j'entends proposer un
toast a la Grande Ourse!...
CHAPITRE X.
Voyage au glacier. — Le premier campement. — Escalade du gla-
cier. — Description de sa surface. — Terrible tempête. — Froid
excessif. — Dangers de notre positioji. — Le clair de lune.
Il ne faisait plus jour, même à l'heure de midi; cepen-
dant l'obscurité ne nous enveloppait pas encore, et, la
pleine lune ajoutant sa clarté à celle du crépuscule arcti-
que, je songeai à exécuter mon projet d'une longue ex-
cursion sur le glacier. — Les rafales du vent s'étaient un
peu calmées, et la réussite de ce petit voyage paraissait
plus que probable.
Quant aux grandes explorations vers le nord, impossible
d'y penser déjà. Si bien emprisonnés que nous fussions
au fond de la baie de Hartstène, l'eau n'était pas gelée au
large, et les vagues de la mer se brisaient encore sur le
cap Alexandre et sur le cap Ohlsen. Évidemment, un vaste
espace se trouvait libre à l'ouverture du détroit et s'éten-
dait jusqu'aux « eaux du Nord ». Quand le vent soufflait
de ce côté, il fendait et brisait la glace jusque dans l'inté-
rieur de notre baie, pour la repousser ensuite vers la mer
aussitôt qu'il portait vers l'est.
Du reste, l'eau serait prise partout que je n'oserais m'a-
CHAPITRE X. 135
venturer pendant l'automne à courir la mer en traîneau.
Dans ces parages où elle se forme de bonne heure, la
glace n'est jamais complètement raffermie avant que la
longue nuit polaire soit tout à fait tombée; alors les
voyages sont non-seulement tros-difticiles, mais causent
aussi des fatigues excessives qui prédisposent le corps à
l'invasion de cette terrible maladie si funeste aux expédi-
tions arctiques, — le scorbut. Tous ceux qui m'ont précédé
dans ces régions disent que la fin du printemps et le com-
mencement de l'été sont les seules époques où l'on puisse
entreprendre une excursion de quelque durée; si ma mé-
moire ne me trompe pas, deux chefs d'expédition tout au
plus se sont hasardés à faire tenter l'aventure en automne,
et ces essais furent aussi désastreux qu'inutiles. Les
iiommes souffrirent encore plus de l'humidité que de l'ex-
trême froid : ils se mouillaient souvent, et, découragés,
exténués, ils devinrent la proie du scorbut dès que les
ténèbres de l'hiver les eurent entourés; et toutes ces peines,
tout ce travail furent en pure perte : au printemps sui-
vant , les dépôts qu'ils avaient établis se trouvèrent pres-
que tous détruits par les ours ou impropres à servir de
nourriture.
Sur la terre ferme , le cas est tout à fait différent : on
ne court guère risque de se mouiller, et par le froid le
plus vif, je n'ai jamais éprouvé de graves désagréments dans
nos excursions, aussi longtemps que j'ai pu garantir ma
petite troupe de l'humidité. Il est impossible, du reste,
de s'en défendre entièrement, et ce n'est pas la moindre
des difficultés que rencontre le voyageur dans ces loin-
taines entreprises ; même par les plus basses températu-
res, il ne peut éviter que ses habits et sa couche de four-
rures n'en soient plus ou moins imprégnés, la chaleur de
son corps faisant fondre la neige sur laquelle il s'étend
pour dormir.
Tout le monde voulait être de ce premier voyage : j'a-
CHAPITRE X. 139
divertissante en soi , peut avoir parfois quelque côté
agréable, mais notre installation fut, certes, la plus
triste qu'il soit possible de voir. Le thermomètre marquait
— 24<* C. , et nous n'avions d'autre feu que celui de la
lampe sur laquelle mijotait le hachis de gibier et chauf-
fait le café qui composaient notre repas du soir. Personne
ne put dormir. Notre tente était plantée sur le talus de la
colline, au-dessus d'un amas de pierres, lit le plus doux
que nous eussions réussi à trouver. Nous la démontâmes
au clair de lune pour continuer notre route.
J'ai déjà décrit la gorge sauvage où il nous fallait péni-
blement cheminer avant d'arriver à l'endroit où Sonntag
et moi avions pu escalader le glacier. Le traîneau était
sans cesse arrêté court par les roches et les blocs de
glace, et nos hommes durent l'alléger en prenant sur
leurs épaules les vivres et les divers objets qui en for-
maient le chargement. Parvenus enfin à notre escalier de
la veille, nous nous préparâmes à en entreprendre l'as-
cension.
La petite vallée où nous nous trouvions est des plus
pittoresques; elle est de forme iriangulaire et un lac
en occupe le centre ; le Frère John s'élevait â notre gau-
che ; à notre droite, un petit fleuve de glace sortait d'une
gorge profonde et courait au lac après avoir contourné
un immense pilier de grès rouge qui se dressait devant
nous, île de pierre au milieu d'une mer de glace. Je com-
mençai les travaux scientifiques qui étaient le but de notre
eicursion par l'étude du lac lui-même. A la fin de la sai
son du dégel il était rempli jusqu'aux bords et, dès les pre-
miers froids, une épaisse couche de glace le recouvrit en
entier; puis l'eau s'écoula peu à peu, laissant cette pe-
sante voûte sans autre appui que les rochers qui lui ser-
vaient d'arcs-boutants ; aussi elle s'affaissait sous son pro-
pre poids, et telle était la pression exercée par cette table
immense de son centre à ses bords, que par une tempéra-
CHAPITRE X. 139
divertissante en soi , peut avoir parfois quelque côté
agréable, mais notre installation fut, certes, la plus
triste qu'il soit possible de voir. Le thermomètre marquait
— 24® C. , et nous n'avions d'autre feu que celui de la
lampe sur laquelle mijotait le hachis de gibier et chauf-
fait le café qui composaient notre repas du soir. Personne
ne put dormir. Notre tente était plantée sur le talus de la
colline, au-dessus d'un amas de pierres, lit le plus doux
que nous eussions réussi à trouver. Nous la démontâmes
au clair de lune pour continuer notre route.
J'ai déjà décrit la gorge sauvage où il nous fallait péni-
blement cheminer avant d'arriver à l'endroit où Sonntag
et moi avions pu escalader le glacier. Le traîneau était
sans cesse arrêté court par les roches et les blocs de
glace, et nos hommes durent l'alléger en prenant sur
leurs épaules les vivres et les divers objets qui en for-
maient le chargement. Parvenus enfin à notre escalier de
la veille, nous nous préparâmes à en entreprendre l'as-
cension.
La petite vallée où nous nous trouvions est des plus
pittoresques; elle est de forme triangulaire et un lac
en occupe le centre ; le Frère John s'élevait à notre gau-
che ; â notre droite, un petit fleuve de glace sortait d'une
gorge profonde et courait au lac après avoir contourné
un immense pilier de grès rouge qui se dressait devant
nous, île de pierre au milieu d'une mer de glace. Je com-
mençai les travaux scientifiques qui étaient le but de notre
eycursion par l'étude du lac lui-même. A la fin de la sai
son du dégel il était rempli jusqu'aux bords et, dès les pre-
miers froids, une épaisse couche de glace le recouvrit en
entier; puis l'eau s'écoula peu â peu, laissant cette pe-
sante voûte sans autre appui que les rochers qui lui ser-
vaient d'arcs-boutants ; aussi elle s'affaissait sous son pro-
pre poids, et telle était la pression exercée par cette table
immense de son centre à ses bords, que par une tempéra-
140 LA MER LIBRE.
tiire de plusieurs degrés au-dessous de zéro, cette glace de
six pouces d'épaisseur avait été complètement ployée comme
le versoir d'une charrue.
Notre première tentative d'escalade fut arrêtée par un
accident qui pouvait être des plus sérieux : l'éclaireur de la
caravane perdit pied sur une des étroites marches taillées
dans la paroi, et glissant sur la pente escarpée, précipita
à droite et à gauche ceux qui le suivaient et roula avec
eux dans la vallée; par bonheur, ils échappèrent aux rocs
aigus qui jjerraient la neige aux pieds du Frère John.
Nous fûmes plus heureux une seconde fois, et après
avoir hissé le traîneau au moyen d'une corde, nous pour-
suivîmes notre route avec assez peu d'entrain, fatigués que
nous étions des rudes labeurs qui nous avaient pris une
bonne partie de la journée ; la glace était raboteuse, fen-
dillée et à peine recouverte d'un mince tapis de neige. Ma
jîetite troupe tirait péniblement son traîneau et je mar-
chais en avant pour lui tracer le chemin, lorsque le sol se
déroba sous mes pieds et je me sentis brusquement lancé
dans le vide ; mais le bâton que je portais sur l'épaule en
prévision de l'aventure fît son devoir à point nommé et
me soutint au-dessus de la crevasse jusqu'à ce que je
fusse parvenu à grimper sur l'une des arêtes. Comme mon
ami Sonntag, j'avais couru grand risque d'aller étudier de
très-près un intéressant problème, mais je ne fus pas du
tout fâché d'attendre encore quelque temps avant de sa-
voir au juste si les fissures du glacier en traversent toute
l'épaisseur.
L'aspérité des bords de l'immense glacier vient sans
doute de la forme tourmentée du terrain sur lequel ils
s'appuient : à mesure que nous approchions du centre , la
glace devenait plus unie, moins fendillée, et nous pûmes
faire neuf kilomètres avec une sécurité relative; la tente
fut dressée, et après un bon souper de hachis de renne,
de pain et de café , nous nous endormions profondément,
CHAPITRE X. 141
beaucoup trop exténués pour nous préoccuper de la tem-
pérature ; elle était de plusieurs degrés au-dessous de
celle de la nuit précédente.
Notre étape du jour suivant fut de quarante-huit kilo-
mètres; l'inclinaison du glacier, qui jusque-là avait été de
six degrés environ, diminua progressivement jusqu'à deux.
X l'àpre surface de la glace dure et vitreuse succéda une
nappe de neige , épaisse de plus d'un mètre et tellement
compacte, qu'à cette profondeur la pioche ne l'entamait
qu'avec peine. Avec difficulté aussi on cheminait sur cette
couche , superficiellement recouverte d'une croûte légère
([ue le poids du corps brisait à chaque pas.
Le lendemain, nous reprîmes notre route dans les
mêmes conditions de sol et de niveau absolu. Au bout de
quarante-deux kilomètres, mes hommes s'arrêtaient, ha-
rassés de fatigue : le terrible vent d'est nous fouettait le
visage et par — 35" 1/2 C. au-dessous de zéro nous dûmes
chercher un refuge sous notre tente ; il me fallait renon-
cer à continuer mon voyage ; du reste j'en avais atteint le
but principal , et dans aucun cas je n'eusse osé m'aven-
turer beaucoup plus loin à cette dapgereuse époque de
l'année.
Mes compagnons n'étaient pas suffisamment aguerris à
ces affreuses températures; la gelée les avait tous plus ou
moins saisis, et deux hommes surtout m'inquiétaient vive-
ment : leur visîige était enflé et fort douloureux ; ils avaient
les pieds glacés , et un jour de retard les exposait à une
mort certaine. Le thermomètre marquait — 36** C, tan-
dis que, chose à noter, au Port Foulke, il se maintenait à
une douzaine de degrés plus haut.
Mes pauvres camarades ne pouvaient dormir et la souf-
france leur arrachait des plaintes continuelles ; l'un sem-
blait même sur le point de s'abandonner entièrement et
pour le soustraire à la fatale léthargie qui commençait à
le gagner , je dus le pousser hors de la tente et le con-
142 LA MEK LIBRE.
traindre à marcher vigoureusement, en dépit de la tour-
mente.
Les rafales se succédaient toujours plus furieuses ; l'in-
tensité du froid allait s'aggravant, et cependant il nous
fallait rentrer dans la tempête sous peine d'être infailli-
blement gelés. Aucun abri ne s'offrait à nous sur la vaste
plaine glacée : la moindre hésitation pouvait non-seule-
ment être immédiatement fatale à deux de mes compa-
gnons au moins, mais pouvait mettre fin à l'expédition par
la mort de nous tous sans exception.
Nous eûmes beaucoup de mal à enlever la tente et à la
placer sur le traîneau ; la bise soufflait avec rage et nous
empêchait de la rouler de nos mains douloureusement
roidies ; à peine si, chacun à son tour, mes hommes pou-
vaient manier quelques secondes cette toile aussi dure
qu'une planche ; ils souffraient horriblement, et leurs
doigts, sans cesse gelés, devaient être activement frottés,
piles plutôt, pour que l'étincelle de vie, toujours sur le
point de s'éteindre, ne s'évanouît pas sans retour. Je ne
m'arrêtai point à examiner si l'arrimage était fait suivant
les règles de l'art.
Nous étions en effet campés dans une position aussi
sublime que dangereuse. A cinq mille pieds au-dessus du
niveau de la mer , à cent vingt kilomètres de la côte ,
nous nous trouvions au milieu d'un vaste Sahara de glace
dont l'œil ne pouvait mesurer l'étendue. La zone de hautes
terres qui le sépare de l'Océan avait disparu sous l'horizon;
pas une colline, pas un rocher, pas un pli de terrain,
rien n'était en vue, hors notre faible tente, ployant sous
l'ouragan.
La lune descendait lentement dans le ciel , et son
orbe, parfois voilé de fantastiques nuages, nous jetait
ses indécises lueurs à travers les tourbillons de neige
que le vent roulait avec colère dans l'espace sans bornes
et qui passaient sur nous dans leur course effrénée , plus
CHAPITRE X. 143
doux à l'œil que le duvet, mais aussi terribles à nos pau-
vres corps qu'une grêle de flèches aiguës.
Une fuite précipitée était notre seule chance de salut.
Aussi, comme le vaisseau qui s'abandonne à l'ouragan
après lui avoir vaillamment résisté, nous tournâmes le
dos à la tempête, et poussés par son souffle puissant, nous
redescendîmes en toute hâte la pente du glacier.
Nous avions franchi plus de soixante kilomètres et des-
cendu d'environ mille mèires avant que je me hasardasse
à permettre une halte ; la température était remontée de
dix ou douze degrés; la tempête s'apaisait un peu; nous
avions bien gagné quelques heures de repos. Mais il faisait
encore bien froid sous la tente ! Le vent l'ébranlait sans
relâche, et nous avions quelque peine à l'empêcher de
s'envoler au loin.
Le lendemain soir, nous rentrions au Port Foulke, à peu
près sains et saufs, mais très-fatigués. La lune nous avait
éclairé pendant cette dernière partie de notre voyage ; à la
base du glacier l'air était parfaitement calme , et dans la
gorge et dans la vallée, sur le lac Alida, et sur le fiord,
nous avancions au milieu de scènes vraiment féeriques.
Les nuées chargées de neige passaient comme des fantômes
à travers la nuit et cachaient et montraient tour à tour les
crêtes des blanches collines ; ces ombres nous disaient que
l'ouragan hurlait encore là-haut, mais dans notre humble
vallée tout était aussi paisible que dans une caverne vai-
nement assiégée par la tempête ; pas un nuage ne voilait
l'arche immense des cieux. Les douces étoiles, revêtues de
la majesté de la nuit, se miraient sur la surface unie du
petit lac ; le glacier reflétait les pâles rayons de la lune,
et les noires falaises versaient leurs grandes ombres sur la
mer de lumière qui inondait la vallée. Les caps aux cimes
déchirées se découpaient sur le fond éblouissant du tlord
parsemé d'îles; la glace qui emprisonnait ses vagues s'é-
tendait à travers la baie jusqu'aux limites visuelles de
144
LA MER LIBRE.
l'Océan lointain. A l'horizon se prolilaient vaguement les
hautes montagnes blanches de la côte occidentale du dé-
troit et sur la mer flottait une lourde nuée de vapeurs ;
poussée lentement par la bise, elle laissait voir peu à
peu là forme spectrale d'un iceberg émergeant du fond
d'un noir abîme; une faible aurore boréale frangeait le
sombre manteau des vagues, et, derrière cette masse de
ténèbres impénétrables, dardait parmi les constellations
de soudains jets de lumière, semblables à des flèches de
feu lancées par les créatures d'un autre monde.
CHAPITRE XI.
Résultats importants de notre excursion. — Système de glaciers du
Groenland. — Les glaciers des Alpes. — La marche des glaces.
— Esquisse delà mer de glace du Groenland.
Le voyage raconté dans le chapitre précédent ajouta
beaucoup aux observations que j'avais recueillies autre-
fois; il me donna une idée beaucoup plus nette du système
glaciaire du Groenland. C'est la première tentative réussie
qui ait eu pour but l'intérieur de cette mer de glace..
En 1853, pendant notre séjour au Port Rensselaer,
j'avais atteint, avec M. Wilson, le bord de cette mer à
l'endroit où elle repose derrière h chaîne de collines éle-
vées qui courent parallèlement à l'axe de la presqu'île,
mais je n'étais pas monté sur son plateau et son immen-
sité ne m'avait pas impressionné comme elle le fait main-
tenant. Même après avoir entendu M. lionsall décrire le
grand glacier de Humboldt, même après avoir vu les énor-
mes quantités de glaces qui sont rejetées des régions mé-
ridionales, je ne comprenais pas combien sont immenses
les amoncellements qui couvrent les vallées du Groenland^,
et s'appuient sur les flancs de ses montagnes.
Le Groenland est en ell'et un vaste réservoir d'eau con-
l'j
146 LA MER LIBRE.
gelée. Sur les pentes de ses escarpements, le tlocon de
neige molle est devenu un dur glaçon; il s'accroît d'année
en année et de siècle en siècle ; un large manteau de va-
peur congelée a fini par couvrir complètement la terre,
et de ses vastes plis s'écoulent vers la mer des milliers
de fleuves de cristal.
Les progrès de ce glacier dont la naissance remonte à
l'époque lointaine où le Groenland, baigné de soleil, se
revêtait d'une végétation vigoureuse, est une étude des
plus intéressantes pour le géographe. L'explication de ce
phénomène est de beaucoup simplifiée par les travaux ac-
complis dans les Alpes, lieux bien plus accessibles aux
savants que les solitudes groënlandaises, et qui, tout aussi
bien qu'elles, révèlent les lois de la formation et de la
marche des glaciers.
Il n'entre pas dans le plan de ce livre de discuter les
diverses théories qu'on a émises sur ce grand phénomène
et qui, ainsi que les Alpes européennes pourraient en té-
moigner, ont fait jaillir une source abondante de conclu-
sions opposées. Néanmoins, il ne m'a pas été difficile d'ob-
server sur le grand et vieux lit des glaces du Groenland
les traits physiques qui ont attiré l'attention d'Agassiz , de
Forbes, de Tyndall et d'autres explorateurs moins illus-
tres des glaciers alpins, et je m'estime heureux d'avoir pu
confirmer les déductions de la science par des études faites
sur les lieux. Ce sujet m'intéressait fortement depuis lon-
gues années, et je n'étais pas fâché de pouvoir établir une
comparaison entre la glace des Alpes et celle du Groen-
land. Dans l'immense dépôt sur lequel je marchais, il ne
m'était pas difficile de voir où Scheuchzer a puisé sa théo-
rie de la dilatation^ de Saussure celle du glissement, et les
derniers observateurs, héritiers bénéficiaires des travaux
et des recherches de leurs devanciers, les termes de nwu-
ronent vitreiix, visqueux et di/férenliel.
On se fait généralement des glaces groënlandaises une
CHAPITRE XI. 147
idée très-erronée. Je ne me livrerai pus ici à des discus -
sions approfondies sur leur formation et leur marche ; je
ne veux que constater les faits et établir les comparaisons
indispensables entre les glaciers du Groenland et ceux des
autres parties du monde. J'espère que ces quelques pages
où j'ai résumé une revue générale de la question ne pa-
raîtront pas dépourvues de tout intérêt à ceux qui les
liront. Plus tard, au fur et à mesure que mes observa-
tions personnelles me ramèneront à ce sujet, je pourrai
ajouter à cette esquisse rapide quelques nouveaux détails.
Pour plus de clarté, je prendrai mes exemples dans ces
régions alpines où depuis si longtemps de savants explo-
rateurs ont poursuivi leurs recherches. Un des principaux
est, sans nul doute, M. le chanoine Rendu, évêque d'Anne-
cy. Ce digne et excellent homme, décédé, je crois, vers
1860, fut un zélateur aussi sincère de la science que de
la religion ; une vie entière passée au milieu des roches et
des glaciers des Alpes l'avait familiarisé avec tous les ac-
cidents de la nature dans cette sublime région du merveil-
leux, et c'est avec justice que le professeur ïyndall a pu
dire de lui : « Il possédait un savoir étendu, un raisonne-
ment exact et serré et une puissance d'observation portée
à un degré extraordinaire. » De bonne heure il consacra ses
puissantes facultés intellectuelles , l'énergie de son corps ,
son profond amour de la vérité à l'élucidation des phéno-
mènes naturels avec lesquels il était sans cesse en contact.
.\près plusieurs années de travaux consciencieux, il donna
au monde le résultat de ses investigations systématiques
dans un essai publié dans les mémoires de l'Académie
royale de Chambéry et intitulé : « Théorie des glaciers de
la Savoie. » Les précieux renseignements que j'y trouve
me serviront à démontrer comment la terre arcticiue se
couvre de ses glaces , et comment elle se délivre de leurs
masses surabondantes.
Rendu étudie d'abord l'accumulation des neiges des Al-
I4S . LA MER LIBRE.
])es. Celles qui tombent sur les montagnes se changent
partie en glace, partie en eau qui s'écoule dans les rivières.
Il estime que la glace ainsi formée équivaut à une couche
annuelle de cinquante-huit pouces d'épaisseur, ce qui élè-
verait le Mont-Blanc de quatre cents pieds par siècle, et de
quatre mille en mille ans.
• Il est évident, ajoute-t-il, qu'il n'en est pas ainsi. »
La glace doit donc être enlevée par des causes naturelles,
et l'observation a démontré que le savant prêtre ne se
trompait pas. Rendu s'occupe ensuite de découvrir com-
ment la nature accomplit cette œuvre, et il arrive à la
conclusion fort rationnelle que le glacier et le fleuve sont
deux phénomènes identiques, et que la ressemblance entre
eux est si parfaite qu'il serait difficile de trouver une con-
dition de l'un qui ne s'applique pas à l'autre ; le fleuve
porte à l'Océan les eaux tombées sur les hauteurs, le gla-
cier y pousse le produit congelé des neiges amassées à de
l)lus hauts niveaux.
Et le savant observateur conclut en ces termes :
« La volonté conservatrice du Créateur a établi pour la
permanence de son œuvre la grande loi de circulation
qui, examinée de près, se retrouve partout dans la na-
ture. »
En effet, nous voyons l'éyaporation faire circuler l'eau
dans les couches de l'atmosphère. Du haut des airs elle re-
descend sur la terre en rosée, en pluie et en neige, et du
sol qui l'a reçue elle retourne à l'Océan par les fleuves qui
ont recueilli les petits ruisseaux des collines et des vallées.
Cette loi de la circulation règne, toujours invariable, sur
les sommets glacés des Alpes, sur l'Himalaya gigantesque,
sur les Andes, sur les montagnes de la Norvège et du
Groenland comme dans les régions plus basses et plus chau-
des, dont les rivières i)ortent les eaux vers la mer. Le gla-
cier n'est autre chose qu'un lleuve mouvant d'eau congelée,
cl le système lluvial des zones lorrides et tempérées est
CHAPITRE XL 140
identique au système glaciaire des espaces arctiques et an-
tarctiques.
Nous l'avons dit : une partie de la neige qui tombe sur
les montagnes se transforme en glace, et cette glace n'est
pas immobile, comme on pourrait le croire au premier
abord. Bien que les savants ne s'accordent pas encore sur
les causes de ce mouvement, celui-ci n'en est pas moins
réel. Rendu remarque avec raison :
« Qu'une multitude de faits paraissent démontrer que la
substance même du glacier jouit d'une sorte de ductilité
qui lui permet de se mouler sur la forme des lieux qu'elle
occupe, de s'amincir, de s'enfler ou de se rétrécir comme
une pâte molle. »
Ce qui est vrai dans les gorges des Alpes l'est aussi dans
les vallées du Groenland. Un immense flot congelé se dé-
verse à l'est et à l'ouest par les pentes du plateau central,
et ce que la glace peut gagner en hauteur par les dépôts
d'une saison , est perdu dans la descente continue de cette
masse mobile.
Aucun obstacle, aucun pli du sol n'en arrêtent le mou-
vement; elle se moule sur les colîines, passe à travers
leurs gorges ou franchit leurs sommets. Le torrent glacé
comble les vallées et les met de niveau avec les plus hautes
crêtes; il ne s'arrête pas devant le précipice : cataracte
gigantesque, il bondit dans le vide béant pour atteindre,
n'importe à quel niveau, le sol inférieur. L'hiver, l'été sont
pour lui une même chose; il s'avance toujours, il s'épanche
par toutes les anfractuosités du littoral et se déverse dans
chaque ravin et dans chaque vallée , rongeant ou écrasant
les rocs jusqu'à ce qu'il arrive à la mer. Mais l'Océan
même ne suspend pas sa course : il repousse les eaux et
se faisant à lui-même sa ligne de côtes, il se plie aux
inégalités du fond comme auparavant à celles de la terre
ferme, emplissant les liords et les larges baies, s'étendant
avec la mer, se rétrécissant avec elle, recouvrant les îles
150 LA MER LIBRE.
dans sa marche lente et continue; il ne s'arrête enfin qu'à
plusieurs milles du rivage primitif.
Là, il touche enfin à la limite fixée à sa marche enva-
hissante.
Quand, dans les siècles passés, après avoir descendu les
pentes terrestres, le glacier atteignit la côte, son sommet
dominait de plusieurs centaines de pieds le golfe qu'il de-
vait comhler; lentement, il s'est enfoncé sous la ligne des
eaux et continuant à glisser, il a fini par s'atténuer, par
disparaître , presque tout en entier submergé.
Mais, dans un précédent chapitre, nous avons vu qu'un
bloc de glace d'eau douce flottant dans l'eau salée s'élève
d'un huitième au-dessus de la surface de la mer. Tout écolier
sait que l'eau se dilate en se congelant, et que dans sa
nouvelle forme elle occupe un dixième d'espace en plus
que dans son état fluide; en conséquence, la glace d'eau
douce émerge d'un dixième de son volume lorsqu'elle flotte
dans l'eau douce, mais dans l'eau salée, dont la densité est
de beaucoup supérieure, la proportion de la partie flottante
à la partie immergée n'est plus de un à neuf comme pré-
cédemment, mais bien de un à sept.
Il est donc évident qu'à mesure que !« glacier s'avance
dans l'Océan, l'équilibre naturel de la glace doit se rompre
peu à peu ; la partie avancée de la masse cristallisée s'en-
fonce beaucoup plus que si elle eût été libre de flotter sui-
vant les propriétés acquises par la congélation. Aussitôt
que plus des sept huitièmes sont descendus sous la surface
de la mer, la glace, comme une pomme retenue par la
main dans un seau d'eau, tend à remonter jusqu'à ce
qu'elle ait pris son équilibre naturel.
Qu'on veuille bien se le rappeler , le glacier est un im-
mense courant congelé. Bien que son extrémité antérieure,
captive sous les eaux, tende à s'élever, elle est longtemps
retenue par son adhérence à la masse à laquelle elle appar-
tient et demeure immergée Jusqu'à ce que la force d'équi-
CHAPITRE XI. 151
libre, auirmentant toujours, la fasse éclater en fragments
(|ui remontent aussitôt à leur niveau naturel; ces frag-
ments peuvent être des cubes solides dun kilomètre de
côté ou même davantage. La disruption ne s'accomplit jias
sans un grand tumulte des vagues, et un fracas qu'on en-
tend au loin. Puis la masse dégagée des liens maternels
flotte en liberté sur les eaux; les oscillations que lui avait
imprimées cette soudaine rupture finissent par se calmer,
et le bloc de cristal, s'abandonnant au courant, dérive
avec lenteur vers la haute mer. C'est une montagne de
glace', un iceberg maintenant : le glacier a accompli le rôle
que lui assigne, dans les régions polaires, la grande loi de
la circulation.
La goutte de rosée, distillée sur la feuille du palmier
des tropiques , tombe sur le gazon et reparaît dans le
ruisseau murmurant de la forêt primitive ; elle a coulé
dans la rivière et de la rivière dans l Océan; là elle s'est
évanouie en vapeur, et portée vers les montagnes du Nord
par le vent invisible, elle est devenue un léger flocon de
neige; pénétrée par un rayon, la neige se transforme à
son tour en un petit globule d'eau , la froide 'brise suc-
cédant au soleil, ce globule se change en cristal, et ce
cristal recommence sa course errante pour regagner
l'Océan.
Mais sa marche, autrefois si rapide, est lente mainte-
nant ; dans les flots de la rivière, elle franchissait des
lieues en quelques heures: il lui faudra autant de siècles
avant de faire la même route ; elle se perdait dans la mer
sans bruit et sans secousses, elle ne rejoint maintenant 1»?
monde des eaux qu'au milieu de violentes convulsions.
1. On supposait autreroisque la naissance «les icel)ergs était enlièremeiU
(lue à la force de grarilé, à la rupture des falaises du glacier surplombant sur
la mer. Le docteur Ring, inspecteur du Groenland méridional, a proux»- que
les fragments de glace flottante, ayant cette origine, ne sont janinis de
grande dimension et ont rarement droit au titre* ù'ireh^rqx. (H.)
1^2 LA MER LIHRE.
Ainsi l'iceberj? est le fils du flenve arctique, ce fleuve
est le glacier et le glacier est l'acciimulation des vapeurs
congelées. Nous avons vu ce fleuve se traîner de siècle en
siècle, depuis les lointains escarpements du sol jusqu'à
la mer: nous avons vu la mer en détacher un fragment
énorme et reprendre ce qui lui avait appartenu. Délivré
des entraves dont l'avaient chargé d'innombrables hivers, ce
nouveau-né de l'Océan se précipite avec un bond sauvage ;
l'écume le caresse, les gouttes de cristal recouvrent leur
liberté perdue et s'enfuient avec les vagues riantes vers le
soleil pour recommencer à nouveau leur course à travers
le cycle des âges.
Et cet iceberg est marqué , selon moi, d'une empreinte
plus caractérisée que la grande masse liquide que le frère
tropical des glaciers, le large Amazone, roule à l'Océan du
haut des Andes et des montagnes du Brésil. Solennel,
majestueux et grave , dans le calme et dans la tempête,
l'iceberg flotte sur l'abîme ; les vagues incessantes résonnent
à travers ses arches sonores ou tonnent contre ses murailles*
de diamant. Le matin il s'enveloppe de nuages aussi im-
pénétrables que celui qui voilait le corps gracieux d'Aré-
thuse, le brillant éclat du midi le couvre d'une étincelante
armure d'argent , puis il se revêt des splendides couleurs
du soir, et dans la nuit silencieuse les étoiles se mirent
sur sa surface polie. Pendant l'hiver les neiges , pendant
l'été les mouettes bruyantes, tourbillonnent autour de lui;
les derniers rayons du crépuscule s'attardent sur ses
cimes élevées, et quand les ténèbres vont disparaître, il
reçoit la première lueur de l'aube, et ses coupoles se dorent
aux splendeurs du matin. Les éléments s'unissent pour
rendre hommage à sa beauté immaculée.
Sa voix profonde est portée sur le rivage, et la terre la
répète d'échos en échos sur ses collines retentissantes. Le
soleil à travers le léger voile des cascatelles, ondulant au
souffle des vents d'été, se glisse pour déposer de chaudes
CHAPITRE XT.. 153
caresses sur ses pâles contours. L'arc-en-ciel le ceint de
son écliarpe ; Tair le couronne de guirlandes de molles
vapeurs, çt les eaux qui l'entourent prennent des teintes
d'émeraude et de saphir. Il s'avance sur sa route azurée
à travers les changements des cieux et des saisons , et se
replonge dans les mers profondes aussi lentement qu'il
en est sorti dans les siècles passés. C'est un noble symbole
de la loi éternelle, un monument des évolutions du temps,
plus ancien que les pyramides d'Egypte ou l'obélisque
d' Héliopolis. Bien longtemps avant l'apparition de la race
humaine, le dur cristal d'aujourd'hui était un flocon de
neige ou une goutte de rosée.
Le Frère John^ par lequel j'ai pénétré dans la mer de
glace, est un bel exemple de la croissance et de la marche
que je viens de décrire. Il forme un large fleuve qui a fini
par remplir une vallée de dix-huit kilomètres de longueur;
son front, comme je lai dit plus haut, a près de deux
kilomètres de large et reste encore aujourdhui à trois
kilomètres et demi de la mer. En \bt>\, j'ai repris les
angles et mesures d'octobre 1860, et j'ai pu constater que
le glacier marche à raison de plus da cent pieds par an. Il
lui faudra donc un siècle pour qu'il arrive à la bai&; et
comme l'eau profonde se trouve à onze kilomètres du
rivage, cinq cents ans s'écouleront avant qu'il enfante un
iceberg de quelque importance. Le mouvement de ce gla-
cier est beaucoup plus rapide que celui de plusieurs autres
que j'ai pu explorer. Depuis le Frère John, les rives de la
mer de glace sont échancrées par les hautes collines de
Port Foulke et descendent à l'Océan par un glacier au-
dessus du cap Alexandre. Sa paroi maritime a une lar-
geur de trois kilomètres et demi , et se débarrasse déjà de
«luelques petits icebergs. Puis après avoir de son bras
gigantesque entouré le cap Alexandre, la mer de glace
atteint encore les eaux au sud du promontoire, et con-
tinuant vers le midi par une succession de vastes courbes
154
LA MER LIBRE.
irrégulières, jette ses fleuves congelés dans cliarfue ravin
de la côte groënlandaise, depuis l'orée du détroit de Sniilli
jusqu'au cap Farewell, et sur la face qui regarde le Spitz-
berg, du cap Farewell aux régions les plus reculées qu'on
ait jamais reconnues. Au nord du glacier de mon Frère
John, elle s'infléchit en larges courbes, derrière les hau-
teurs du littoral , et vis-à-vis le Port Rensselaer , elle se
maintient à une distance de quatre-vingt-dix à cent dix
kilomètres du rivage, ainsi que je l'ai constaté avec M. Wil-
son. Dans cette direction, elle atteint le détroit de Smith
par le grand glacier de Humboldt, auquel on donne une lar-
geur de cent dix kilomètres; au delà, elle recouvre la terre
Washington et s'étend au loin dans les régions inconnues.
CHAPITRE XII.
Ma cabine. — Sonntag mesure le glacier. — Le scorbut. — Danger
de manger de la neige. — Knorr et Starr. — Les morsures de la
gelée. — Nos Esquimaux, Hans, Peter et Jacob. — Le charbon. —
Les feux. — Confort de nos quartiers d'hiver. — Notre maison sur
le pont. — Le temps devient plus doux. — Mme Hans. — John
Williams, le cuisinier. — Une soirée agréable.
Après qu'un bon sommeil m'eut presque entièrement
remis des fatigues de notre excursion, je revins à mon
journal.
28 octobre.
Que je suis heureux de me retrouver chez moi! Je ne
savais pas jusqu'ici quelle charmante et délicieuse retraite
je possède au milieu des solitudes boréales : je ne connais-
sais pas mon bonheur, mais cinq jours sur le glacier
et quatre nuits sous la tente m'ont appris à sentir tout
ce que vaut ma petite chambre ; je la regardais aupara-
vant comme une triste et obscure cellule , tout au plus
digne d'un condamné , aujourd'hui elle est pour moi « le
refuge du voyageur lassé, l'oasis du désert, le port dans la
tempête. » La tremblotante lueur de ma lampe, qui hier
156 LA MER LIBRE.
au soir nous servait de phare pendant que nous nous traî-
nions sur la plaine glacée, n'était pas moins chère à mon
cœur qu'à celui du sensible Ossian les « brillants rayons
dUU-Erin aux beaux yeux ».
Jamais je n'avais remarqué la nuance éblouissante des
rideaux qui retombent autour de mon cadre étroit, cou-
chette la nuit, ottomane splendide le jour; les peaux
d'ours et de loups qui la recouvrent et s'étendent partout
sous mes ])ieds me semblent un luxe phénoménal; mon
humble lampe qui donne par accès une flamme maladive
me semble maintenant une lumière sidérale; la petite
pendule 'dont le tic-tac monotone m'a agacé si souvent est
aujourd'hui pour moi la plus délicieuse des musiques. Mes
chers vieux livres, qui ont tant souffert du voyage, je les
retrouve comme des amis longtemps perdus, et les gravures
qui tapissent les cloisons me sourient avec leur sympa-
thique bonté. Rouleaux de cartes, dessins commencés,
bouquins de toutes sortes, volumes dépareillés de l'Ency-
clopédie à deux sous et Principes de cuisine de Soyer ,
crayons, baromètres, livres bleus de l'Amirauté contenant
les rapports officiels des expéditions arctiques , cartes des
voyages de tous ces nobles Anglais qui depuis Ross jus-
qu'à Raë ont cherché lès traces de sir John Franklin, tout
ce ramassis de papiers et de cartons qui couvrent le plan-
cher ne me fatiguent plus de leur présence et me parais-
sent ajouter au confort doux et tranquille de mon petit
réduit. Boussole et sextant de poche ont chacun son clou
particulier; carabine, fusil, poire à poudre et gibecière
forment une élégante panoplie et me parlent aussi leur
familier langage. Mon brave et fidèle Sonntag, assis de-
vant la table, lit paisiblement; enveloppé de mes four-
rures, j'écris mon journal sur mes genoux, et lorsque je
compare ces heures de repos avec celles que je viens de
passer au sommet du glacier, que j'écoute la terrible bise
sifflant sur le port et à travers le gréement, que je pense
CHAPITRE XII. 157
combien au dehors il fait froid et sombre, tandis qu'au-
tour de moi tout est brillant et chaud, certes je crois
pouvoir écrire que je suis reconnaissant ! Une fois, du
moins, dans ma vie, je me déclare entièrement satisfait!
Sonntag et Mac Cormiciv m'ont rendu un compte détaillé
de tout ce qui s'est passé en mon absence. Jensen m'a
parlé de ses chasses, j'ai dîné avec les ofticiers, et à
bord «tout est joyeux comme les cloches un jour de ma-
riage ».
Ma petite troupe est un peu reposée et quelques-uns se-
raient prêts à recommencer; mais ceux qui ont été pinces
par la gelée font assez triste mine, et les quolibets de
leurs camarades ne peuvent guère les consoler.
Je suis enchanté de voir comme tout a bien marché
pendant mon absence. Sonntag est monté deux fois sur le
glacier, en a terminé la triangulation et a pu dessiner quel-
ques bonnes esquisses. Il a aussi soigneusement mesuré et
calculé les angles d'une ligne jalonnée sur la glace de la
grande baie. C'est une base de 9.00 pieds de développe-
ment dont les coordonnées fixent ainsi les distances de
l'extrémité occidentale de l'île Starr aux points suivants :
Au cap Alexandre, 8 milles marins = 14 kilom. ;
Au cap Isabelle, 31 milles = 56 kilom. ;
Au cap Sabine, 42 milles = 67 kilom.
Mes ordres à l'égard de la chasse sont obéis scrupuleu-
sement et de nombreuses additions ont été faites à une
provision déjà assez respectable. Ceci est pour moi d'une
importance majeure; l'expérience que j'ai acquise dans
mes voyages avec le docteur Kane m'a convaincu que le
scorbut, si fatal aux expéditions polaires , peut toujours
être évité par l'usage de la viande fraîche. Quoique bien
approvisionnés en conserves de viande et en légumes frais,
nous ne pouvons trop varier notre nourriture, et je prends
mes mesures pour me procurer tout le gibier possible :
une escouade de nos meilleurs tireurs est organisée dans
158 LA MER LIBRE.
ce seul but et je ne permets pas qu'on l'emploie à au-
cune autre besogne. Jusqu'à présent ces plans ont par-
faitement réussi, jamais équipage n'eut une plus brillante
santé que celui de notre schooner et je ne suis pas encore
entré dans mes fonctions de médecin du» bord. J'espère
écarter le scorbut et je crois fermement qu'ici, à Port
Foulke , on pourrait vivre une longue suite d'années sans
crainte d'être attaqué par ce terrible fléau de la zone bo-
réale. Je le sais, mes chasseurs ne doivent pas être ma
seule garantie et les dispositions morales sont partout le
meilleur auxiliaire de la santé ; la nourriture la plus re-
cherchée ne défend pas du chagrin, cette gangrène des os,
et, pour ma part, je me sentirais mieux garanti contre le
scorbut par un simple régime d'herbes et de racines assai-
sonnées de joies que par des montagnes de bo^uf bien gras
entourées par la discorde. Dieu merci, tous mes cama-
rades vivent en bonne harmonie ; ils semblent aussi heu-
reux que pleins de robuste santé , et ce sera ma faute s'il
n'en est pas toujours ainsi.
Knorr est chargé de tenir le registre de nos chasses :
voici tout ce qu'on a porté à bord depuis le commence-
ment de l'hivernage : 74 rennes, 21 renards, 12 lièvres, l
phoque, 14 eiders, 8 dovekies ou guiliemots noirs, 6 auks
ou petits pingouins, 1 gelinotte. Les chiens font une assez
forte brèche à nos provisions, mais nous avons encore
trente ou quarante rennes cachés en divers endroits, et
nous saurons les retrouver au moment du besoin.
Mac Cormick est assez souffrant ; la gorge est prise et la
langue enflée. En me quittant sur le glacier pour retourner
à bord, il me semblait fort altéré, et ignorant le mal que
cela pourrait lui faire, il ne trouva rien de plus simple que
de porter à sa bouche une petite poignée de neige : la mu-
(jueuse ne tarda pas à s'enflammer; la soif augmentait à
mesure qu'il essayait de l'apaiser, la respiration s'embar-
rassait, et il revint au navire extrêmement affaibli. C'est
CHAPITRE XII. 159
une bonne lLM;on pour nos hommes; je le dis à mon ma-
lade, qui n'en paraît que médiocrement consolé.
19 octobre.
Je suis allé avec Sonutag relever de nouveaux angles
sur sa ligne d'opérations. Dans cette direction se trouvent
deux icebergs gigantesques que j'ai baptisés les Gémeaux.
lis se dressent avec une majesté grandiose sur le sombre
ciel occidental. Castor lève la tête à 230 pieds au-dessus
de la mer, et son frère, dont les dimensions sont un peu
moins formidables, le dépasse encore de 17 pieds.
Après la partie d'échecs accoutumée, nous avons lon-
guement discuté nos projets : je propose une course au
glacier de Humboldt , et Sonntag une visite au Port Rens-
selaer; il est important que le méridien de ce dernier lieu
soit relié avec celui du Port Foulke. Je me range à son
avis, et il partira après-demain, si le temps le permet,
— locution des moins banales dans ce lieu de tempêtes ; le
crépuscule s'éteint graduellement , mais la lune est encore
dans son plein et pourra éclairer la petite troupe; aujour-
d'hui, à trois heures, la nuit était complètement tombée.
30 octobre.
îSountag est prêt à partir ; il prend des vivres pour sept
jours et emmène deux traîneaux dont Jensen et Hans se-
ront les conducteurs. J'ai évité de m'immiscer dans ses
préparatifs de voyage, mais il me semble que, trop occupé
du confortable, il emporte une foule de choses encom-
i)rantes et presque inutiles : dans ces latitudes-ci , les ex-
plorations sont soumises à des lois très-rigoureuses dont
il n'est guère permis de s'écarter, et il n'y a probable-
ment pas d'autre région au monde où le voyageur doive
moins penser à ce qui peut contribuer à sa satisfaction
loO LA MER LIBRE.
personnelle. A bord, on a toujours une certaine marge,
mais sur les champs de glace et avec les traîneaux il ne
faut se charger que de ce qui est absolument nécessaire à
l'entretien de la vie : pain et viande , et café ou the , au
choix. Pour matelas, on trouvera de la neige partout, et
en fait de couvertures, on emporte juste ce qui suffit pour
vous empêcher de geler tout vivant. On n'aura d'autre feu
((ue celui de la lampe-fourneau, et si le froid devient trop
vif, on a la ressource de marcher et de courir pour se ré-
chauffer. Dans notre excursion au Frère John, je n'avais
pour tout combustible que les trois quarts d'un gallon
d'alcool et trois quarts d'huile, et j'en rapportai même
une assez bonne partie.
J'ai été ce matin visiter mes camarades de l'entre -pont ;
ils sont tous guéris des morsures de la gelée, excepté
maître Christian, dont le nez est encore gros comme son
poing et rouge comme une betterave ; il supporte sans se
fâcher les railleries de ses compagnons. Mon pauvre
Knorr, de son côté, n'est pas beaucoup plus heureux : il
faut le dire, le nez, cet indispensable ornement de notre
visage, est un des plus graves ennuis du voyageur po-
laire ; toujours en avant, il marche le premier au feu, et
si vous essayez de l'abriter derrière un rempart quelcon-
que, il se venge en concentrant autour de lui l'humidité
de la respiration ; en moins d'une heure le masque pro-
tecteur se double d'une épaisse couche de glace et devient
un ennemi pire que le vent lui-même.
Mon jeune secrétaire se comporte bravement. On dirait,
à le voir, qu'il n'y a en lui qu'une faible étincelle de vie
prête à s'éteindre au premier souffle, et mes amis de Bos-
ton me répétaient que je l'emmenais infailliblement vers
une froide tombe, mais je ne sus pas résister à ses nom-
breuses et incessantes supplications; sa volonté lui donne
des forces , et une ardente et nerveuse énergie se cache
sous cette frêle enveloppe ; il ne veut point donner raison
CHAPITRE XIT. 161
aux prophètes de malheur, et je compte qu'il se tirera
d'affaire tout aussi bien que le plus robuste des matelots
de l'équipage. Il a dix-huit ans et partage avec M. Starr
l'honneur d'être le plus jeune de la bande. Starr est un
garçon dégourdi et plein d'entrain qui sait se rendre fort
utile. Il est ici presque malgré moi, et, certes, je suis loin
d'en être fâché maintenant. Très-enthousiaste de nos pro-
jets , il voulait courir avec nous les aventures polaires,
mais mon état-major se trouvait au complet, et je lui si-
gnifiai que l'avant était seul à sa disposition ; je croyais
bien le dégoûter ainsi; mais quelle ne fut pas ma sur-
prise, en montant à bord le lendemain, de voir mon élé-
gant de la veille transformé en simple matelot et occupé
de tout cœur à la manœuvre ! Le brillant castor, le drap
fin, les bottes vernies avaient fait place au bonnet de peau,
à la chemise rouge, aux grossières chaussures du marin.
Un zèle si ardent méritait une récompense; Starr fut
immédiatement élevé en grade et placé à l'arrière comme
adjoint de Mac Cormick.
La rivalité de mes deux chasseurs esquimaux s'aggrave
de plus en plus; aujourd'hui j'ai encore dû prendre parti
pour Péter. Jusqu'à présent Hans dirigeait l'attelage de
Sonntag, et en faisait à peu près à sa guise ; mais ce ma-
tin, pendant son absence et celle de Jensen, qui était à
terre, j'ai chargé son camarade de me conduire à la base
du glacier, où j'ai quelques points de vue à dessiner.
Cette décision a enflammé l'ire de Hans, et sur le rapport
de Jensen, je lui ai ôté les chiens pour les confier exclu-
sivement à Péter. Celui-ci nage dans la joie pendant que
l'autre est outré de dépit, mais j'espère que les choses
n'en viendront pas à une explosion ouverte; j'ai fait à
maître Hans un sermon sur les dangers qui en résul-
teraient pour sa personne; il ne l'oubliera pas, j'en suis
sûr, mais cela lui sera un nouveau grief contre son
collègue : il a bonne mémoire et ne pardonne jamais*.
Il
162 LÀ MER LIBRE.
Suivant Jensen, il vient de se réconcilier avec Péter; je
crains bien que ce ne soit là un mauvais signe.
Hans mérite bien la réputation qu'il avait à bord de
rAdvancu, et son caractère n'a pas plus changé que sa ti-
gure; toujours voix douceâtre et huileuse, petit œil rusé,
repoussante laideur; c'est un vilain personnage, et j'ai
très-peu de confiance en lui, mais Sonntag l'a pris sous sa
protection, et le préfère même à Jensen pour conduire son
attelage.
Le pauvre Péter, toujours paisible et peu gênant, se
prête aux diverses fantaisies des officiers ou des matelots :
aussi est-il très-populaire parmi ces derniers, qui naturel-
lement abusent de sa trop grande bonté. Son père Jacob
continue à être le plastron du gaillard d'avant; nos gens
ont conclu un traité avec lui, à leur grande satisfaction,
comme à la sienne : il lave toute la vaisselle, et, en retour,
les matelots lui gardent les miettes qui tombent de leur
table. 11 n'en devient que plus en plus lourd et ne peut
se mouvoir qu'avec une extrême difficulté; dans la cale de
l'avant se trouve une poutre placée à deux pieds et demi
seulement du fond; il lui est impossible de l'enjamber,
et ses gauches efforts pour ramper au-dessous ont été
justement comparés à ceux d'un phoque se tortillant sur
la glace autour de son trou. Le .« gras phénomène »
qu'exposait M. Wardle n'était pas plus informe, et comme
ce pauvre être de pléthorique mémoire, il partage son
temps entre le manger et le dormir. Ses joues sont dé-
mesurément gonflées, et je ne puis le voir sans me rap-
peler cet individu que Mirabeau prétendait avoir été créé
dans le seul but de montrer au monde combien une peau
humaine peut se distendre avant d'éclater. L'officier de
service, un de ces jours, l'envoya sur le pont pour écorcher
deux rennes : arrivé à un morceau appétissant, il s'arrêta
dans son œuvre, coupa une tranche de la chair à demi
glacée, et quelques instants après il tombait profondément
CHAPITRE XII. 163
endormi sur les corps dépouillés, sa dernière bouchée en-
core suspendue entre ses lèvres,
1" novembre.
Le nouveau mois s'annonce par une tempête ; nos voya-
geurs devaient partir ce matin, mais le mauvais temps les
retient à bord ; la pleine lune est passée depuis trois jours,
et je crains que l'obscurité croissante ne les force à renon-
cer à leur projet.
Mac Cormick et Dodge ont établi un piège à ours entre
les deux Gémeaux; il a pour appât un morceau de renne
et pour support ma meilleure ancre à glace; je plains le
pauvre animal qui y mettra le pied.
Je viens d'examiner notre charbon et d'en régler l'em-
ploi pour l'hiver : nous en avons trente-quatre tonnes,
et nous n'allumons que deux feux. Deux seaux et demi au
fourneau de la cuisine, un seau et demi à celui des officiers,
voilà une ration quotidienne qui nous garantit très-bien
du froid et nous donne notre provision d'eau; la glace,
très-pure et très-limpide, est apportée d'un petit iceberg
arrêté à l'entrée du havre, à un demi-mille environ du
schooner. Un poêle me serait un meuble aussi embarrassant
qu'inutile; j'ai de bonnes fourrures, et la chaleur qui, à
travers le dôme, me vient de la cabine de ces messieurs et
pénètre par les fentes de ma porte, entretient dans ma
chambre une température de -f- 4° à -f- 16° C. ; je suffoque-
rais chez mes voisins. Leur fourneau ronfle sans fin ni
trêve, et leur thermomètre, parfois à-f-25' C, ne descend
jamais au-dessous de -f- 16° C. Nous ne connaissons pas
l'humidité, et la ventilation est parfaitement établie : une
portion du grand panneau au-dessus du logement des
matelots est toujours ouverte, et l'écoutille du dôme est
rarement fermée; ces ouvertures donnent sur le pont
déjà abrité lui-même, et y entretiennent une température
assez douce, transition tout à fait indispensable entre l'en-
164 LA MER LIBRE.
tre-pont et l'air extérieur. C'est là que nos gens s'occupent
à tous les ouvrages qu'ils ne pourraient faire dans les
cabines , et à la faible lueur du fanal suspendu à la
maîtresse poutre, on peut les voir diversement groupés,
travaillant ou jouant suivant l'heure et la besogne. A l'une
des extrémités de notre demeure est dressée la tente de
peaux dont les trous nombreux laissent passer, avec la pai-
sible clarté d'une lampe, les chants de la mère esquimaude
endormant son joli mignon; du côté opposé se trouve la
boucherie où les rennes attendent le couteau de Marcus
et de Jacob. Tout auprès, courbé sur l'enclume et ne s'in-
terrompant que pour activer le feu de la forge portative,
Mac Cormick cogne à tour de bras sur quelque objet in-
connu : « il tue le temps >•, dit maître Dodge. Devant les fe-
nêtres sont placés l'étau, la vis, l'établi du charpentier, sur
lesquels frappent sans cesse les marteaux de Christian,
Jensen, Péter et Hans qui réparent l'équipage des chiens
ou leur attirail de chasse, tandis que, mêlés au hasard sur
le pont, officiers et matelots fument leurs pipes en n'ayant
l'air de s'occuper d'autre chose que de s'amuser autant
qu'il est possible de le faire par ces nuits boréales. Une
vive lumière jaillit des écoutilles et nous porte l'écho de
maint rire joyeux; les fusils sont rangés en bon ordre au-
tour du grand mât ; Mac Cormick y a installé en outre un
immense porte-manteau, où chacun suspend aune cheville
ses fourrures de voyage ou de promenade, qu'il est dé-
fendu de descendre dans les cabines : vu la différence de
température, elles y seraient bientôt saturées d'humidité.
2 novembre.
Nos voyageurs, je l'espère, pourront partir avant long-
temps : le baromètre qui, hier au soir, marquait — S^C,
remonte visiblement : la tempête s'apaise peu à peu ; mais
dans sa furie sauvage elle a singulièrement modifié l'as-
CHAPITRE XII. 165
pect de notre baie; les glaces fendues, brisées, ont été
poussées vers le sud-ouest, et la mer libre est maintenant
à trois kilomètres et demi de nous, elle baigne les pieds
de Castor et de Pollux, et les Dioscures flotteraient au
large s'ils n'étaient solidement échoués sur le fond ; un des
repères de notre triangulation vogue déjà sur la surface de
l'Océan, et le piège à ours l'a suivi emportant ma pauvre
ancre. La débâcle s'étend au loin, et on ne voit plus un
seul glaçon se projeter comme une tache blanchâtre sur
les lames sombres qui se heurtent dans l'obscurité contre
les écueils du cap Alexandre.
Pendant tout ce mauvais temps, la température était
fort douce ; et malgré le vent du nord- est, elle n'est ja-
mais descendue à zéro Fahrenheit { — 18* C.)
3 novembre.
Enfin notre petite bande est en route, et ce soir, à dix
heures, j'étais presque désappointé de ne pas la voir reve-
nir. Je ne pensais pas que Sonntag put doubler le cap
Ohlsen; il a probablement réussi et il poursuit son chemin;
la tempête a dû ouvrh* de nombreuses crevasses et former
beaucoup de hummocks : je crains bien que pour Jen-
sen un voyage de cette sorte ne soit la plus dure des
épreuves. Sur la glace unie, lorsque le traîneau vole au
grand galop d'une meute bien dressée, Jensen est un ad-
mirable cocher, il manie son attelage avec une aisance su-
perbe ; mais aujourd'hui il lui faudra se traîner péniblement
par-dessus les amas de neige et les ravines qui les sépa-
rent, il lui faudra soulever le traîneau lorsqu'il s'arrêtera
devant quelque obstacle ou chavirera sur la glace brisée.
En pareil cas les chiens s'irritent, se jettent les uns sur
les autres; les traits s'emmêlent, le tumulte commence et
un combat général en est le résultat inévitable. Pour faire
face à tous ces ennuis, on aurait besoin d'une patience
166 LA MER LIBRE.
presque surhumaine, et si Jensen sort de cette épreuve
avec des notes favorables, je n'aurai rien à craindre pour
lui dans l'avenir. C'est un homme de six pieds de haut, so-
lidement charpenté et d'une force musculaire remarquable;
il est resté huit ans chez les Groënlandais et parle l'esqui-
mau tout aussi bien que les naturels ; le peu d'anglais qu'il
a ramassé parmi les baleiniers, lui permet de nous servir
d'interprète, et son concours nous a été fort précieux.
Mes hommes sont très-occupés à coudre les peaux de
jjhoques, à les transformer en jaquettes, pantalons et
chaussures pour leur toilette d'hiver; toute leur éloquence
a échoué auprès de Mme Hans : cette indolente créature
se refuse obstinément à toucher une aiguille. C'est la femme
la plus entêtée qui se puisse voir ; elle a su se rendre in-
dépendante de tout et de tous, boude terriblement à la plus
])etite contrariété, et tous les quinze jours au moins dé-
clare très-positivement qu'elle va abandonner son époux
et les hommes blancs pour retourner dans sa tribu. Une
fois même, donnant suite à cette menace, elle partit bou-
gonnant, le poupon sur son dos, et se dirigea rapidement
du côté du cap Alexandre. Hans sortit de sa tente comme
si de rien n'était, et s'accouda tranquillement à la fenêtre,
la pipe à la bouche, regardant devant lui de l'air le plus
indifférent du monde. Comme la fugitive allait disparaître
vers le sud, je crus de mon devoir d'appeler sur elle l'at-
tention de son seigneur et maître.
« Oui, moi voir.
— Oîi s'en va-t-elle, Hans ?
— Elle, pas partir, — elle revenir encore — C'est bien !
— Mais elle va geler en route, Hans !
— Elle, oh non ! elle venir tout à l'heure, vous voir cela. »
Et il continua à fumer avec un paisible ricanement comme
un homme bien au fait des caprices de sa bien-aimée.
Deux heures après, elle nous revenait un peu honteuse et
toute grelottante, la ligure rudement fouettée par le vent.
CHAPITRE XII. 167
C'est aujourd'hui samedi, et nos hommes s'empressent
autour du cuvier; ils veulent avoir leurs rechanges pour
demain, jour où, dans ce recoin perdu, nous tenons à pa-
raître avec tous nos avantages. A l'appel du matin, l'équi-
page a vraiment fort bon air ; ils revêtent tous l'uniforme
gris que j'ai adopté pour grande tenue de bord. Chaque
officier a parmi les matelots uns blanchisseuse, j'ai la mienne
aussi ; Knorr vient de m'apporter une preuve péremptoire
de son précoce talent en ce genre : en rentrant d'une course
au clair de lune, j'ai trouvé sur ma table un mouchoir de
batiste blanc comme neige, dûment empesé et parfumé
d'eau de Cologne.
Je n'en saurais dire la raison, mais la journée a été pour
nous tous particulièrement bonne et joyeuse et cette soiré^
la couronne dignement. Notre vieux cuisinier était de meil-
leure humeur que jamais, et je m'imagine qu'il a puis-
samment aidé à la joie générale. Pour ma part, et je n'ai
point honte de l'avouer, ses facultés artistiques ont une
assez grande influence sur mes dispositions morales.
Ma promenade au froid m'avait un peu fatigué ; je suis
allé jusqu'à la mer libre où je désirais faire quelques ob-
servations relatives à la température ; j'ai dû sauter d'une
table de glace à l'autre avant de pouvoir atteindre un pe-
tit iceberg placé tout près des Gémeaux; après y avoir péni
bleraent grimpé et creusé un trou assez profond, j'y a:
plongé le thermomètre; la température en était de 4'50 C.
seulement au-dessous de celle de l'eau courante où je con-
statai— 1*67 C. Je me hâtai de revenir sur la glace ferme;
la marée et le vent qui soufflait de terre m'auraient bien-
tôt entraîné au^large avec mon radeau.
En rentrant à bord, j'étais tout disposé à faire grand
honneur au filet de renne garni de gelée de groseilles, sur
lequel notre maître coq avait épuisé toute sa science;
pendant que je festoyais ainsi, Knorr me préparait sur la
lampe à alcool une délicieuse tasse de moka parfumé.
168 LA MER LIBRE.
Ainsi, où Bacchus et l'Amour ne daignent descendre, on
peut encore trouver quelque consolation. Il est vrai, nous
avons le privilège d'être dans cette même région hyperbo-
réenne où vint errer Apollon lorsque le décret du maître du
tonnerre l'eut banni de l'Olympe, et que les chantres hel-
lènes célébraient comme le séjour heureux où les mortels
jouissent de toutes les félicités possibles et vivent jusqu'à
l'âge le plus avancé. N'en déplaise aux poètes, je me per-
mets de mettre en doute la sagesse du blond Phœbus, car
la légende ne fait nulle mention d'un confortable schooner,
et dans cette résidence de Borées nul ne saurait veiller trop
assidûment sur sa personne.
Le cuisinier m'apporta lui-même mon dîner : « En venant
du dehors, le commandant trouvera son dîner encore
meilleur.
— Oui, cuisinier, c'est réellement superbe. En retour, que
puis-je faire pour vous?
— Merci, monsieur. Je pense que si le commandant vou-
lait être assez bon pour me donner une chemise propre, je
lui en serais très-reconnaissant. Celle-ci est fort sale, on
peut le voir, et quant à la laver, ah ! je n'en ai pas le
temps.
— Certainement, cuisinier, vous en aurez deux.
— Merci, monsieur î » Il se plie en deux pour me tirer
sa révérence et retourne satisfait à son fourneau et à ses
casseroles.
Notre cuisinier est un parfait original ; de beaucoup le
plus âgé du bord, il offre un singulier mélange des qualités
morales les plus contradictoires. Il est tout fier de n'avoir
pas mis le pied hors du navire depuis notrç départ de Bos-
ton. — « Que ferais-je là-bas, » disait-il dans son mauvais
anglais à un des officiers qui lui dépeignait les merveilles de
la terre. « La terre ! c'est Don pour produire les légumes,
mais je vous demande un peu comment une créature rai-
sonnable peut s'y trouver à son aise! Je ne vais pas à terre
CHAPITRE XII. 169
quand je puis m'en dispenser : plaise à mon Père Céleste
qu'il en soit toujours ainsi ! »
J'ai joué aux échecs avec Knorr, après une heure fort
agréable passée dans la cabine des officiers. Mon journal
terminé, je vais me blottir dans mon nid de fourrures et
lire les récits de Marco Polo, sur ces pays heureux où les
hommes vivent sans le moindre effort, ne connaissent pas
l'usage des peaux d'ours et meurent de la fièvre chaude.
Après tout, on pourrait atteindre le terme de sa carrière
dan» des lieux beaucoup moins agréables que ces do-
maines de l'hiver polaire.
CHAPITRE XIII.
Obscurité croissante. — Existence routinière. — Mon journal. —
Notre foyer. — Le dimanche. — Retour de Sonntag. — Une
chasse à l'ours. — La mer libre. — M. Knorr. — Le dégel. — La
presse à Port Foulke. — Le marégraphe. — Le trou à feu. — La
chasse aux renards. — Disparition de Peter.
Les ténèbres s'épaississaient autour de nous, et de plus en
plus nous emprisonnaient à bord du navire; à peine si nous
avions d'autre clarté que celle de la lune et des étoiles, et
quoique la chasse ne fût pas encore abandonnée , si
courtes étaient les heures où nous pouvions en essayer,
qu'elles ne pouvaient être bien fructueuses. La nuit repo-
sait sur les vallées, et, les unes après les autres, les
crêtes des collines disparaissaient sous son voile sombre;
il nous fallait nous résigner de notre mieux et attendre en
paix le printemps, pour retourner à la vie active et aux
travaux en vue desquels notre expédition était organisée.
J'extrais de mon journal le compte rendu de ces longues
heures de loisir.
5 novembre.
La routine la plus monotone s'est emparée de notre vie,
l'imprévu et l'irrégulier ont entièrement disparu avec le
CHAPITRE XIII. 171
soleil, et une méthode absolue nous gouverne maintenant.
Quel bonheur de déposer pour tout l'hiver la grave res-
ponsabilité qui pesait sur moi ! Une brave petite pendule
est notre unique souveraine, et à son commandement la
cloche du bord nous dicte nos devoirs par le nombre de
ses coups.
On se lève à sept heures et demie, pour déjeuner une
heure après ; la collation est servie à une heure, et le
dîner à six. A onze heures les lampes s'éteignent et chacun
va se coucher. Seuls, les veilleurs se promènent sur le
pont, et le commandant rédige son journal. Après dîner je
fais un whist avec les officiers ou je reste chez moi à
jouer aux échecs avec Sonntag et Knorr. Tous nos jours
se suivent et se ressemblent. Radclifl'e me remet le soir
le tableau des observations atmosphéri(|ues, et ce tableau
lui-même est presque aussi monotone dans son contenu
que dans le cérémonial de la présentation. Mac Cormick,
à son tour, nie rend un compte exact de ce qui se passe à
bord ; mais il est bien rare que ({uelque fait saillant vienne
interrompre l'uniformité de sa prose. Je passe une partie
de la nuit à inscrire force notes sur mon volumineux jour-
nal, et j'avoue qu'à part les relevés du magnétomètre ,
des baromètres et des thermomètres, du marégraphe et
de l'épaisseur des glaces, on pourrait en supprimer beau-
coup sans inconvénients graves. Les < nouvelles > sont
assez clair-semées et je les accompagne d'un signe marginal
pour y revenir de temps en temps, comme on fait dans sa
mémoire pour un événement heureux.
Après le déjeuner, Dodge procède à l'appel , et sous ses
ordres les hommes balayent les ponts, nettoient et garnis-
sent les lampes, pendant qu'une petite escouade se rend
à l'iceberg pour chercher la ration quotidienne de la
fotukvse. Le trou à feu est débarrassé de la glace, les
chiens reçoivent leur pitance, on distribue le charbon, on
ouvre la cambuse et le maître d'hôtel choisit ce qui est
172 LA MER LIBRE.
nécessaire pour la cuisine ; longtemps avant la collation,
tout le travail obligatoire est terminé ; chacun est libre
alors, mais j'ai établi , comme règle indiscutable , que
deux heures de travail doivent être suivies de deux heures
de promenade au moins.
Je donne moi-même l'exemple , et tous les jours que
je ne me lais pas conduire en traîneau autour de la baie,
je grimpe sur les collines ou me hasarde au loin sur les
glaces. J'emporte parfois ma carabine dans le vain espoir
de tuer un renne, voire même un ours, mais le plus sou-
vent je pars sans autre compagnon que Général^ tout
jeune terre-neuve qui partage ma cabine depuis notre dé-
part et s'y est toujours adjugé la moins mauvaise place.
Nous sommes les meilleurs amis du monde; il connaît
parfaitement l'heure de ma promenade accoutumée et flaire
alors la porte avec une vive impatience; son bonheur est
complet quand il me voit prendre mon bonnet et mes
gants fourrés. Le plus aimable des camarades, il ne me
fatigue point de sots discours et n'a d'autre but que de me
plaire et de s'amuser. Lorsqu'il est livré à de graves pen-
sées, il marche derrière moi avec une imposante majesté;
mais ses accès de dignité sont assez rares : il préfère
courir, sauter, se rouler dans la neige en éparpillant les
blancs flocons à droite et à gauche, ou mordiller en jouant
mes gants épais et les basques de mon pardessus de four-
rure. Ces jours derniers, il est tombé d'une écoutille et
s'est cassé la jambe ; un long repos lui est nécessaire et
son absence est pour moi un véritable chagrin.
Autant que la discipline le permet, je tâche de conserver
les usages de la patrie, et d'entretenir de mon mieux les
bonnes relations sociales dans notre république. Je ne
puis guère organiser de bals , et nous manquons des élé-
ments les plus indispensables à une brillante soirée; mais
en dépit de la fortune, nous essayons d'observer ces
coutumes qui, dans le pays oîi sont nos souvenances.
Il
CHAPITRE XIII. 175
enlèvent à la vie journalière quelques-unes de ses épines
et aident au bonheur et à la paix. Nulle part au monde
les habitudes de vulgaire familiarité n'engendrent plus de
maux que dans les cabines encombrées d'un très-petit
navire , mais nulle part aussi la vrai politesse n'amène de
■meilleurs résultats. Par tous les moyens possibles je
tâche de rendre notre hivernage un peu moins triste, et
pour ne pas nous laisser ensevelir vivants sous les ténè-
bres glacées qui régnent au dehors, il faut certes que tout
soit chaud, brillant et gai entre nos murailles de bois. Je
veux que mes compagnons le sentent bien : quels que soient
leurs dangers et leurs souffrances, ils trouveront toujours
ici un refuge assuré contre la tempête, un doux repos
après leurs fatigues.
Autant que faire se peut, le dimanche est observé comme
là-bas, dans la patrie lointaine. A dix heures, escorté de
l'officier de service, je visite avec soin toutes' lès parties
du navire et m'enquiers minutieusement de la santé, des
habitudes, du confort de tout l'équipage ; puis, tout le
monde réuni sur l'arrière, je lis une portion des prières
du matin et un chapitre du livre que nous aimons tous.
J'ajoute parfois un des beaux sermons de Blair, et quand
approche l'heure du repas, c'est bien de tout cœur que
nous demandons à Dieu de continuer à étendre sur nous
sa main paternelle, et si notre prière n'est pas bien longue,
elle n'en est peut-être que mieux sentie.
6 novembre.
Sonntag est de retour et, comme je le craignais, n'a pas
réussi dans son entreprise ; il vient de dîner avec moi et
lie me faire le récit de ses aventures.
Le voyage a été des plus pénibles. A chaque instant,
les chiens avaient à franchir des hummocks élevés, des
neiges amoncelées, de larges fissures ; le vent soufflait avec
176 LA MER LIBRE.
rage et ajoutait aux fatigues de la petite bande le danger
des morsures de la gelée.
Les attelages ne purent sortir de la baie de Hartstène
sans de fort graves difficultés : l'eau atteignait presque la
glace de terre ; ils marchèrent assez bien jusqu'à Fog Inlet,
où d'énormes crevasses leur barrèrent le passage ; impos-
sible de les franchir ou de les tourner ; un traîneau fut brisé,
et après l'avoir réparé tant bien que mal , nos hommes ne
songeaient plus qu'à revenir au navire le plus vite possi-
ble, lorsque, un peu au-dessus du cap de Hatherton, ils
trouvèrent la trace de deux ours, et bêtes et gens ne pu-
rent résister à la tentation de les suivre. Sonntag m'a
donné de cette chasse une description fort animée.
Les deux malheureuses victimes, une mère et son petit,
dormaient sur le versant d'une chaîne de hummocks ; ré-
veillées par les abois des chiens, elles se dirigèrent immé-
diatement vers les crevasses ouvertes à une distance d'en-
viron sept kilomètres. Sans attendre les incitations de
leurs conducteurs, et comme s'ils eussent oublié leurs traî-
neaux, les chiens s'élancèrent à leur poursuite ; les hum-
mocks, fort élevés déjà, étaient séparés par d'étroites et
sinueuses ravines, et si les ours avaient eu l'instinct de
s'y cantonner, leurs ennemis, arrêtés à chaque instant, et
ne pouvant pas toujours suivre leurs traces, n'auraient
probablement pas réussi à les atteindre ; mais la chaîne
avait tout au plus un demi -kilomètre de large, et les
ours, la traversant au plus vite, songeaient évidemment à
gagner une énorme fissure qui devait aboutir à la mer.
Le lancé fut des plus brillants ; l'attelage de Jensen
entra le premier dans les hummocks, Hans le rejoignit
aussitôt, et les chiens détalèrent pêle-mêle à la suite de
leur colossal gibier. Le traîneau du Danois fut à moitié ren-
versé, et Sonntag roula dans la neige, mais il put s'accro-
cher aux montants et se hisser de nouveau sur sa planche:
la glace, à moitié brisée, retardait la course impatiente
CHAPITRE XIII. 177
des chiens ; frissonnants de colère, ils étaient parfois obli-
gés de s'arrêter, mais leur ardeur et l'énergie de leurs
maîtres triomphaient de tous les obstacles ; ils émergèrent
à la lin sur une large plaine presque unie, où pour la pre-
mière fois les deux ours étaient distinctement en vue. Les
haltes forcées des traîneaux leur avaient permis de prendre
deux kilomètres d'avance; il semblait probable qu'ils
pourraient atteindre l'eau. Tout aussi bien que les chas-
seurs, les chiens paraissaient le redouter, car ils se lan-
cèrent à leur poursuite avec tout le sauvage élan de leur
brutale nature. Enragés par la perspective de voir échap-
per leur proie, ils parcouraient l'espace comme un tour-
billon furieux. Jensen et Hans les excitaient par tous les
moyens que leur suggérait une longue expérience; les"
traîneaux volaient sur la neige durcie et rebondissaient
sur les pointes aiguës qui hérissaient sa surface glacée.
Par leurs cris et leur vitesse les chiens manifestaient
toute l'impatience d'une meute lancée après le renard,
mais avec une férocité décuplée, et Sonntag, que cette
folle course enlevait aux notions de la réalité présente,
se croyait au milieu d'une bande de loups serrant de près
un buffle blessé.
En moins d'un quart d'heure la distance était réduite à
quelques centaines de mètres. La mer, espoir des fugitifs,
terme fatal de la poursuite, se rapprochait aussi, mais
l'ourse était arrêtée dans sa marche par son petit qu'elle
ne voulait pas abandonner ; effrayé et anxieux, il trottait
pesamment près d'elle, et c'était pitié d'entendre les cris
déchirants de la pauvre mère. Désespérée, elle comprenait
parfaitement le péril, mais ne pouvait se résoudre à fuir
sans sa progéniture. La crainte et l'amour maternel sem-
blaient diriger alternativement tous ses mouvements. Elle
s'élançait vers la mer oîi était son salut, pour revenir
bientôt en arrière et pousser de son museau le pauvre
petit être que les forces abandonnaient; elle courait à côté
12
178 LÀ MER LIBRE.
de lui comme pour l'encourager. L'ennemi s'avançait tou-
jours, les chiens oubliaient leur fatigue et tiraient de plus
en plus sur leurs colliers : le moment critique approchait;
et pour combler les angoisses du malheureux couple ,
l'ourson ne pouvait plus marcher.
Arrivés à cinquante mètres environ, les conducteurs se
penchèrent en avant, saisirent le bout de la courroie qui
réunissait tous les traits et le glissèrent hors du nœud
coulant : les traîneaux s'arrêtèrent soudain , et les chiens,
délivrés de toute entrave, s'élancèrent après leur proie en
poussant des hurlements féroces. En entendant tout près
d'elle le bruit de la meute altérée de son sang , la pauvre
mère comprit que la fuite était désormais impossible ; elle
se retourna à demi, et s'affermissant solidement sur la
neige, elle se prépara au combat avec le courage du déses-
poir, tandis que l'ourson, affolé de terreur, courait autour
d'elle et finit par se réfugier entre ses jambes,
Ousisoak, le vieux et rusé chef de meute, conduisait l'at-
taque; la reine Arkadik était à son côté; une vingtaine de
chiens arrivaient à leur suite par ordre de vitesse ; avec
un grondement formidable, l'ourse, de ses pattes énormes,
sépara en deux le front de l'armée, et éparpilla ses en-
nemis à droite et à gauche; une toute jeune recrue osa
seule lui faire face et lui sauta à la gorge avec plus de
témérité que de prudence; un instant après, le malheureux
chien roulait tout broyé sur la neige. Cantonnés à l'ar-
rière, Arkadik et son royal époux mordaient l'ennemi à
belles dents, et toute la meute se précipita pour imiter
cette stratégie plus circonspecte ; le puissant animal se
retourna soudain et força Ousisoak à lâcher prise, mais il
découvrait ainsi son petit, et prompt comme l'éclair,
Rarsuk le noir, suivi de Schnapps, maigre métis jaunâtre,
s'élança sur l'ourson ; comme sa mère, celui-ci acceptait
le combat; il évita Karsuk et essaya d'étouffer Schnapps
entre ses jeunes pattes ; le pauvre chien fut presque plié
CHAPITRE XIII. 181
en deux et s'échappa de la mêlée en poussant d'atrreux
hurlements. Ousisoak était en grand danger, quand Ere-
bus, son vaillant rival, vint à la rescousse et se jeta sur
le flanc opposé de l'ourse avec toute sa bande ; mais sans
souci de ses propres assaillants, la mère, aux cris de son
ourson, faisait reculer Karsuk et les siens, qui étaient re-
venus à la charge ; encore une fois elle put abriter sous
son corps la petite et courageuse créature, complètement
exténuée, et dont le sang coulait de toutes parts.
Jensen et Hans avaient retiré leurs carabines du traîneau
et se hâtaient d'accourir, mais les chiens se pressaient
tellement autour de leur proie, qu'il était impossible de
tirer Profitant pour viser d'un instant où l'ourse se trou-
vait un peu à découvert, ils l'atteignirent à la gueule et
à l'épaule, et elle fit entendre un long rugissement de co-
lère et de douleur, mais les blessures n'étaient point mor-
telles et la bataille continua plus terrible que jamais. La
neige était arrosée de sang , un filet rouge coulait de la
gueule de l'ourse , un autre tombait goutte à goutte sur
sa fourrure blanche; le petit, déchiré et pantelant, allait
rendre le dernier soupir; un de nos chiens gisait presque
sans vie, et un autre marquait de larges taches cramoisies
la couche de givre sur laquelle son agonie s'exhalait en
faibles gémissements.
Sonntag approchait à son tour ; une décharge des trois
carabines jeta le colosse sur son flanc, et les chiens s'élan-
cèrent de nouveau à l'attaque. Quoique fort épuisée par la
perte de son sang, l'ourse n'était pas encore hors de com-
bat; rassemblant ses forces, elle obligea une fois de plus
les assaillants à une retraite précipitée, et ramena sous
son corps ce petit pour lequel elle donnait sa vie, mais
dont le sort était déjà fixé. A moitié étranglé par Karsuk
et sa bande, couvert d'affreuses plaies, il venait d'expi-
rer aux pieds de sa mère ; en le voyant couché immobile,
elle oublia tout, ses blessures, son danger, la meute
182 LA MER LIBRE.
furieuse qui la déchirait sans relâche, et se mit à le lé-
cher avec une tendresse passionnée ; elle se refusait à
croire qu'il fût mort et cherchait à le relever; elle le ca-
ressait pour l'encourager à combattre encore; puis tout
d'un coup, elle parut comprendre qu'il n'avait plus besoin
de sa protection, et se retourna vers ses bourreaux avec
un redoublement de rage; pour la première fois elle es-
sayait de s'échapper. Un autre chien fut lancé pantelant et
déchiré h côté du malheureux Schnapps. Elle sembla enfin
s'apercevoir qu'elle av.iit d'autres ennemis que la horde
aboyante qui s'acharnait sur elle. Hans s'avançait avec un
épieu; elle secoua violemment la grappe de chiens sus-
pendue à son corps et se précipita à sa rencontre ; il jeta
son arme et s'enfuit de toute la vitesse de ses jambes ;
mais elle courait encore plus vite que lui, et l'Esquimau
était infailliblement perdu si Sonntag et Jensen, qui avaient
pu recharger leurs carabines, n'eussent réussi à arrêter
la carrière du terrible monstre; une balle pénétra dans
l'épine dorsale, à la base du crâne, et l'ourse roula à son
tour sur la neige imprégnée de sang.
Les victimes furent promptement dépouillées; on pré-
para, pour nous la rapporter , une partie de la chair de
l'ourson , et les chiens purent se gorger à volonté ; puis
nos gens dressèrent leur tente sur le théâtre de leurs ex-
ploits ; le lendemain ils arrivaient au navire.
La gelée a pincé le nez de Jensen et touché les joues
de Hans, mais Sonntag est revenu sans une égratignure.
Nos voyageurs ont eu beaucoup à souffrir , tout conspirait
contre eux , et s'ils n'ont pu atteindre leur but, leurs per-
sévérants efforts n'en méritent pas moins de grands
éloges.
L'existence de cette eau libre m'étonne plus que je ne puis
dire; de 1853 à 1854, nous n'avons vu rien de semblable à
Port-van-Rensselaer ; je voudrais savoir si elle traverse le
détroit de Smith, et jusqu'où elle s'étend au nord et au
CHAPITRE XIII. 183
sud. C'est probablement un phénomène tout local , dû à
l'action des vents et des courants.
Le 7 novembre, par 24° C. au-dessous de zéro, le vent
rugissait du nord-est, et repoussant au large les glaces en-
tassées jusqu'alors à l'entrée de la baie, nous permettait
d'entendre de nouveau le bruit du ressac battant la côte.
Le lendemain, l'atmosphère étant plus calme, je me
dirigeai du côté de la mer. L'aspect de la glace flottante était
d'un sombre à saisir d'effroi. D'épais brouillards pesaient
sur la mer. D'innombrables ke/ields dérivaient à travers
l'obscurité, se choquant avec bris et retentissement, s'em-
pilant les uns sur les autres et jetant des reflets lugubres
à travers le clair de lune. Çà et là de pesants icebergs se
dressaient immobiles et comme s'ils se fussent défiés du
tumulte des éléments. La mer, bouillonnant autour d'eux,
ceignait pourtant leurs flancs épais d'une ceinture de blan-
che écume.
En revenant à bord, Rnorr, qui m'avait accoçipagné, et
que ce chaotique spectacle avait fortement impressionné,
tomba dans une crevasse ouverte entre deux glaçons et
plongea tout entier dans la mer : bain aussi dangereux que
désagréable pour lui; car, une fois sorti de l'eau, grâce à
mon aide, il lui restait plus de trois kilomètres à franchir
pour gagner le navire. Heureusement il put faire cette course
d'un seu'l et vigoureux élan et ne rapporta à bord rien de
pire qu'un pied gelé. Cet accident n'eut pas de suites plus
fâcheuses que la douleur qui en est la conséquence pre-
mière, grâce au remèie opportun que ma vieille expérience
me suggéra. Le membre gelé fut immédiatement placé dans
un bain d'eau glacée, dont la température fut lentement
élevée d'heure en heure jusqu'à ce que les muscles fussent
complètement dégelés. Il n'en résulta aucune inflammation
et le pied sortit du bain sans la moindre engelure.
Le jour suivant nous étions en plein dégel, — un dégel
en novembre, sous l'étoile polaire! C'est là un phénomène
184 LA MER LIBRE.
étrange à signaler. Le thermomètre centigrade marque —
10°, ce qui est une chaleur relative.
V La rude température du mois dernier, condensant l'hu-
midité qui monte des profondeurs du navire, avait décoré
l'intérieur de la construction que nous avons élevée sur
le pont, de délicates arabesques de givre, qui avaient bien
en quelques endroits deux pouces de relief. Elles fondent
sur le plancher maintenant et tout se détrempe autour de
nous. Nous en sommes réduits à diminuer les feux et à
ouvrir les fenêtres.
Pendant que la température augmente, que le dégel va
son train, que la pluie nous poursuit partout et qu'un
affreux gâchis s'étend goutte à goutte dans tout le navire,
j'ai à noter sur mon journal, à la date du 11 novembre,
une nouvelle intéressante : l'apparition d'un journal au
Port Foulke. La libre presse suit le pavillon de l'Union
tout à travers le monde et le Pôle se réjouit à la vue du
Courrier hebdomadaire du Port Foulke.
Dans la pensée qu'une création de ce genre serait une
diversion utile contre les attaques de nos ennemis les
ténèbres, j'avais, depuis quelque temps, proposé aux
officiers de publier un journal hebdomadaire; cette idée
fut accueillie avec des transports de joie, et toute cette
semaine ces messieurs ont été fort occupés de la met-
tre à exécution. Dodge et Rnorr ont entrepris de lan-
cer l'affaire, et ces jours-ci ils charmaient leurs loisirs en
glanant dans les cabines et l'entre-pont toutes sortes de
choses amusantes. Le premier numéro vient de paraître, il
est bien réussi et quelques-uns des meilleurs articles, « per-
les riches et rares», viennent 'du gaillard d'avant.
Pour nous , pauvres prisonniers des ténèbres, l'appari-
tion de ce journal est un événement des plus remarqua-
bles , et en ma double qualité de commandant et de méde-
cin, je compte beaucoup sur son influence hygiénicjue. Ces
messieurs, du reste, ont fait tous leurs efforts pour que
CHAPITRE XIII. 185
cette gazette, si impatiemment désirée, répondît à l'attente
du public, et la naissance de notre Courrier a été accom-
pagnée de toutes les cérémonies qui ont cours chez nous
en semblable occurrence. L'organisation du journal lui-
même est la plus comique parodie de celles des grandes
feuilles de New- York ou de Boston, Rien ne nous manque
ici : état-major d'éditeurs et de correspondants, bureau de
nouvelles générales, rédacteur en chef chargé du « pre-
mier Port-Foulke», agence télégraphique en communica-
tion prompte et sûre non-seulement avec tous les points
du globe, mais encore avec le soleil, la lune et les étoiles,
nous avons tout, et même « nos artistes spéciaux » ayant
mission de dessiner dans tous les lieux du monde les évé-
nements extraordinaires qui peuvent s'y passer.
Naturellement, le début est chose fort importante, et
avant même l'entrée en scène, nos éditeurs n'ont rien
épargné pour exciter la curiosité du public : circulaires,
affiches monstres et tous autres appâts inventés par les
fournisseurs de la gourmandise intellectuelle du bon pu-
blic. Mac Gormick leur avait apporté son concours en pré-
parant le menu d'un dîner meilleur que de coutume : de
sorte que quels que fussent les mérites du journal tant
désiré , son apparition ne pouvait manquer d'être bien
accueillie. Tous les détails matériels reposaient sur
.M. K.norr; c'est lui qui gardait le nouveau-né, et à peine
la nappe fut-elle enlevée que des cris tumultueux récla-
mèrent l'entrée de son jeune nourrisson. Il marchait gra-
vement , vers son oreiller sous lequel il l'avait jusqu'alors
soustrait à tous les yeux, lorsqu'un des assistants demanda
la parole pour une motion importante. « Nous confor-
mant, dit-il, à l'usage national, nous devons procéder ré-
gulièrement et ne pas laisser s'accomplir avec une légè -
reté frivole l'événement appelé à produire dans le monde
une aussi grande sensation. Non, messieurs! une assem-
blée générale organisera un comité, qui ù son tour nom-
186 LA MER LIBRE.
mera un orateur. Alors, et seulement alors , on pourra
dire que nous avons dignement inauguré l'entreprise dont
il est question. Le public de Port Foulke serait à juste ti-
tre fort mécontent, si nos voix restaient muettes à l'heure
solennelle où la presse libre est établie sur ces limites re-
culées de la civilisation ! »
Cette proposition fut accueillie avec une certaine fa-
veur, et un meeting, immédiatement organisé, appela
M. Sonntag au fauteuil; on procéda ensuite à l'élection des
vice-présidents et des secrétaires, et M. Knorr fut nommé
orateur par acclamation. Alors s'éleva dans la salle un ef-
froyable tapage ; on battait des mains, on trinquait avec
les tasses de fer-blanc, les cris de : «A l'ordre! Écoutez!
écoutez ! » essayaient en vain de dominer le bruit, mais
l'orateur se jucha sur le buffet et du haut de cette tribune,
s'adressa en ces termes à l'assemblée.
« Mes cliers concitoyens !
« Appelé par le vote unanime de cette communauté, hé-
las! si peu éclairée, pour inaugurer l'aube nouvelle qui
s'est levée sur cette région ténébreuse, j'ai l'heureux pri-
vilège de vous annoncer qu'aux dépens de nos heures, de
nos ressources , de nos labeurs , nous venons de combler
une lacune depuis trop longtemps ressentie à Port Foulke.
(concitoyens ! nous jouissons maintenant de l'inaliénable
droit de naissance de tout Américain, la presse libre! cette
voix retentissante de l'opinion publique.
« Accablé sous le fardeau de cette situation , je me
trouve dans l'impossibilité de vous adresser un discours à
la hauteur de la solennité et de l'importance de cet événe-
ment. Cependant je dois à mon collègue, je me dois à
moi-même de vous dire que si , nous conformant à une
coutume consacrée par les âges, nous conservons nos opi-
nions pour nous, du moins nous ne serons point avares
de nos raisonnements. Les habitants de Port Foulke dési-
rent le prompt retour du soleil?— Nous serons les ardents
CHAPITRE XIII. 187
avocats de leur cause. — Ils veulent la lumière ? — Nous
nous adresserons aux sphères célestes et nous ne leur
laisserons pas ignorer nos droits à une rigoureuse réci-
procité. — Ils cherchent le bonheur? — Sérieusement pé-
nétrés de notre mission sacrée qui , je puis le dire , mes-
sieurs , a fait de la presse une puissance dans ce grand et
glorieux dix-neuvième siècle, nous leur conseillerons sans
cesse la pratique de toutes les vertus sociales et pri-
vées.
« Concitoyens ! cette heure sera à jamais mémorable
dans les fastes de Port Foulke. On nous dit que, dans leur
patois, les aborigènes le nomment Annyeiqueipablaytah ,
que les meilleurs interprètes traduisent par : « l'antre des
tempêtes hurlantes ». Dans cette grave occurrence , il est
convenable que nous dirigions nos pensées vers l'avenir,
l'avenir surtout de notre sublime entreprise. Cet antre
des tempêtes hurlantes, vous le savez, honorables audi-
teurs, est situé sur les confins de notre immense pairie,
cette patrie dont le vaste manteau baigne ses franges dans
l'Océan sans limites et qui s'étend du soleil levant au so-
leil couchant, de la Croix du Sud à l'aurore boréale ? —
Mais que dis-je, l'aurore boréale? N'avons-nous pas laissé
derrière nous cette vague limite de notre domaine? Oui,
chers concitoyens, c'est à nous de faire avancer ces ques-
tions litigieuses des frontières nationales et de les amener
à un point, — et quel point? messieurs! au pôle Nord lui-
même!... Là, nous planterons notre bannière étoilée : la
hampe de notre étendard deviendra l'axe du monde autour
duquel tournera, comme une boule, l'universelle nation
yankee !
« Amis et compatriotes ! permettez-moi, en terminant,
de porter les toasts qui conviennent à cette occasion. A la
presse libre! A l'universelle nation yankee! Puisse la pre-
mière, dans l'avenir comme dans le passé, être la fidèle
compagne de la liberté et l'emblème du progrès ! Puisse la
18S LA MER LIBRE.
seconde absorber toute la création et devenir enfin la
grande farandole céleste I »
Le jeune orateur sauta à bas de son bahut au milieu de
ce qu'on pourrait bien nommer « des applaudissements
bruyants et tumultueux ». Sa harangue avait produit une
impression tout aussi favorable pour le père que pour
l'enfant, et après de nouvelles rasades et les chocs prolon-
gés de nos tasses de métal , la lecture commença et ne fut
interrompue que par les marques de satisfaction dont on
n'est pas avare après un bon dîner, en écoutant de bonnes
histoires, racontées d'ailleurs avec beaucoup de verve. No-
tre seul regret fut d'en voir arriver la fin. — On vota des
remercîraents aux rédacteurs , on but fi la santé de
M. Knorr, en un mot, tout alla bien. Le seul exemplaire
de notre Courrier passa aux matelots et leurs applaudisse-
ments ne furent pas moins unanimes. Il contient seize pa-
ges d'une écriture fort serrée, une esquisse assez ambi-
tieuse de Port Foulke, un portrait de sir John Franklin,
une bonne charge du pauvre Général avec sa patte en
écharpe. — Les énigmes n'y manquent pas, non plus que
les « calembours entièrement neufs». Nouvelles de l'ex-
térieur, — faits divers, — annonces, tout y a sa place;
sans compter des travaux d'un vol beaucoup plus témé-
raire, parmi lesquels on remarque un « prospectus illustré
par l'un des rédacteurs », un poëme du maître d'hôtel, et
enfin à l'adresse de mon malheureux chien, des vers aux-
quels tout l'équipage a adapté un air et qu'il répète inces-
samment en chœur avec un plaisir évident : il est question
de la chute de Général, de son repos forcé et de sa mort
prochaine.
Rentrez collier, fouet et poitrail,
Et du traîneau tout l'attirail;
Général n'en a plus que faire.
Sur le pack aj'ant trop glissé,
Jambes et bras il s'est cassé.
Et touche à son heure dernière.
CHAPITRE XIII. 189
J'ai le chagrin de dire que cette propiiétie n'a que trop de
chances de se vérifier : Général est bien malade. Couché
dans ma cabine, les voix joyeuses qui célèbrent ses infor-
tunes le réveillent de son sommeil, et s'il pouvait parler, il
soupirerait avec le chat de Gray :
Hélas ! un favori ne peut avoir d'amis !
Cependant, voici un autre couplet qu'il paraît écouter at-
tentivement avec des larmes dans les yeux , comme s'il y
démêlait une preuve de sympathie :
Oh ! jours de deuil et de pensers austères ,
Où Général, pleuré de tout venant,
Et sur trois pattes clopinant.
Suit le sentier glacé qui conduit chez ses pères !
12 novembre. •
La température est descendue à — 6' C, mais l'humidité
ne cesse pas, et la neige qui couvre la plaine et le port est
tout imbibée d'eau , problème assez difficile à résoudre
puisqu'elle repose sur une couche de glace de trois pieds
d'épaisseur et que le thermomètre n'est jamais remonté
au-dessus du point de congélation.
En outre la neige continue à tomber, seulement elle est
fort légère et très-régulièrement cristallisée ; elle forme un
tapis de trente et quarante centimètres d'épaisseur.
13 novembre.
De pire en pire. Le thermomètre s'élève encore, et le toit
qui recouvre notre pont, nous verse des ondées tropicales.
La neige n'est plus qu'une pâte molle et visqueuse, et je
suis toujours fort embarrassé pour expliquer cette circon-
stance; à deux pieds de profondeur, la glace est à — 6' C.
A la surface de la neige le thermomètre marque — 5" et
— 2' C. dans l'eau.
190 LA MEH LIBRE.
L'obscurité n'est pas encore tout à fait complète. A raidi,
aux dépens de ma vue, il est vrai, je puis lire dans un livre
imprimé en caractères moyens.
14 novembre.
Le vent souffle du N. E. depuis vingt-quatre heures et ce-
pendant l'air extérieur est toujours fort supportable, bien
qu'à dix heures ce soir le thermomètre soit descendu à
— 16" C.
Tant que nous avions la brise de mer, je pouvais trouver
quelque excuse à cette température exceptionnelle, mais
aujourd'hui je renonce à deviner l'énigme : un vent chaud
nous arrivant de la mer de glace, ce réservoir inépuisable
des gelées groënlandaises , brouille toutes nos théories;
mauvais tour que l'expérience joue souvent à de moins
ignorants que moi.
Avec l'aide de Mac Cormick, mon ingénieux factotum, j'ai
pu installer un nouveau marégraphe, et si cet instrument
est aussi efficace que peu compliqué, nous aurons de bons
relevés des marées de Port Foulke.
C'est un câble mince, dont une extrémité est attachée à
une lourde pierre reposant sur le fond de la mer, l'autre
remonte à travers le trou à feu, passe sur une poulie et
retombe au niveau de l'eau où il est maintenu en équilibre
par un poids de dix livres. La poulie est fixée à une rame
soutenue par deux piliers de glace. A deux pieds au-des-
sous de cette rame se trouve une tige de fer placée de ma-
nière à être en étroit contact avec le câble. Celui-ci est di-
visé en pieds et en dixièmes de pied par de petits cordons
noués solidement, et à la lueur d'une lanterne sourde, on
relève la hauteur de la marée à mesure que la corde monte
au niveau de la tige. La seule difficulté est d'empêcher que
le jeu de ce câble ne soit entravé par les glaces. A cette
fin, jour et nuit, quatre fois par heure, on nettoie le trou
à feu, opération doublement nécessaire, puisque cette ou-
CHAPITRE XIII. 191
verture est la seule par laquelle on pourrait se procurer de
l'eau si par malheur un incendie se déclarait à bord.
15 novembre.
Le vent a raffermi la neige, et le thermomètre étant enfin
descendu à — 19* G., l'humidité disparaît peu à peu.
J'ai fait cadeau à Hans dun costume tout neuf et d'une
couple de mes plus flambantes chemises de flanelle, espé-
rant calmer un peu sa haine contre Péter.
Si j'échoue en cela, j'ai du moins agréablement chatouillé
sa vanité, maître Hans est un vrai dandy, et personne à
bord ne s'occupe plus de sa toilette que ce chasseur à demi
sauvage. A la revue du dimanche, il se pavane dans ses
beaux atours, et depuis longtemps il ne daigne plus frayer
avec ses compatriotes. Sans doute, il se croit beaucoup
d'importance depuis que ses habits sont un peu moins gros-
siers; — malheureusement ce travers se retrouve ailleurs
que chez les Esquimaux.
16 novembre.
Mac Cormick a établi une école de navigation et forme
trois bons élèves : Barnum, Charley et Mac-Donald. — Dans
la « salle des marins » la soif de science est grande, et
l'excellente bibliothèque que nous devons à la générosité
de nos amis de Boston ne manque pas de lecteurs. La
chambre des officiers se transforme à vue en cabinet litté-
raire. Dodge a déjà dévoré plusieurs malles de l'Age pré-
sent de Littell et de la Revue de Wesminsier; Knorr étudie le
danois ; Jensen, l'anglais ; Sonntag se plonge dans l'esqui-
mau, et de sa longue tête mathématique, travaille à éluci-
der je ne sais quelles questions de quantités différentielles.
Mais un commandant ne connaît pas ces loisirs, et la routine
quotidienne absorbe toutes mes pensées, ainsi que pres-
que tous mes instants. Nos affaires de ménage me tracassent
192 LA MER LIBRE.
beaucoup, et sans nul doute je me laisse trop envahir par
le souci, « cette peste de l'existence », qui, dans la durée
des siècles, troubla si cruellement la carrière terrestre de
tant de bonnes ménagères; mais, par contre, je n'ai pas
le temps de m'ennuyer, et la promenade, un livre ou mon
journal suffisent amplement à mes heures de récréation.
Je ne sens pas encore le poids des ténèbres, mais c'est
avec un frisson de terreur que je vois le noir fantôme des-
cendre peu à peu sur nous.
17 novembre.
La température esta — iJ5"G., et nous en sommes vrai-
ment fort réjouis. L'air étincelle d'un froid piquant, et par
cette atmosphère sereine, un épais manteau de glace re-
couvre de nouveau la grande baie; la plaine de cristal s'é-
tend sur le détroit aussi loin que le regard peut la suivre.
Le marégraphe marche parfaitement bien, mais nos jeunes
gens se plaignent avec amertume de la difficulté qu'ils ont
à maintenir le trou à feu libre de glace et à déchiffrer dans
les ténèbres la graduation de l'instrument tout chargé de
verglas. Starr a failli passer par l'ouverture et a presque
cassé la machine en s'y cramponnant pour ne pas glisser
dans la mer. Les relevés sont en général assez exacts, et je
les contrôle d'un autre côté par mes observations sur la
banquette de glace. Aujourd'hui, nous avions neuf pieds
sept pouces de différence entre le flux et le reflux.
Les pauvres renards, pour leur malheur, fort nom-
breux autour de nous , sont les innocentes victimes d'un
nouvel amusement : pièges, trappes, panneaux, fusils,
tout est mis en réquisition par les officiers pour se saisir
de leur fine et belHL fourrure. On en pourrait confection-
ner de très-chauds vêtements, mais je ne vois pas que ces
messieurs y pensent beaucoup : chacun d'eux enferme son
butin dans les recoins les plus secrets de son armoire.
Recoins consacrés sans doute à la pari des Dames.
CHAPITRE XIII. 193
18 novembre.
Journée froide, claire, calme, paisible, sans autre inci-
dent que l'apparition du second numéro du Courrier. Rad-
cliffe en était le rédacteur en chef, et nous avons encore
passé une bonne soirée dans notre demeure, bloquée par
l'hiver et la nuit.
19 novembre.
L'uniformité de notre vie a été aujourd'hui troublée
par un événement mystérieux. J'ai déjà longuement parlé
de la rivalité de mes deux chasseurs esquimaux : tous deux
me sont fort utiles, mais par des motifs bien différents.
Comme plus d'un économiste en renom. Péter patronne vo-
lontiers la « propriété mobilière » , mais il travaille, en tout
bien tout honneur, à grossir son petit trésor; tandis que
maître Hans est poussé plutôt par une basse envie que par
le désir du gain. C'est un type de cette branche de la fa-
mille humaine qui ne peut voir sans souffrance la prospé-
rité d'autrui. Reste à savoir si la jalousie est demeurée
chez lui à l'état de sentiment ou si elle s'est traduite par
un crime.
Cette nuit, à deux heures, je lisais tranquillement, lors-
qu'un bruit de pas pressés retentit dans le silence pro-
fond. Le maître d'hôtel entra sans se donner le temps de
frapper à ma porte , tout effaré et comme enveloppé d'une
atmosphère d'alarme.
« Le feu est à bord? » lui criai-je anxieusement.
-Mais lui, sans répondre à ma question :
* Péter est parti, monsieur.
— Parti ! que voulez-vous dire par là?
— Parti, parti, monsieur.
— C'est bon, allez vous recoucher. »
Et je repris mon livre.
13
194 LA MER LIBRE.
« Mais, monsieur, c'est vrai, c'est bien vrai, il est parti,
il a pris la fuite. »
L'insistance du maître d'hôtel finit par me convaincre ,
et tout le navire fut immédiatement visité, mais on ne
trouva point notre pauvre chasseur; son hamac n'avait
pas été touché depuis la matinée de la veille ; évidemment
Péter n'était plus à bord.
Je fis appeler tout le monde sur le pont, et pendant que
j'interrogeais nos marins, Jensen essayait de faire parler
les Esquimaux. Gomme à son habitude, Péter avait soupe
avec nos gens, fumé sa pipe et bu son café ; il paraissait
heureux et content. Je ne pouvais m'expliquer cette lon-
gue absence , la lune n'était pas levée , et il me semblait
impossible qu'il se fût volontairement éloigné du vais-
seau ; les vagues réponses de Hans excitaient surtout mes
soupçons ; tout ce qu'on a pu en tirer, c'est que Péter
avait grand'peur des matelots. Nos gens déclarent, au con-
traire, qu'il était de beaucoup leur favori, et une enquête
minutieuse a établi qu'on l'a toujours traité avec la plus
grande douceur.
Pendant tous ces interrogatoires, on préparait les falots
et , partagé en sept escouades , l'équipage se répandit autour
du havre; deux heures après, on voyait encore les lumières
errer au loin sur la neige, et je commençais à penser que
toutes ces recherches seraient sans résultat, lorsque Mac
Cormick me fit le signarconvenu ; à quatre kilomètres et
demi au sud de la goélette, il avait rencontré une trace de
pas ; il la suivit sur la glace de terre à moitié brisée, jus-
qu'au pied d'une colline abrupte. Là , il ramassa un petit
sac contenant quelques habits, la meilleure défroque de
notre malheureux chasseur. Le maître d'hôtel ne s'était
pas trompé. Péter avait pris la fuite. Oîi allait-il? Pour- .
quoi nous a-t-il ainsi quittés?
Nous retournâmes à bord dans une assez grande per-
plexité Marcus et Jacob ne savent absolument rien et
CHAPITRE XIII. 195
Hans s'en lient toujours à ce qu'il a dit ; mais de plus en
plus je suis persuadé qu'il est réellement au fond de cette
mauvaise affaire, et je viens de le renvoyer de ma cabine
en lui affirmant qu'à la première preuve de sa culpabilité
je le ferai pendre sans pitié à la grande vergue. 11 a par-
laitement compris, et il s'engage à retrouver le fugitif et
à nous le ramener bientôt.
20 novembre.
Mans, escorté d'un matelot, a longtemps suivi les traces
de Péter , mais au bout de plusieurs heures une brise
violente a soulevé les neiges et toute recherche est deve-
nue impossible. Il est revenu au navire , sans nul doute
très-inquiet de son propre sort, mais il avait l'air de l'in-
nocence en personne et ne paraissait se tourmenter que
des malheurs de son ancien rival.
« Où est donc mon pauvre Péter? Essaye-t-il de re-
joindre les Esquimaux du détroit de la Baleine? » D'après
Hans, les plus rapprochés de nous se trouvent à cent qua-
tre-vingts kilomètres d'ici, à l'île Northumberland, et peut-
être même à quatre-vingt-dix kilomètres encore plus loin
sur les côtes du sud. Si, par hasard, quelque bande de
chasseurs ne s'est pas avancée vers le nord, il ne lui reste
aucune chance de salut. Il est possible que Hans lui ait
assuré qu'il trouverait des compatriotes à Sorfalik , à cin-
quante-cinq kilomètres seulement; il peut bien marcher
jusque-là, mais, sans provisions, sans attelages, il ne sau-
rait aller plus loin vers le sud. M. Sonntag soutient que
son protégé n'a nullement trempé dans cette mystérieuse
affaire; d'après lui, c'est tout simplement un caprice d'Es-
quimau ; irrité de quelque offense ou de quelque passe-
droit de nos marins , Péter sera allé refroidir sa colère
à Etah ou sous une hutte de neige. Mais notre ami est le
seul à ne pas croire à la culpabilité de maître Hans. Les
plus avisés supposent que tout ceci est le fruit des longues
196 LA MER LIBRE.
macliiiiatioiis de ce dernier: il aurait persuadé à son infor-
tuné camarade (jue notre bienveillance pour lui cachait des
desseins hostiles, dont sa connaissance de la langue an-
glaise, en écoutant les conversations de l'équipage, lui
avait permis de s'assurer. Ainsi le pauvre garçon se serait
à la hâte jeté dans les plus grands périls, pour se préser-
ver d'un danger imaginaire. Il est probable que cette ex-
plication est la bonne : elle cadre tout à fait avec ce que
nous savons du caractère des Esquimaux; rien ne les
pousse davantage à soupçonner la trahison que des mar-
ques réitérées d'amitié, et il est probable que Hans, après
un premier mensonge, a soufflé avec soin la flamme nais-
sante, et l'ayant alimentée de nouveaux récits et d'insi-
nuations mystérieuses, a frappé le grand coup en conseil-
lant au crédule et inoffensif jeune homme d'aller au plus
vite se réfugier à Sorfalik. Afifolé par la terreur. Péter a
saisi son sac et s'est enfui vers les montagnes ; en voyant
les lumières briller sur le pont, il a compris qu'on le
poursuivait et s'est empressé de laisser en arrière tout ce
qui pouvait arrêter sa course. S'il en est ainsi, je com-
prends la signification de la phrase de Jansen : * Hans
et Téter se sont réconciliés ».
23 novembre.
Cinq jours ont passé, et Péter ne revient pas. 11 n'est
jjoint allé à Etah et on n'a trouvé aucune trace auprès de
nos caches de renne. Hélas ! s'il n'a point découvert quel-
que abri, la mort doit maintenant avoir terminé ses souf-
frances : une violente tempête s'est déchaînée et les trom-
bes de neige s'abattent autour de nous. Je reviens cepen-
dant de ma promenade accoutumée, et mon vieux et
lidèle Cari secoue à tour de bras le givre qui a pénétré
mes fourrures; sous l'impulsion de la brise glaciale, il
s'est littéralement insinué dans les pores du cuir; mes
cheveux , ma barbe et mon visage en étaient couverts , et
CHAPITRE XIII. 197
en montant à bord, je ne ressemblais pas mal ù « l'homme
de neige « , à ce Kriss Kringle que, dans les jours de mon
enfance, je m'imaginais faire sa ronde annuelle sur les
toits des maisons. Cette petite excursion a été des plus
pénibles; je me suis d'abord aventuré assez loin sur la
mer glacée ; le vent soufflait de l'arrière et ma course en
était plutôt activée que ralentie; mais lorsque, retournant
sui^mes pas, j'eus à l'affronter en face, la tâche se trouva
bien autrement ardue que je ne l'avais pensé. A peine si,
dans la distance, je pouvais entre les trombes distinguer
les fanaux du navire ; l'ouragan faisait rage, la rafale me
fouettait la figure, le givre me transperçait de ses poin-
tes aiguës, la furie de la tempête s'accroissait toujours, et
plus d'une fois, je le confesse, je désirai être hors de ce
guet-apens atmosphérique.
Je me voyais, en effet, dans une passe assez désagréable;
mes joues se gelaient peu à peu, et si, de temps à autre,
je n'avais tourné le dos au grain pour ôter mes gants et
me frictionner le visage avec énergie, en ({uelques mo-
ments il n'aurait plus eu forme humaine.
Mais j'ai déjà oublié toutes ces souffrances , et , chaude-
ment blotti sous mes peaux d'ours, je ne suis pas trop
fâché de l'aventure. J'avais voulu contempler la tourmente
dans sa grandiose majesté II est tombé, ces jours-ci, une
épaisse couche de neige, et la tempête la roulant sans re-
lâche sur le versant des collines et dans les vallées pro-
fondes remplissait l'atmosphère entière de ses tourbillon-
nantes blancheurs. Elle rejaillissait en gerbes immenses
jusqu'au sommet des montagnes , flottant autour de leurs
crêtes comme une longue et fantastique crinière. D'énor-
mes avalanches se précipitaient avec frénésie sur les
pentes abruptes et se brisaient sur les rochers, pour
s'envoler en gracieuses et légères nuées, ou rebondir sur
la mer glacée, en empruntant aux rayons de la lune une
vague et faible lueur. Lambeaux par lambeaux, la rafale
198 LA MER LIBRE.
déchirait le vaste linceul jeté sur les terrasses qui domi-
naient le port; ils tourbillonnaient autour du schooner,
et après avoir sourdement râlé à travers ses agrès , ils
s'enfuyaient sur la vaste plaine , enveloppant les icebergs
qui en hérissent la surface; hurlant, sautant, dansant, ils
passaient près de moi comme les fantômes de la nuit et
couraient dans les ténèbres en mêlant des voix d'un autre
monde aux plaintes du flot retentissant. •
Quand je me reporte à cette scène sauvage et terrible,
mes pensées y suivent mon pauvre serviteur perdu. Les
cordages roidis ((ui heurtent les mâts, le vent sifflant dans
les enfléchures , le bruit de la neige fouettant les flancs
du navire, toutes les lugubres clameurs d'une nuit de tem-
pête me parlent de ce malheureux jeune homme plongé
dans la tourmente , et j'en suis à me demander encore :
Pourquoi nous a-t-il ainsi quittés?
Qu'est-ce que le courage, après tout? Ce pauvre sau-
vage, vaillant chasseur, qui n'aurait pas hésité à affronler
seul le terrible ours polaire, s'est jeté volontairement
dans le plus affreux des dangers et, poursuivi par la peur,
s'est enfui dans les ténèbres à travers les montagnes et les
glaciers , la rafale et les tourbillons de neige , et n'a pas
trouvé en lui la force de se mesurer face à face avec des
ennemis imaginaires. Il semble, en vérité, que l'homme
encore inculte et sans instruction redoute la colère ou la
trahison de ses semblables, bien plus que la peste, les
tempêtes ou les bêtes féroces.
CHAPITRE XIY.
L'hiver. — La nuit de plusieurs mois. — Le clair de- lune. — Dou-
ceur de la température. — Une averse. — Épaisseur de la neige.
— Ses cristaux. — Nos chiens tombent malades. — Symptômes du
fléau. — Terrible mortalité. — Nouveaux projets. — Plans de
voyage chez les Esquimaux du détroit de la Baleine.
Le lecteur qui a suivi mon journal depuis notre arrivée
au Port Foulke aura sans doute remarqué comme la clarté
du jour s'était lentement évanouie et de quel pas tardif et
mesuré l'obscurité s'avançait vers nous. A la fin de novem-
bre, la dernière et vague lueur s'éteignait dans le ciel, et à
toute heure les étoiles brillaient du même éclat ; du jour
sans fin de l'été, nous avions, à travers le crépuscule d'au-
tomne, passé dans la longue nuit de l'hiver.
Nous avions bien tous appris, dans notre enfance, .qu'aux
pôles de la terre le jour et la nuit durent six mois, mais
autre chose est de se trouver face à face avec la réalité et
d'être contraint de s'y soumettre. L'éternel soleil de l'été
avait dérangé les habitudes de toute notre vie, mais l'obs-
curité de l'hiver les troublait plus encore. L'imagination
autrefois trop excitée par cette lumière qui inspire l'action,
.s'engourdissait peu à peu, la nuit de plusieurs mois jetait
son ombre sur l'intelligence et paralysait notre énergie.
200 LA MER LIBRE.
La lune seule venait de temps en temps nous arracher à
ces ténèbres accablantes. Pendant les dix jours de sa course
lumineuse, elle chemine paisiblement au-dessus de l'hori-
zon et brille d'une clarté inconnue partout ailleurs. L'uni-
forme reflet des neiges et la sérénité presque constante de
l'atmosphère ajoutent à la splendeur de ses rayons. Ils per-
mettent de lire avec la plus grande facilité, éclairent les
Esquimaux dans leurs courses nomades et les guident vers
leurs territoires de chasse.
Les jours et les semaines se traînaient avec une fatigante
lenteur et le temps ne nous manquait pas pour nos obser-
vations. Je note ici quelques faits remarquables : Tout en-
foncés que nous étions dans une profonde échancrure des
hautes terres, les terribles rafales du nord-est fondaient sur
nous presque sans relâche, et quoique ensevelis sous les
ténèbres polaires et entourés des glaces boréales, nous
avons vu la mer ouverte souvent s'approcher de nous, et
plus d'une fois ses flots tumultueux ont menacé d'arracher
le navire à son berceau de cristal et de l'entraîner sans re-
tour au milieu de la débâcle.
La moyenne de la température a été singulièrement éle-
vée, circonstance que j'attribue en partie â la mer libre,
à laquelle il faut sans doute rapporter aussi la fréquence
des tempêtes et la grande agitation de l'atmosphère. J'ai
parlé dans le dernier chapitre de l'étrange hausse du ther-
momètre au commencement de novembre; quelques se-
maines plus tard , il atteignait le point de congélation pour
redescendre à — 25" G. presque aussi soudainement qu'il
avait monté. Ces oscillations inexplicables ne tardèrent pas
à nous ramener le dégel avec son désagréable cortège : la
neige fondue sur les ponts et l'humidité dans nos cham-
bres. Le 28 et le 29, nous ne pûmes allumer les feux que
pour préparer nos repas et nous procurer de l'eau. Enfin,
pour ajouter à mon étonnement, d'épaisses ondées de fri-
mas furent suivies d'une pluie battante comme je n'en
CHAPITRE XIV. 201
avais vu dans ces froides régions qu'en juillet et en août.
La hauteur de la couche de neige déposée pendant cette
période n'est pas moins extraordinaire; elle s'éleva à
32 pouces, et en un seul jour s'accrut de 19 pouces, c'est-
à-dire cinq pouces de plus que n'en accumula au Port
Rensselaer tout l'hiver de 1853 à 1854. Jusqu'au 1" dé-
(îembre, il en^est tombé quatre pieds en tout, et cepen-
dant nous sommes fort au nord de la ligne maximum des
neiges, et d'après mon expérience passée je m'étais cru en
droit de conclure que les régions voisines du détroit de
Smith sont presque entièrement exemptes des humides
produits de la condensation des vapeurs. Une de mes dis-
tractions favorites était l'étude des cristaux de neige. Il
est assez singulier que les plus parfaits ne se forment que
lorsque la température est relativement assez élevée; si le
thermomètre est au-dessous de — 18" G. , la neige est
sèche et dure et ne montre pas ces minces et diaphanes
flocons si doux à l'œil et qui, vus à la loupe, affectent
tous des figures régulières et fort variées quoique déri-
vant d'un hexagone primitif. J'en ai dessiné un très-grand
nombre; les plus compliqués ressemblent aux segments
linement dentelés d'une feuille de fougère.
Vers le commencement de décembre, la marche des évé-
nements, jusque-là assez satisfaisante, fut troublée par
une série de désastres qui eurent une influence funeste
sur les destinées de l'expédition et dérangèrent tous les
plans formés pour l'avenir de notre entreprise.
J'ai déjà dit qu'une sorte de peste sévissait depuis plu-
sieurs années sur les chiens du Groenland méridional et
avait enlevé beaucoup de ces utiles animaux. La cause du
fléau était restée inconnue, mais, d'après les informations
recueillies, je supposai qu'elle était purement locale, et
qu'une fois mes attelages embarqués, je n'aurais plus à la
redouter. C'est dans cette persuasion que je passai tant
de jours aux établissements d.inois à glaner çà et là
202 LA MER LIBRE.
trente- six bêtes de trait. Jusqu'au l" décembre, elles se
maintinrent en parfaite santé , et comme je les nourris-
sais abondamment de viandes fraîches, j'espérais qu'au
printemps je me trouverais possesseur de quatre bons et
forts attelages pour nos explorations en traîneau.
Hans m'avait appris, il est vrai, que les Esquimaux des
environs venaient de perdre beaucoup de chfens d'une ma-
ladie dont la description répondait à celle que j'avais en-
tendu faire à Prôven etàUpernavick, mais novembre s'était
écoulé sans que le terrible fléau visitât ma belle et bonne
meute, et je la croyais désormais à l'abri de ses atteintes.
Je me rappelais, certes, la mort des chiens du docteur
Kane, mais j'en expliquais autrement les causes. En 1854
et 1855 les provisions fraîches nous faisaient alors presque
entièrement défaut; comme l'équipage, nos animaux ne se
nourrissaient alors que dé salaisons, et si le scorbut n'épar-
gna point les hommes, les chiens, habitués à ne manger
que de la chair de phoque crue, n'avaient pu résister à un
régime si nouveau pour eux.
Mais ma confiance ne devait pas être justifiée : au com-
mencement de décembre, Jensen vint me prévenir qu'une
de nos plus fortes bêtes présentait tous les symptômes du
terrible fléau, et sur son conseil je la fis abattre immédia-
tement, afin de circonscrire les ravages du mal, si toutefois
il était contagieux. Mais quelques heures après, un autre
chien fut atteint de la même manière.
Le pauvre animal manifesta d'abord une grande inquié-
tude ; il courait autour du navire, dans un sens, puis dans
un autre, avec une démarche incertaine et troublée ; chacun
de ses mouvements indiquait une violente exaltation ner-
veuse; soudain, il partit comme un trait et se dirigea vers
l'entrée du port, aboyant sans cesse et paraissant mortelle-
ment efîrayé de quelque objet imaginaire qu'il essayait de
fuir; il revint bientôt encore plus excité : ses yeux s'injec-
taient de sang, une bave épaisse filait de sa bouche, et il sem-
CHAPITRE XIV. 203
blait possédé d'un irrésistible besoin de mordre tout ce qui
l'approchait.
La période aiguë dura quelques heures seulement, et fut
suivie d'une prostration presque complète; aveugle et
chancelant, le malheureux chien se traînait avec peine le
long du navire; une violente convulsion vint secouer ses
membres et le renversa dans la neige où, après s'être dé-
battu quelques instants, il reprit connaissance et se remit
sur ses jambes ; mais de nouveaux accès se succédèrent ra-
pidement jusqu'à ce que la mort vint enfin terminer sa
pénible agonie. Elle se prolongea vingt-quatre heures ,
pendant laquelle je suivis attentivement les phases du mal
dans le vain espoir d'en découvrir le principe et peut-être
le remède; la dissection ne me révéla absolument rien;
je ne trouvai de trace d'inflammation ni dans le cerveau ,
ni dans la moelle épinière, les centres nerveux ou les nerfs
.eux-mêmes. Plusieurs des symptômes étaient ceux de l'hy-
drophobie; mais l'animal buvait avidement, et la bave ne
m'a pas paru être un véhicule du fléau ; les chiens mordus
ne furent pas plus promptement atteints que les autres,
A peine ce cas s'était-il fatalement dénoué, qu'une balle
terminait les souffrances d'un troisième chien ; sept périrent
ainsi en moins de quatre jours ; et je voyais avec conster-
nation se fondre ainsi mes beaux attelages. J'essayais, j'es-
sayais toujours, et toujours mes efforts échouaient triste-
ment. Karsuk, mon second chef de file, le meilleur collier
de ma meilleure bande, succomba l'un des premiers. Deux
heures après l'invasion de la maladie, il était effrayant à
contempler : jamais aucune créature vivante ne s'est mon-
trée à moi avec une telle empreinte de férocité sauvage et
redoutable. Pensant que le repos forcé lui ferait quelque
bien ou que la violence de l'attaque s'épuiserait plus vite ,
j'ordonnai qu'on l'enfermât dans une grande caisse placée
sur le pont; mais la captivité parut aggraver le mal. Il
mordait le bois avec une furie indescriptible, et introdui-
îOk LA MER LIBRE.
sant ses dents dans une fente, il enleva la planche, éclat par
éclat, jusqu'à ce qu'il eût pratiqué une ouverture assez
grande pour y passer la tète; je le fis immédiatement fu-
siller. Ses yeux roulaient comme des boules de flamme, un
de ses crocs était brisé, et un jet de sang coulait de sa gueule.
liientôt après, un bel animal qui paraissait en parfaite
santé, bondit soudain et, s'élançant avec un hurlement sau-
vage , tourna autour du port , puis revint près du navire où
il fut pris de terribles convulsions. Je le fis attacher, mais
il rompit ses liens, et nous dûmes le tuer aussi.
Trois autres succombèrent le même jour, et le 16 dé-
cembre je ne possédais plus que douze chiens; dix-huit
étaient morts du fléau, et j'en avais déjà perdu quelques-
uns par des causes diverses; huit jours après, il ne m'en
restait plus que neuf.
Au premier abord, le lecteur ne pourra peut-être pas se
rendre compte de l'étendue de ce désastre. Tous nos plans
d'exploration reposaient sur les traîneaux, et mes atte-
lages allaient se réduisant de plus en plus; je n'espérais
pas conserver un seul chien, et si je ne réussissais pas à
réparer cette perte, notre entreprise était irrévocablement
condamnée.
M. Sonntag partageait mon anxiété. Après nous être inu-
tilement épuisés de soins et d'eflbrts contre le fléau , il ne
nous restait plus qu'à chercher les voies et les moyens
pour remédier au mal et former des projets plus conformes
à nos ressources actuelles.
Naturellement, notre première pensée fut d'avoir recours
aux Esquimaux; s'il nous était possible d'amener quelque
tribu auprès du navire, nous pouvions espérer qu'elle nous
prêterait ses chiens en retour de notre promesse de la nour-
rir elle-même, soit de nos ])rovisions, soit des produits de
notre chasse, pendant tout le temps que ses attelages se-
raient employés à notre service.
llans fut appelé au conseil : il nous apprit qu'une famille
CHAPITRE XIV. 205
vivait à cent quatre-vingts kilomètres vers le sud, à l'île
Northumberland, quelques autres à quatre-vingt-dix kilo-
mètres plus loin, au midi du détroit de la Baleine, et peut-
être une ou deux moins loin de nous. Nous n'hésitâmes pas
longtemps, et il fut décidé que s'il nous restait encore assez
de chiens à la lune de décembre, Sonntag, accompagné de
son conducteur favori, prendrait le traîneau et tâcherait
d'entrer en communication avec les naturels; si, au con-
traire, nous n'avions plus un seul attelage, je me rendrais
moi-même â pied à leurs stations et je ferais de mon mieux
pour amener les Esquimaux au Port Foulke ou à Etah. Mais
la lune n'était pas encore levée, et pendant ces longues té-
nèbres, il nous fallait attendre encore, et désirer avec ardeur
que la fin de ce mois fût moins malheureuse que le com-
mencement.
CHAPITRE XV.
Le minuit polaire. — Départ de Sonntag. — L'obscurité. — La
routine quotidienne. — La veillée tie Noël. — La fête. — Le
repas.
22 décembre.
Le soleil a atteint aujourd'hui sa plus grande déclinaison
australe.
Pour moi, ces quatre semaines ont été une période de
soucis amers, et je suis heureux de sentir que nous redes-
cendons maintenant la pente des ténèbres boréales. La mort
de mes chiens m'accable de tristesse, et mon chagrin re-
double à la pensée que cette mort envoie Sonntag au milieu
des dangers de la sombre nuit polaire.
Mon ami est parti hier. — Le résultat de nos longues dis-
cussions est qu'il ne nous restait aucune autre alternative.
Hans assure que les Esquimaux se rassemblent près du cap
York au commencement du printemps, et que si nous avions
attendu jusqu'au jour, il serait trop tard pour les atteindre.
Il espère en trouver peut-être encore à Sorfalck ou à quel-
(jue autre station au nord du détroit de la Baleine, et il ne
doute pas que le voyage soit des plus faciles, même s'il
faut aller à l'île Northumberland ou à Netlik, encore plus
loin. Sonntag, impatient d'essayer ses forées, se fatiguait à
CHAPITRE XV. 207
attendre la lune et une température favorable ; nous déci-
dâmes que Hans serait son unique compagnon : il est contre
toutes les règles des voyages arctiques d'entasser trois
hommes sur un même traîneau, et je n'avais aucune preuve
que mes soupçons à l'endroit du pauvre Péter fussent ba-
sés sur des faits. Sonntag croit toujours à l'innocence de
son conducteur, et il est certain que celui-ci, beaucoup
mieux que le Danois Jensen, saura le guider vers les vil- "
lages des naturels. La maladie a disparu depuis six jours,
et nous laisse neuf beaux chiens qui composent un attelage
assez présentable.
Les préparatifs n'ont pas été longs. Avec des peaux de
buffle, Hans s'était fabriqué un sac pour servir de cou-
chette ; Sonntag en emporte un de fourrure d'ours qui nous
vient d'Upernavik. Ils se munissent de provisions pour
douze jours, mais ne pensent pas être si longtemps absents,
même s'ils sont obligés de pousser jusqu'à l'île Northum-
berland, qu'on peut facilement atteindre en deux étapes.
En décembre 185(i, Sonntag et moi nous en avions employé
trois, mais les chasseurs indigènes s'y rendent parfois tout
d'une traite. Notre ami n'a pas voulu s'embarrasser d'une
tente : naturellement l'Esquimau Hans est profès dans l'art
de construire des huttes de neige, et son maître a déjà
pris de bonnes leçons dans son premier voyage. Si la glace
n'est pas assez solidifiée autour du cap Alexandre, ils fran-
chiront le glacier et fileront directement sur Sorfalik ; ils n'y
trouveront probablement point d'Esquimaux et traverseront
le détroit pour atteindre l'île, à moins qu'ils n'aient de
bonnes raisons pour continuer à suivre la côte jusqu'à Péte-
ravik, trente-six kilomètres plus au sud.
Le temps était toujours fort mauvais et le vent ne nous
laissait aucun repos, mais hier matin il s'est calmé subite-
ment; le thermomètre marquait — 30* C, aujourd'hui il
est remonté à 19"* C, la température est plus douce, une
neige légère tombe par instants, et le voyage s'effectuera,
208 LA MER LIBRE.
j'espère, dans de bonnes conditions; nos touristes nous
ont quittés depuis trente-six heures, et sans doute ont
déjà doublé ou traversé le cap , borne méridionale de la
baie Hartstène.
Ce départ a été l'événement de la semaine, et pour quel-
(jucs moments a arraché officiers et matelots à la léthargie
par laquelle ils se laissent peu à peu gagner, en dépit de
mes efforts. Sonntag était plein d'ardeur, et tout joyeux de
cette course aventureuse, il me promettait de ramener
bientôt les Esquimaux et leurs chiens. De son côté, Hans
se pavanait au moment de s'éloigner ; très-fier de son im-
portance, il claqua vigoureusement son fouet, l'attelage bon-
dit dans ses harnais et partit au grand galop. Le traîneau
glissait rapidement, et pendant qu'autour de lui la neige,
soulevée par les chiens , rejaillissait au clair de lune, nous
criâmes trois fois : Hip ! hip ! hurrah !
23 décembre.
J'ai eu cette nuit un rêve étrange et qui me poursuit
sans cesse; si j'étais superstitieux, j'y verrais certaine-
ment un présage de malheur. Accompagné de Sonntag, je
me trouvais au loin sur la mer glacée , lorsqu'un terrible
craquement retentit dans les ténèbres, et une profonde
crevasse étendit entre nous sa coupure béante; elle allait
grandissant, grandissant toujours.... puis la glace se dé-
tacha à grand bruit et vogua avec une rapidité effrayante
sur les eaux noires de la mer houleuse , emportant mon
cher et brave compagnon que je vis encore longtemps de-
bout sur son radeau de cristal , sa haute taille se profilant
en noire silhouette sur une bande de lumière qui s'éten-
dait sur l'horizon lointain.
Notre vie s'écoule avec une insupportable monotonie ;
c'est à peine si (juelque incident vient de loin en loin mar-
quer les étapes de cette ennuyeuse traversée de la longue
nuit polaire. Je ne suis pas entièrement rassuré sur les
CHAPITRE XV. 209
périls que peut courir Sonntag, mais je ne saurais m'em-
péclier de lui porter envie, et je ne m'étonne pas, qu'in-
dépendamment de l'importance capitale de ce voyage, il
ait été si pressé de partir; une tournée aux stations des
Esquimaux et quelques jours de lutte avec la tempête l'ar-
rs^chent aux tristesses de cette interminable attente. Que
né préférerais-je pas à notre inactivité forcée, à l'intolé-
rable routine de notre vie !
Les semaines succèdent aux semaines, et toujours nous
emboîtons le pas avec une régularité désespérante.
Sans les cloches, « ces cloches sans lin, » je crois que
nous resterions couchés dans l'étemelle nuit pour sommeil-
ler jusqu'à l'aube du jour. Elles nous disent les heures et
les demi-heures, appellent les quarts de veille, et nous
gouvernent encore plus souverainement que sur mer. Un
coup sonne le déjeuner, deux la collation, quatre le dîner;
à six coups on éteint les lumières, à sept nous rouvrons
les yeux à la pâle et faible lueur de la lampe, pour con-
tinuer encore cette interminable évolution d'occupations
monotones, de paresse obligée, d'écœurant ennui.
Nos chasseurs, par habitude et par désœuvrement, pour-
suivent encore les renards et les rennes au clair de la
lune, mais c'est poudre perdue : ils tirent au hasard.
Les travaux de l'observatoire vont leur train, et le jour
de la semaine consacré au magnétomètre, ces messieurs
peuvent se distraire en grimpant toutes les heures sur la
banquette de glace ; on surveille soigneusement les occul-
tations des satellites de Jupiter afin de rectifier les chro-
nomètres si besoin en est; la marée monte et descend sans
plus de souci de l'énorme poids qu'elle soulève que de
notre constance à l'étudier.
Dodge vient de mesurer l'épaisseur de la glace ; elle est
maintenant de six pieds et demi et descend jusqu'au bas
de la quille : notre navire est complètement enchâssé dans
son cadre de cristal. — Pour donner quelque occupation
]k
210 LA MER LIBRE.
aux matelots, je leur fais coudre, une heure par jour, les
sacs de toile qui serviront ce printemps à nos voyages; les
ofliciers me présentent leurs rapports quotidiens et le
journal hebdomadaire est une récréation impatiemment
attendue. Tous les matins le bibliothécaire est à son poste,
et les livres continuent à être en grande faveur, mais les
journées sont bien longues et l'équipage tue les dernières
heures de la veillée (je n'oserais dire du soir) à fumer et
à jouer aux cartes. Je vais plus souvent dans le carré des
ofliciers, mais je n'oublie pas ma partie d'échecs avec Knorr;
tant que Sonntag était ici , nous passions presque tous nos
moments de loisir à deviser de nos projets de voyage vers
le nord; calculant très-exactement tout ce que nous fe-
rions quand le jour aurait lui , et la part qui reviendrait
à chacun dans la tâche marquée.
Ainsi, nous nous traînons péniblement vers l'aube tant
désirée, et chaque heure de ténèbres nous paraît plus
lente et décolore un peu plus notre sang ; elle enlève l'é-
lasticité de notre marche, allonge notre figure, creuse nos
joues et éteint par degrés le rire joyeux ; elle arrête
le mot plaisant dans la cale et dans la cabine, et sans
nous amener encore à nous confesser tout haut, nous
force à avouer que l'ennemi a souvent la victoire. Nous
avons beau . prendre vaillamment notre courage à deux
mains, l'étrangeté de notre position est épuisée et le monde
extérieur n'a plus rien de nouveau pour nous; la lune se
lève et se couche sur le détroit glacé ; la nature dort son
long sommeil d'hiver. La mémoire se retourne involon-
tairement vers les jours d'autrefois, et dans l'air étincelant
et vif, par cette nuit froide et claire , je cherche le joyeux
tintement des grelots, le traîneau encombré où on se serre
encore pour faire place à un camarade, l'auberge au bord
de la route, le souper fumant que l'hôte empressé apporte
sur la table, les grosses bûches qui flambent en pétillant ;
puis j'oublie la nuit, la neige, la gelée et ma pensée s'em-
CHAPITRE XV. 211
pîit de soleil, je revois « le banc sous le buisson d'aubé-
pine !... » Mais hélas! que tout cela est loin de nous!
24 décembre.
La veille de Noël! Quel charme puissant! Quelle in-
fluence magique dans ces seuls mots ! Que d'heureux sou-
venirs ils rappellent au cœur malade et à l'esprit fati-
gué ! Un rayon de lumière descend sur notre pauvre navire
prisonnier des ténèbres et nous parle des douces lueurs
de l'aurore promise ; et nous attendons celle-ci avec quel-
que chose de ce sentiment religieux qui anima autrefois
les bergers de Judée devant la brillante étoile tout à coup
apparue dans leur ciel.
Partout, dans ce vaste monde, le lever du jour est le
lien qui nous unit dans une commune espérance, la joie
s'éveille avec le soleil , et portées sur les ailes de l'aube ,
les ondes de lumière, joyeuses cloches de Noël elles-
mêmes, entourent toute la terre de leur branle harmo-
nieux : c'est comme un gai carillon annonçant au loin les
nouvelles de paix. Le rayon vermeil réjouit le veilleur so-
litaire de la mer et le chasseur qui attise les charbons
de son feu presque éteint; il pénètre dans l'humble case
de l'esclave et dans la hutte de l'émigrant fatigué; il éveille
le voyageur perdu dans la steppe de Tartarie et le sauvage
habitant de la forêt; il console le pauvre et l'affligé comme
le riche et le puissant; partout il nous illumine de sa
clarté bénie; partout il parle au cœur; aussi bien sous
l'étoile Polaire, que sous cette étincelante Croix du Sud,
entrevue par le génie de Dante , si longtemps avant d'être
signalée à l'admiration des hommes par les navigateurs du
seizième siècle :
.... AU altro polo, e vidi quattro stelle
Non viste mai fuor ch ' alla prima gente.
(.Purg.)
2J2 La mer libre.
Jamais le navire n'a été si brillant qu'aujourd'hui ;
diverses boîtes ont été retirées de leurs cachettes et par
leur magique apparition feraient croire que les saints pa-
trons de cette veillée de Noël , où les petits cadeaux en-
tretiennent les amitiés de l'année , sont descendus chez
nous en ambassade spéciale avant d'aller remplir les bas
et les souliers des petits enfants, et de porter des dots
aux filles pauvres de nos chers vieux pays. La table gémit
sous le poids des étrennes, doux souvenirs de ceux qui ce
soir parlent de nous autour du foyer de famille. Monceaux
de bombons, gâteaux de toutes sortes, portant maintes
tendres devises, sortent de leurs boîtes, et réjouissent les
cœurs, tout en menaçant les estomacs d'indigestion.
Je seconde de tous mes efforts le zèle si louable que
chacun déploie pour les préparatifs de demain. La cambuse
ne contient rien de trop bon pour Noël, et Mac Cormick
assure que le festin surpassera encore celui de son jour de
naissance; malheureusement, il ne pourra lui-même en
surveiller les apprêts : il est retenu au lit par un pied gelé,
dans je ne sais quelle aventure de chasse. — Là-bas, per-
sonne n'aime à confesser que son cheval Ta jeté par terre ;
ici, on ne veut* pas davantage avouer qu'on s'est laissé
pincer par la gelée : c'est même le sujet habituel des plai-
santeries du bord.
, 26 décembre.
Pour moi cette journée aurait été sans nuages si mes
pensées n'avaient suivi Sonntag et ne s'arrêtaient pas si
souvent sur la mort de mes chiens. Mes gens étaient heu-
reux, et je me réjouissais d'autant plus de les voir ainsi,
que leur bonheur est une garantie de santé.
La cloche du bord fut hissée au sommet du mât et pen-
dant que celles des autres pays carillonnaient à toute volée
sur un monde de joie, le nôtre sonnait ses notes claires
dans les ténèbres et la solitude. Tout le monde étant réuni
CHAPITRE XV. 213
dans le carré , nous remerciâmes le Ciel de toutes les
grâces qu'il nous avait accordées, puis chacun s'occupa de
sa tâche. Pas n'est besoin de dire que ces devoirs se rap-
portaient presque tous à la préparation du « dîner de Noël ».
La cabine des officiers fut tapissée de drapeaux et les
matelots recouvrirent les parois de leur chambre et les
poutres transversales de bandes de flanelle rouge, blanche
et bleue qu'on alla chercher dans les magasins. — Illumi-
nation générale : toutes les lampes furent mises en réqui-
sition; on brûla des flots d'huile et le pont fut inondé de
lumière. Sur les tables du festin on dressa deux énormes
candélabres dont le bois fut recouvert de papier d'or et
d'argent, de bandes de galon, de paillettes et de clinquants
qu'on nous avait donnés à Boston pour des représentations
théâtrales qui n'ont jamais eu lieu ; tout cela faisait un
effet splendide, et deux douzaines de bougies illuminaient
les salles.
Un peu avant le repas, les matelots m'invitèrent à visiter
leur quartier, et je fus aussi enchanté da leur goût que
de leur entrain. Coins et recoins étaient soigneusement ba-
layés, nos hommes s'empressaient à leurs besognes diver-
ses, et tous paraissaient contents, à l'exception peut-être du
cuisinier : le succès de la fête reposait sur lui, et chacun
de ses mouvements était attentivement surveillé. En
m'arrêtant près du poêle rougi, je souhaitai un joyeux
Noël à maître coq. — c Merci, capitaine, me dit-il, mais je
n'ai guère le temps de penser à un joyeux Noël ; monsieur
voit bien qu'il me faut faire cuire ces énormes rennes. > Et
continuant d'arroser d'une main vigoureuse deux quartiers
de venaison soigneusement gardés pour la circonstance, il
donna la dernière touche â une marmite de soupe fort
appétissante. Pensant l'encourager, je lui rappelai que ses
labeurs finiraient aussitôt que le dîner serait servi ; mais
avec cet esprit de suite naturel à l'esprit humain, et surtout
à un cuisinier, il me répliqua immédiatement : • Plaise
214 LA :MER LIBRE.
au capitaine , j'espère travailler aussi longtemps que mon
Père céleste m'en donnera la force. »
Quand je sortis de l'entre-pont pour passer dans le carré,
les matelots poussèrent trois hourrahs en mon honneur,
trois à celui de l'expédition, et je ne sais combien d'autres
à leur propre adresse. Le pont était magnifique : on l'avait
parfaitement nettoyé; au milieu se trouvait aménagé un
vaste espace libre : Knorr me confia qu'il y aurait bal le
soir. Brûler de l'huile fut cette nuit-là une manie géné-
rale; même la petite païenne,, compagne de Hans, s'en était
procuré un supplément, et avait illuminé sa tente en hon-
neur de cette fête, dont la signification ne devait pas être
très-cl'iire pour elle. La tente de l'Esquimau était un
joyeux nid de fourrures, et le petit Pingasuik, un lambeau
de lard de phoque à la bouche en guise de sucette, riait
et gazouillait comme le plus sage des enfants civilisés pour-
rait le faire dans ce jour très-chrétien. Jacob , le gras Ja-
cob , s'ébaudissait dans son encoignure ; il était depuis le
matin d'une jubilation incomparable à l'idée de toutes les
miettes qui resteraient d'un pareil festoiement, et pour
s'entretenir la bouche, dévora tout un renard, pris dans
les trappes de Jensen, et qu'on lui avait donné à écorcher.
Près du navire, un groupe bruyant se pressait autour de
deux grandes casseroles, dont on remuait le contenu avec
des spatules de bois ; par 38° C. au-dessous de zéro, des
gourmets se fabriquaient des glaces et du punch à la ro-
maine, sans avoir besoin de sarbotière brevetée et de réfri-
gérants chimiques.
A six heures, je dînai avec les officiers. Cristaux et
faïences avaient, par quelque voie mystérieuse, connue
seulement du maître d'hôtel, à peu près disparu depuis
notre départ de Boston, mais nous ne manquions pas de
vaisselle de-fer battu, et chaque tasse contenait un bouquet
de fleurs artistement découpées dans du papier colorié; une
magnifique corbeille des mêmes matériaux occupait le
CHAPITRE XV. 215
centre de la table, éclairée par notre superbe candélabre.
Le dîner fut trouvé parfait, et la venaison nous consola de
l'absence de la dinde traditionnelle. A neuf heures je
quittai la veillée joyeuse et laissai à la discrétion d'un
chacun le moment d'éteindre les lampes; ayant moi-même
accordé ce privilège, je ne veux pas savoir si tous les
autres règlements de la discipline du bord furent scrupu-
leusement observés. Heureux de voir que nos gens conser-
vaient assez d'entrain pour s'amuser, je les encourageais
de toutes mes forces. Chaque partie du « festival », comme
ils nomment ce grand jour, a été conduite avec un ordre
remarquable. Le bal vint à son tour, et quand je montai
vers minuit pour donner mon coup d'œil à la. soirée, je
trouvai Knorr enveloppé de fourrures, assis sur une bar-
rique et jouant du violon avec énergie, pendant que Bar-
num et Macdonald dansaient une gigue avec un magnifique
entrain ; puis Cari entraîna le maître d'hôtel à travers les
vertigineux labyrinthes de la valse, et finalement Charley
fit retentir le schooner des éclats de rire éveillés par son
« pas de deux » avec Mme Hans. Le vieux cuisinier avait
grimpé son échelle, et oubliant ses préoccupations et ses
« rennes », applaudissait bruyamment les acteurs. Mais il
en eut bientôt assez et s'éloigna de cette scène trop tapa-
geuse pour lui. Une douzaine de voix lui criaient :
« Holà ! cuisinier, revenez donc et faites-nous voir com-
ment on danse chez vous !
— Danser et faire toutes vos bêtises?... Mais il n'y a
pas de femmes !
— Mais il y a Mme Hans, cuisinier.
— Pouah ! » et il replongea dans la cabine.
0
CHAPITRE XVI.
Le nouvel an. — Absence prolongée de Sonntag. — L'aurore bo-
réale. — Profondeur de la neige. — Étrange douceur de la tem-
pérature. — La mer libre. — Remarques sur l'évaporation. —
Nous attendons l'aube avec impatience. — Mon renard apprivoisé.
1" janvier 1861.
Les fêtes de Noël sont déjà oubliées et remplacées par de
nouvelles ; nous venons de sonner à la fois le glas de l'an-
née passée et la naissance de l'an de grâce 1861. Aussitôt
que l'horloge marqua l'heure de minuit, la cloche du bord
donna le signal et de la gueule de notre caronade une bril-
lante flamme s'élança dans les ténèbres ; nos feux d'artifice
sifflèrent et petillèi*ent dans l'air serein. A la lueur des fu-
sées et des flammes du Bengale, projetant sur la neige une
étrange et fantastique lueur, le bruit retentissant du canon
et le branle de la cloche répétés par les échos des gorges
avoisinantes ressemblaient aux voix des esprits de la so-
litude tirés en sursaut de leur repos.
J'attends avec anxiété le retour de Sonntag et de son com-
pagnon ; depuis sept jours déjà, je compte les voir arriver
à chaque instant; je n'ai jamais pensé qu'ils trouvassent les
Esquimaux à Sorfalik ou à Péteravik , mais voilà dix jours
CHAPITRE XVI. 217
qu'ils sont partis et ils auraient eu tout le temps d'aller au
détroit de la Baleine et d'en revenir. Je suis d'autant plus
soucieux que la lune est couchée et que la nuit vient s'ajou-
ter aux autres difficultés du voyage. Il est vrai que Sonntag
n'avait pas caché son désir de demeurer quelque temps
parmi les naturels pour étudier leur langage, leurs habitu-
des, et les suivre dans leurs chasses ; il m'a donné à entendre
que s'il pouvait trouver un prétexte raisonnable à une ab-
sence prolongée, nous ne le reverrions pas avant la lune de
janvier. Cela me rassure un peu; il est même probable qu'il
différera son retour, tant qu'il ne craindra pas de compro-
mettre les intérêts de l'expédition.
h janvier.
Je n'ai plus un seul chien : Général est mort il y a deux
jours ! Pauvre animal! je l'aimais encore plus depuis qu'il
s'était remis de son dernier accident et promettait de nous
être utile au traîneau. Le silence et la solitude se font ainsi
de plus en plus autour de moi. Au commencement de l'hi-
ver, je ne sortais pas du navire sans que toute la meute
m'environnât de ses clameurs de joie et de ses ébats
désordonnés; les corps de mes pauvres bêtes sont main-
tenant épars sur le port, à demi ensevelis dans la glace et
la neige. Pour être moins effrayants, ils ne sont guère plus
beaux à voir que ces figures nues, tordues et roides que
les deux poètes errants trouvèrent sous le ciel noir et les
vapeurs épaisses parmi les eaux glacées du froid royaume
de Dis. Il y avait dans ces chiens un instinct de sociabilité
qui, en dehors des grands services qu'ils nous rendaient,
leur gagnait l'affection générale , et nous sommes tous et
pour longtemps fort attristés de cette perte.
.Mais il m'est impossible de me passer d'un favori quel-
conque ; depuis la mort de Général , Jensen a réussi à me
prendre un jeune renard femelle , et la rusée petite créa-
ture est maintenant pelotonnée dans une seille pleine de
218 LA MER LIBRE.
neige au coin de ma cabine : elle écoute le grincement de
ma plume et semble chercher ce que cela signifie. Je m'oc-
cupe fort de son éducation, et j'ai déjà obtenu quelques
succès. Elle était très-sauvage lorsqu'on me l'apporta, mais
je la laissai tranquille les premiers jours, et elle se fait peu
à peu à sa nouvelle habitation. .Mon renardeau a atteint les
trois quarts de sa croissance, pèse quatre livres et demie,
et sa longue et fine fourrure est de la couleur de celle du
chat de Malte ; on lui apprend à répondre au nom de Birdie.
6 janvier.
J'ai souvent été frappé de l'absence presque complète des
aurores boréales sur notre horizon : jusqu'ici je n'en avais
pas vu de très-belles , mais aujourd'hui, à deux reprises
différentes, à onze heures du matin ^et à neuf heures du
soir , nous avons été plus heureux. Dans les deux cas, leur
foyer, relevé de notre observatoire, se trouvait au S. 0. vrai
et à trente degrés au-dessus de l'horizon. L'arc de la pre-
mière n'était pas continu, mais très-intense ; celui de ce
soir fut parfait, et, phénomène que je n'avais pas rencontré
jusqu'ici, un second arc beaucoup plus vague s'étendait à
vingt degrés au-dessus. Pendant près d'une heure, une
bande étroite de brillantes stries n'a cessé de s'allumer et
de s'éteindre dans la direction 0. N. 0.
La rareté des aurores boréales est encore plus marquée
ici qu'au Port Rensselaer ; il semble que nous ayons pres-
que dépassé les limites du théâtre de ces phénomènes ; la
région de leurs plus grandes splendeurs est sans doute
entre dix et vingt degrés plus au sud. Comme je l'avais
déjà observé pendant mon hivernage de 1853-54, on les voit
le plus souvent du côté de l'ouest, et Jeïisen m'assure qu'il
en est de même à Upernavik, où leur apparition est plus
éclatante et beaucoup moins rare.
L'aurore boréale observée ce matin était beaucoup plus
CHAPITRE XVI. 221
belle que celle du soir, et j'ai vu peu de spectacles plus
imposants et plus sublimes. Entre parenthèse, il est assez
étrange d'employer les mots matin et soir lorsque la pen-
dule seule nous marque les divisions du temps ; c'est par
habitude que nous disons l'avant ou l'après-midi, car si par
malheur, nous perdions notre compte, nous appellerions
le matin soir et le soir matin, sans pouvoir découvrir notre
erreur autrement que par des observations astronomiques.
Mais revenons à l'aurore boréale.
J'errais péniblement parmi les icebergs de l'entrée du
port, et quoique si près de midi, je tâtonnais dans les té-
nèbres sur la glace raboteuse ; tout à coup de dessous le
nuage noir qui couvre l'horizon , s'élance un rayon bril-
lant qui illumine l'espace d'une étrange lueur, puis s'é-
teint en laissant l'obscurité encore plus profonde. Bien-
tôt une immense arche de lumière se déploie sur le ciel et
renferme la nuée sombre dans son énorme cintre; le jeu
des rayons qui jaillissent de sa courbe aux franges étin-
celantes est des plus capricieux et semble mêler les flam-
mes de l'incendie avec les lueurs de l'aube. La lumière se
fait toujours plus vive, et, au lieu de croître uniformes
ment, donne l'idée d'une marée aux flots mouvementés et
multicolores. D'abord calme et paisible, la scène devient
bientôt d'une splendeur éclatante; la large coupole du
ciel est en feu ; l'incendie, plus terrible que celui qui illu-
mina jadis les cieux au-dessus de Troie en flammes , jette
ses efirayantes clartés à travers le firmament ; les étoiles
pâlissent devant ses merveilleux reflets comme devant le
lever d'un soleil resplendissant. Je vois trembloter et s'é-
vanouir tour à tour et puis ensemble, Andromède, Persée,
Gapella, la Grande-Ourse, Cassiopée et la Lyre et toutes ces
belles constellations qui, à ces hautes latitudes, décri-
vent , sans se coucher jamais , leur cercle régulier autour
de l'étoile Polaire. Le fond de la lumière est rougeàtre,
mais toutes les nuances viennent s'v mêler tour à tour.
222 LA MER LIBRE.
Des bandes jaunes et bleues se jouent dans ces sinistres
clartés; tombant à la fois de l'intérieur de l'arche illumi-
née, elles se fondent ensemble et jettent dans l'espace des
lueurs d'un vert livide, qui peu à peu domine le rouge du
fond. Le bleu et l'orangé se mêlent dans leur course ra-
pide , des stries violettes apparaissent sur la large zone
jaunâtre et des myriades de langues de flamme blanche
formée de toutes ces couleurs réunies s'élancent vers le
zénith comme vers un centre commun d'attraction.
' Les reflets de ces teintes variées sur les objets environ-
nants étaient vraiment admirables. Les formes fantastiques
des innombrables icebergs, isolés ou en groupes , se pro-
jetaient vaguement sur la mer, et leur sommet s'éclairait
d'une morne lueur, rappelant celle que revêtent les monu-
ments de Naples sous les feux du Vésuve. Sur la cime des
montagnes, sur la blanche surface des eaux glacées, sur
les rochers à pic, la lumière resplendissait, s'éteignait, se
rallumait encore comme si l'air eût été rempli de météores
phosphoriques, décrivant une ronde capricieuse et sauvage
au-dessus de quelque gigantesque cité des morts. La scène
était muette , et cependant les sens déçus semblaient per-
cevoir comme des sons non terrestres, accompagnant ces
éclairs rapides ; et l'on croyait entendre :
.... Les sourds gémissements et les luttes funèbres
Des héros d'Ossian , roulant dans les ténèbres.
13 janvier.
Ce mois poursuit sa course au milieu des tempêtes. La
bise continue à souffler et les rafales remplissent la nuit de
leurs gémissements lugubres. Cependant l'air est presque
toujours serein et il n'est tombé que peu de neige depuis
novembre : sa profondeur totale est de 53 pouces l. Je suis
de plus en plus frappé de la différence des conditions mé-
téorologiques entre notre station et Port Rensselaer. Là-
CHAPITRE XVI. 223
bas l'humidité et les coups de vent étaient presque in-
connus; il faisait extrêmement froid et l'atmosphère s'y
maintint généralement calme pendant tout l'hiver. Ici, la
température est plus douce que Parry ne la trouva à l'île
Melville, les tempêtes sont fréquentes et la quantité de
neige est vraiment étrange ; au moins les rafales nous sont
utiles à quelque chose , elles la balayent au loin , ou bien
la pressent et la durcissent de manière que nous pouvons
y marcher aussi facilement que sur la glace unie ; elle est
pilée, broyée comme le sable des allées d'un parc.
Je l'ai dit plus haut, j'attribue ces étonnants phénomènes
à notre proximité de la mer libre ; naturellement, nous ne
savons pas jusqu'où peut s'étendre celle-ci, mais ses
limites doivent être assez espacées puisqu'elle influe si
puissamment sur l'état de l'atmosphère. Il semble en effet
que nous nous trouvions au centre même d'action des
Cyclones arctiques. Les vents du nord, prétend le poète,
« sont bercés dans les abîmes béants qui s'ouvrent sous
l'étoile Polaire, » et certes on dirait que nous sommes
tombés dans un de ces gouffres profonds où les tempêtes
sont non-seulement bercées, mais engendrées.
Tout cet hiver, j'ai fait une série d'expériences qui nous
donnent d'intéressants résultats. Elles m'ont porté à con-
clure que l'évaporation a lieu, même par les plus basses
températures et que ces vapeurs se condensent quand l'air
paraît tout à fait serein. J'ai exposé à ciel ouvert plusieurs
tables de glace unie, soigneusement mesurées; j'ai recueilli
les légers flocons qui s'étaient déposés sur elles, et qui,
réduits à la densité de la neige récemment tombée, s'élèvent
à sept huitièmes de pouce. Pour m'assurer de l'évaporation,
j'ai suspendu à l'air libre des lames unies de glace formée
dans des assiettes peu profondes et quelques lambeaux de
flanelle mouillée : la flanelle sèche parfaitement en peu
de jours et les tablettes de glace disparaissent d'une façon
lente et régulière. Je les pèse toutes les quarante -huit
224 LA MER LIBRE.
heures, et il est curieux d'observer ces petites rondelles
circulaires se fondant silencieusemeut et s'évanouissant en
invisible vapeur, pendant que le thermomètre demeure au-
dessous de 18" à 20" C.
Pas n'est besoin du reste de ces expériences pour consta-
ter l'évaporation à basse température : les jours de lessive,
le linge est étendu dans les agrès du navire ou sur des
cordes au-dessus de la glace , comme celui qu'on voit le
lundi soir dans les cours de nos fermes ; quelle que soit
l'intensité du froid, il est parfaitement sec avant la lin de
la semaine.
16 janvier.
Nos yeux se tournent anxieusement vers le sud, atten-
dant avec impatience l'apparition de l'aube, avant-cour-
rière du moment où l'antique et toujours jeune Aurore,
surgira de la mer pour laisser tomber de ses doigts roses
un rayon de joie au milieu de nos ténèbres.
Il y a presque un mois que nous avons passé la plus
sombre des journées de l'hiver et il s'écoulera bien des
heures encore avant que la lumière nous revienne ; il est
grand temps qu'à midi une faible lueur apparaisse sur
l'horizon. Nos esprits puisent une surexcitation presque fé-
brile dans cette attente. Quant à moi je cherche à la trom-
per en éduquant mon petit renard.
Birdie est décidément apprivoisée et me fait grand hon-
neur. C'est la plus futée petite créature qu'on puisse voir; à
ma table, comme dans mes affections, elle a pris la place du
pauvre Général ; bien plus, elle se couche sur mes genoux,
ce qui ne fut jamais permis à son prédécesseur. Elle est à
peindre avec ses mignonnes petites pattes posées sur la
nappe; adroite, bien élevée, elle est surtout fort gour-
mande : lorsqu'elle savoure un morceau friand, ses yeux
pétillent de satisfaction ; elle s'essuie les lèvres et me re-
garde avec une coquetterie vraiment irrésistible. Si les
CHAPITRE XVI. 2-25
convenances et le respect d'elle-même mettent des bornes
à son appétit, elle s'applique à prolonger un festin où elle
trouve tant de plaisir. Bridie n'aime guère les mets trop
épicés ; elle préfère sa nourriture au naturel : aussi on sert
sur son assiette quelques petits morceaux de gibier. Elle a
bien une fourchette, mais comme elle n'est pas encore
assez au courant des usages de la civilisation pour la ma-
nier elle-même, j'en use pour lui présenter ses friandises;
parfois elle manifeste quelque impatience , mais un petit
coup sur le bout du nez lui rend le calme nécessaire et la
préserve d'une indigestion.
Aussitôt que deux ou trois jours d'emprisonnement eu-
rent familiarisé damoiselle Birdie avec ma chambre, je lui
ai permis d'y courir çà et là; elle n'a pas tardé à grimper
l'œil-de-bœuf au-dessus de ma tête, et à découvrir des fentes
à travers lesquelles elle peut humer l'air frais du dehors.
Pour y atteindre, elle saute sur les étagères, sans souci des
objets précieux et fragiles qui s'y trouvent, et rien ne peut
l'arracher de son réduit, si ce n'est le dîner : dès qu'elle
aperçoit son assiettée chargé de venaison; elle descend à
loisir, se hisse doucement dans mon giron, me regarde
avec ses doux yeux pleins d'attente , passe sa petite langue
sur ses lèvres et aboie d'une façon charmante si le com-
mencement du repas est trop longtemps différé.
J'ai essayé de la corriger de cette habitude de grimper au
plafond en l'attachant avec une chaîne que Knorr m'avait
fabriquée.d'un bout de fil de fer, mais elle prit son esclavage
tellement à cœur que je la délivrai bientôt : ses efforts pour
se débarrasser de ses entraves étaient tout à fait amusants,
et elle a bien conquis sa liberté. Elle essayait sans cesse de
briser sa chaîne, et ayant réussi une fois, semblait déter-
minée à ne pas échouer dans ses nouvelles tentatives. Aussi
longtemps que je la surveillais, elle restait assez tranquille,
blottie dans son lit ou sa seille de neige; mais si mes yeux
ne la suivaient plus ou qu'elle me crût endormi, elle tra-
15
226 LA MER LIBRP:.
vaillait dur pour se tirer d'affaire : elle se reculait aussi
loin qu'il lui était possible, puis, s'élançant soudain , bon-
dissait jusqu'au bout de sa chaîne en se donnant une telle
secousse qu'elle retombait sur le plancher les quatre fers
en l'air ; elle se relevait, palpitant comme si son petit cœur
allait se briser, lissait sa fourrure en désordre et recom-
mençait encore : la rusée se couchait d'abord très-paisi-
blement, puis elle inclinait la tête et suivait de l'œil sa
chaîne jusqu'au clou du plancher; elle se levait, marchait
avec lenteur vers ce point, hésitait quelques secondes et
bondissait de nouveau. Pendant tout ce manège, elle ne
me perdait pas de vue, et au moindre de mes mouvements,
se laissait choir par terre et faisant semblant de dormir.
Ma petite amie est propre et nette ; elle se brosse sans
cesse, son bain de neige est sa récréation favorite; de son
nez mignon, elle fouille les flocons blancs, se roule, se
frotte et s'ensevelit à demi ; puis elle s'essuie avec ses pat-
tes de velours, et quand sa toilette est finie, elle grimpe de
ses doigts délicats sur le rebord de la seille, regarde autour
d'elle d'un air entendu, et pousse les plus jolis petits cris
du monde; c'est sa manière d'appeler l'attention sur sa
personne; lorsqu'on l'a assez admirée, satisfaite d'avoir
bien joué son rôle, elle secoue plusieurs fois sa fourrure
lustrée et se glisse dans son lit aérien pour y dormir.
CHAPITRE XVII.
La Duit polaire.
20 janvier.
L'aurore va paraître!
Une vague blancheur crépusculaire s'est montrée au-
jourd'hui vers le sud à l'heure de midi , et quoiqu'elle fût
à peine perceptible , nous en avons été tous délicieuse-
mput remués. A notre assemblée du dimanche, j'ai lu ces
lignes de l'Ecclésiaste :
« Il est vrai que la lumière est douce et qu'il est agréa-
ble de voir le soleil. »
Etoiles ont fourni le texte de notre conversation du
soir; nous nous sommes longuement entretenus de l'avenir
et de tous les travaux que le dieu du jour nous ramènera.
Nous sentons tous maintenant se soulever peu à peu le
voile de la nuit, et le poids des ténèbres nous paraît moins
lourd. Mes gens avaient épuisé tous les amusements à leur
disposition ; le journal est décédé de mort naturelle, les
représentations théâtrales sont impossibles, rien ne venait
plus rompre l'uniformité de nos longues heures.
.Mais bientôt tous ces ennuis ne seront qu'un souvenir.
.\vant longtemps nous n'aurons plus le loisir de chercher
des distractions et la nuit polaire sera ensevelie dans les
228 LA MER LIBRE.
ombres du passé. 11 nous tarde de la voir linir : nous sou-
pirons après la lumière et le travail. .
Dites ce que vous voudrez, parlez de résolution virile,
de courage, d'audace et de toutes les ressources de l'es-
prit : la nuit arctique est une épreuve sévère. Physique-
ment, nous l'avons bien traversée ; nous sommes et avons
été toujours en très-bonne santé; docteur du bord, je
suis un médecin sans malades ; disciples de Démocrite plu-
tôt que d'Heraclite, nous nous sommes toujours moqués
du scorbut et autres sources de maladie. Et nous avons
réussi à merveille. Si le scorbut apparaît sournoisement
avec le régime de la viande salée et des portions con-
' grues, auxquelles nous n'avons pas été réduits, il est
aussi amené par le découragement et le sang aigri d'un
équipage malheureux et fatigué.
Mais si la nuit polaire peut être supportée sans grand
danger pour la vie physique, comme elle pèse lourdement
sur les facultés morales et intellectuelles! Les ténèbres
qui depuis si longtemps enveloppent la nature, nous ou-
vrent un monde nouveau auquel nos sens ne peuvent
s'accoutumer. Dans la chère patrie, le gai soleil levant
appelle au travail, le calme du soir invite au sommeil, et
la transition du jour à la nuit et de la nuit au jour calme
l'esprit et le cœur et soutient le courage au milieu .de la
bataille de la vie. Tout cela, nous ne l'avons plus, et dans
cette éternelle et ardente aspiration après la lumière, fa-
tigués que nous sommes par l'immuable marche du temps,
nous ne pouvons trouver le repos au sein de l'immense
nuit. La grandeur de la nature cesse d'appeler nos sym-
pathies émoussées. Le cœur soupire après de nouvelles
associations d'idées, de nouvelles impressions, de nouvelles
amitiés. Cette sombre et lugubre solitude écrase l'intelli-
gence; la tristesse qui règne partout hante l'imagination;
le silence profond, sinistre, ténébreux se transforme en
terreur.
CHAPITRE XVII. 229
Et néanmoins la nuit polaire n'est pas sans charmes
pour l'amant de la nature; les soudaines lueurs de l'au-
rore boréale , le jeu du clair de lune sur les collines et
les icebergs , l'admirable clarté des étoiles , l'immensité
des champs de glace, la majesté grandiose des montagnes
et des glaciers, la sombre violence des tempêtes, tout cela
est beau et sublime, tout cela parle son langage, — un
langage dur, rude sans doute, mais austère et sain.
Ici la nature est gigantesque. Du fond de la mer vitreuse,
les falaises surgissent et dressent leur front noir et sour-
cilleux sur le désert désolé des eaux glacées. Les pics des
montagnes brillant dans la froide et claire atmosphère, per-
cent les cieux de leur tête chenue sur laquelle sont accu-
mulées les neiges d'innombrables siècles. Les glaciers ver-
sent en flots immenses leurs torrents de cristal dans la mer.
L'air pur et froid est d'une transparence parfaite, les étoiles
le traversent de leurs flèches aiguës et la lune l'inonde de
sa pâle et diffuse clarté. Tout est froid, tout est sans cou-
leur sous le voile éthéré de la nuit. A l'orient ne s'ouvre
aucune porte lumineuse : nul rideau d'or et de cramoisi
ne retombe au couchant; ni dans l'air, ni sur le sol, le .
vert, le bleu et le pourpre ne se fondent en une gracieuse
harmonie. Sous l'ombre de la nuit éternelle, la nature n'a
pas besoin de manteau. Les hautes falaises, les glaces de
la mer et des montagnes , se découpent avec une égale
netteté et se dressent dans la solitude. Sombre prêtresse
de l'hiver polaire, celle-ci a tout revêtu du même linceul.
Que de fois, pendant l'immense nuit, j'ai contemplé cette
nature sous ses diff'érents aspects ! Je sympathisais avec
elle, me réjouissant dans sa force et me reposant dans sa
paix. J'ai été témoin de ses jeux d'enfant et j'ai tressailli
aux rugissements de sa colère. J'ai marché dans les ténè-
i)res quand la rafale faisait rage à travers les collines et
se ruait sur la plaine. J'ai erré sur la grève quand on
n'entendait d'autre bruit (|ue le sourd craquement des gia-
230 LA MER LIBRE.
ces s'élevant ou s'abaissant avec la marée. Je me suis
avancé au loin sur les eaux congelées, en écoutant la voix
gémissante des icebergs captifs, je suis monté sur le gla-
cier où roule l'avalanche, sur la crête des collines où les
tourbillons de neige, courant sur les rochers, chantaient
leur plainte monotone, je suis descendu dans la vallée
lointaine où s'endorment tous les bruits , où l'air est so-
lennel et muet comme la tombe.
C'est là que la nuit arctique est le plus imposante, c'est
là qu'elle se révèle, c'est là qu'elle déploie ses merveilles
et se joue de nos imaginations. Au-dessus les cieux, au-
dessous la terre, sont ensevelis dans l'éternelle paix. Nulle
part le souvenir et le mouvement de la vie. Je suis seul
au milieu des collines puissantes, leurs hautes crêtes se
perdent dans la voûte grisâtre du firmament; les noirs ro-
chers se détachant sur leurs pentes blanchies sont les gra-
dins d'un immense amphithéâtre ; l'esprit ne trouvant au-
cun repos sur leurs chauves sommets va se perdre dans
l'espace ; la lune, fatiguée de ses longues veilles, disparaît
derrière l'horizon; les douces influences des Pléiades ne
nous parviennent plus. Gassiopée, Orion, Andromède,
toute l'armée infinie des constellations ne peuvent envoyer
une étincelle de joie dans cette atmosphère morte. Froides
et sans vie, elles ne disent rien au cœur. L'œil se lasse de
les contempler et revient sur la terre; l'oreille écoute si
quelque bruit ne va pas rompre ce silence qui l'accable,
mais aucun pas ne retentit, aucune bète sauvage ne hurle
dans la solitude. Pas un cri, pas un murmure d'oiseau,
pas un arbre dont les ramilles puissent recueillir les mur-
mures ou les soupirs du vent. Dans ce vide immense, je
n'entends que les pulsations de mon cœur, le sang qui
court dans mes artères me fatigue de bruits discordants :
le silence a cessé d'être une chose négative, il est mainte-
nant doué d'attributs positifs. Je l'écoute , je le vois, je le
sens ! Il se dresse devant moi comme un spectre, remplis-
. CHAPITRE XVII. 231
sant mon esprit du sentiment de la mort universelle, pro-
clamant la fin de toutes choses et annonçant l'éternel
avenir. Je ne puis plus l'endurer : m'élançant du rocher
où je m'étais assis, je fais lourdement crier la neige sous
mes pieds pour écarter l'horrible vision; et le plus léger
bruit courant dans la nuit, chasse le terrible fantôme.
Il n'est rien de plus effrayant dans la nature que le si-
lence de la nuit polaire ^
1. En regard de ces impressions, il est peut-être bon de placer celles que
le D' Kane puisa dans des scènes identiques. (Trad.)
« .... Le firmament arctique a des beautés indescriptibles. Il semble si
rapproché de nos têtes ! les étoiles y déploient une ampleur de rayonnement,
et les planètes mêmes un scintillement à déjouer tous les calculs de l'astrono-
mie. Je voudrais, mais je ne puis décrire quelques-unes de ces scènes de
nuit; — alors que foulant le pont du navire, ou la glace d'alentour, il me
semblait que la vie de la terre était suspendus, avec ses mouvements, ses
bruits, ses couleuîs, toutes ses harmonies enfin; alors que plongé, des yeux
et du cœur , dans l'abîme étoile où les astres décrivent des cercles radieux
autour d'un centre inconnu de lumière, — je venais à m'écrier humble et
respectueux : « Seigneur! quelle est la créature digne de te préoccuper?...
Et que de fois aussi, ramené des profondeurs de l'espace sans bornes , sur
notre pauvre terre , sur le sol natal , laissé derrière nous , avec ses constel-
lations d'un autre hémisphère, j'ai laissé courir mes pensées vers les cœurs
qui battaient là-bas à notre nom , jusqu'à ce que je me perdisse dans le
souvenir de ceux qui ne sont plus; — et ceux-là m'entraînaient de nouveau
dans l'infini des cieux. » (D' El. Kane, Arct. Expl., vol. JI, p. 425-426.)
GHAriTRE XVIII.
Absence prolongée de M. Sonntag. — Je me prépare à aller à sa
recherche. — Arrivée des Esquimaux. — Triste nouvelle. — Hans
et sa famille ; — son récit.
Sonntag et Hans nous avaient quittés depuis un grand
mois, et plusieurs jours de la lune de janvier s'étant écou-
lés sans nous les ramener, je commençai à être fort sé-
rieusement inquiet. Ou ils avaient éprouvé quelque acci-
dent, ou ils se trouvaient retenus chez les Esquimaux par
une cause impossible à déterminer. J'envoyai d'abord
M. Dodge au cap Alexandre, pour constater, d'après leurs
traces, s'ils avaient passé autour ou au-dessus du promon-
toire.; il put suivre les marques du traîneau pendant neuf
kilomètres seulement ; depuis le mois de décembre, les
glaces s'étaient brisées et avaient dérivé vers la mer. Il
ne vit point de vestiges dans les passes du glacier, il nous
fut démontré qu'ils avaient contourné le promontoire. Je
me préparai à les y suivre avec une troupe de nos gens ;
si nous découvrions quelque empreinte sur la glace ferme
au delà du cap, je verrais ce qu'il me resterait à faire; si
nous ne trouvions rien , il n'y aurait plus à douter que
malheur ne fût arrivé à nos compagnons, et je pousserais
CHAPITRE XVIII. 233
ma route vers le sud , jusqu'à ce que j'eusse atteint les
Esquimaux : il me fallait absolument communiquer avec
eux le plus tôt possible. Quoique la température fût main-
tenant au-dessous de — 45° C, le soin minutieux que je
fis apporter aux préparatifs des objets de campement ne
nous laissait guère de craintes à ce sujet. Pendant l'ab-
sence de Dodge , le mercure ayant gelé pour la première
fois, je fus assez extravagant pour en faire une balle que
je glissai dans ma carabine et dont je perçai une planche
épaisse , et pourtant notre officier, un de mes plus robustes
marins , revint de sa marche de douze heures en se plai-
gnant d'avoir eu trop chaud, et déclarant qu'il se garderait
bien de se couvrir de tant de fourrures lorsque je l'enver-
rais de nouveau dans les hummocks et les amas de neige.
Sous son pardessus de buffle , il transpirait.
Le matin du 27, le traîneau fut chargé de notre léger
bagage, et nous allions partir, quand une tempête violente
se déchaîna et nous retint à bord ce jour-là et le lende-
main. Le 29, le vent se calma de bonne heure, nos hommes
mettaient leurs fourrures, et j'étais dans ma cabine à don-
ner mes dernières instructions à Mac Gormick, lorsque
Cari, le matelot de quart, se précipita dans ma chambre
en annonçant: « Deux Esquimaux! » Émergeant des té-
nèbres , ils étaient venus jusqu'au navire sans avoir été
signalés et même entrevus.
Supposant que ces gens-là n'auraient pas songé à nous
visiter s'ils n'avaient d'abord rencontré notre ami, j'en-
voyai l'interprète pour les interroger. Il revint au bout de
quelques minutes. Je lui demandai avec une anxieuse im-
patience s'il y avait des nouvelles de Sonntag. — « Oui. »
— Je n'eus pas besoin de faire d'autre question , la phy-
sionomie de Jensen n'annonçait que trop la terrible réa-
lité,.,. Sonntag était mort!
Je renvoyai Jensen auprès des Esquimaux pour veiller à
tous leurs besoins et recueillir quelques détails. Tous deux
234 LA MER LIBRE.
étaient pour moi de vieilles connaissances : Outinah, qui
m'avait rendu d'importants services en 1854, et un robuste
gaillard qui, ayant eu une jambe brisée par la chute d'une
pierre, allait clopin-clopant avec une jambe de bois fabri-
quée en 1850, par le chirurgien de l'Étoile du Nord, et ré-
parée par moi-même quelques années plus tard. Ils étaient
venus sur un traîneau attelé de cinq chiens, et n'avaient fait
qu'une étape depuis Iteplik , village au sud du détroit de la
Baleine. Pendant une partie de la route, ils avaient couni
vent debout, et le givre et la neige les couvraient de la
tète aux pieds. On s'empressa de leur donner les soins né-
cessaires, et ils nous dirent bientôt le peu qu'ils savaient.
Hans allait venir avec son beau-père et sa belle-mère;
quelques-uns de ses chiens étaient morts, et il voyageait à
petites étapes. Mon excursion vers le sud se trouvait donc
inutile, et les préparatifs en furent discontinués.
Hans arriva deux jours après; à notre grande surprise,
il était seul avec le frère de sa femme, le jeune garçon que
j'avais vu au cap York; le père et la mère, ainsi que mes
pauvres chiens, rendus de fatigue, étaient restés au delà du
glacier, et Hans venait chercher du secours. Il se trouvait
lui-même tellement harassé, qu'avant de le questionner, je
l'envoyai se réchauffer et prendre quelques aliments. Une
bande de nos marins alla à la rescousse des deux vieillards;
on finit par les découvrir tapis dans un fossé de neige et
grelottant de froid. Les chiens étaient blottis près d'eux ;
pas un ne pouvait bouger pied ou patte ; aussi bêtes et
gens furent empilés sur le traîneau et tirés jusqu'au na-
vire. Dans la bonne chaleur de la tente de Hans, les Esqui-
maux se ranimèrent bientôt, mais les chiens gisaient pres-
• que sans vie sur le pont; ils ne pouvaient ni manger ni se
mouvoir- Voilà donc tout ce qui nous restait de nos meutes
splendides ! Voilà le résultat d'un voyage sur lequel j'avais
fondé tant d'espoir! Qu'était-il donc arrivé?
CHAPITRE XVIII. 235
l" février.
Hans m'a tout raconté, et je transcris ces détails avec la
plus amère tristesse.
Les voyageurs avaient contourné le cap Alexandre sans
difficulté; la glace était solide et ils ne s'arrêtèrent qu'à l'île
Sutiierland, où ils construisirent une hutte de neige et
prirent quelques heures de repos. Continuant ensuite vers
le sud , ils atteignirent Sorfalik , les Esquimaux n'y étaient
pas et leur cabane tombait en ruine ; ils s'en firent une de
neige, et après s'être remis de leurs fatigues, ils partirent
pour l'île Northumberland, pensant qu'ils ne trouveraient
pas de naturels plus au nord du détroit. D'après le récit de
Hans, ils devaient avoir fait environ sept ou huit kilomètres,
lorsque Sonntag, se sentant un peu engourdi, sauta du traî-
neau et courut en tête des chiens pour se réchauffer. Un
des traits s'embarrassa, le conducteur arrêta l'attelage et
resta quelques minutes en arrière; il se hâtait de rejoindre
son maître, lorsqu'il le vit enfoncer dans l'eau : une légère
couche de glace recouvrant quelque Assure, ouverte par
la marée , venait de se briser sous ses pas. L'Esquimau
l'aida à s'en retirer, et ils retournèrent au plus vite vers la
hutte qu'ils venaient d'abandonner. Le vent soufflait du
nord-est, le froid était très-vif, et Sonntag ne voulut pas
faire halte pour changer ses vêtements mouillés. Tant qu'il
courut près du traîneau, il n'y avait rien à craindre, mais il
fut assez imprudent pour remonter, et lorsqu'ils attei-
gnirent Sorfalik, Sonntag était déjà roide et ne pouvait plus
parler; Hans le transporta à la hutte, lui ôta ses habits
gelés et le plaça dans son sac de peau ; il lui fit boire de
leau-de-vie, et ayant soigneusement bouché la cabane, il
alluma la lampe à alcool pour élever la température et
préparer du café; mais tous ses soins furent inutiles, et
236 LA MER LIBRE.
Sonntag mourut après être resté un jour sans connaissance
et sans avoir prononcé une parole.
Hans referma la hutte de manière que les ours ou les
renards n'y pussent pénétrer ; il repartit pour le sud et ar-
riva sans encombre à l'île Northumberland; les Esquimaux
venaient d'abandonner leur village, mais il put se reposer
et dormir dans une cabane ; sous un amas de pierres il dé-
couvrit assez de chair de morse pour rassasier ses chiens.
Le jour suivant, il atteignit Netlik , place également dé-
serte, et s'avança vers le sud jusqu'à Iteplik, où il fut
assez heureux pour rejoindre plusieurs familles logées ,
les unes dans la cabane de pierres , les autres dans des
huttes de neige. En hiver les phoques se rassemblent en
grand nombre autour du détroit de la Baleine et les Esqui-
maux vivaient au milieu d'une abondance inaccoutumée.
Hans leur raconta son histoire, et charmés d'apprendre que
nous étions près de leur ancien village d'Etah , Outinah et
son compagnon à la jambe de bois réunirent leurs deux at-
telages et se préparèrent à le suivre.
Mais mon chasseur avait d'autres projets. Il n'était qu'à
trois journées du navire, et le principal but de son voyage
était atteint; mais au lieu de nous revenir tout de suite il
donna de grands présents à déjeunes Esquimaux et les en-
voya au cap York avec mes chiens. Tous les cadeaux que
Sonntag avait emportés aux naturels se trouvaient mainte-
nant sans maître et il en usa largement. Et il me jure qu'il
n'a ainsi disposé de mes biens et de ma meute que dans
mon intérêt. « Youlez-vous que les Esquimaux sachent
que vous êtes ici ? Je le leur ai dit : ils vont venir et vous
amener des meutes de chiens. » Pourquoi n'était-il pas
allé lui-même au cap York? — Il se trouvait trop fatigué et
s'était gelé un orteil en soignant M. Sonntag.
Malgré toutes ces protestations de zèle pour mon service,
je soupçonne fort que certains ordres lui avaient été don-
nés par la partenaire de sa tente et de ses joies, et si les se-
CHAPITRE XVIII. 237
crets de famille n'étaient pas mieux gardés que les autres,
je découvrirais probablement que cette pointe au cap York
n'avait d'autre but que d'amener ici les deux vieilles gens
qui le reconnaissent pour gendre. Sous l'étoile Polaire
même, les filles d'Eve gouvernent les destinées des hommes.
C'était encore la vieille histoire du cheval emprunté : le
voyage fut long et difficile, les chiens surmenés, mal nour-
ris, revinrent à Iteplik au nombre de cinq seulement; quatre
pauvres bêtes, harassées , éreintées, étaient restées mou-
rantes sur la neige.
2 février.
Outinah et Jambe-de-Bois nous ont quittés en nous pro-
mettant de revenir aussitôt qu'ils auront pourvu aux be-
soins de leurs familles; ils ont emporté force présents, et
si ces cadeaux ne nous amènent pas leurs sauvages alliés,
je ne sais vraiment plus que faire. Je les ai chargés de dire
partout que je récompenserai généreusement ceux qui vou-
dront me prêter ou me vendre leur attelage. Mais, hélas!
les chiens sont rares, la plupart des chasseurs n'en ont pas
de trop, et plusieurs n'en possèdent plus un seul. — Rien
de ce que j'avais à leur offrir n'a pu induire les deux visi-
teurs à me céder un de ces précieux animaux ; je ne suis
pas avare de mes dons, et ces pauvres nomades des déserts
de glace partent aussi riches que s'ils m'eussent cédé leur
meute. ils font valoir les nécessités de leur famille, et c'est
là un argument auquel je ne saurais répondre ; nos aiguilles
et nos couteaux, et ces quelques morceaux de fer et de bois
ne nourriraient pas les femmes et les enfants, et même avec
l'espoir d'atteindre ce port d'abondance, deux cent soixante-
dix kilomètres sont bien longs quand il faut porter le nou-
veau-né à travers le froid et les tempêtes d'une nuit polaire !
-Ma charité avait un double but : rendre un service réel à
ces Esquimaux, puis stimuler leur cupidité et celle de toute
la tribu qui, pour contempler leurs trésors, ne manquera
238 MER LIBRE.
pas d'accourir à Iteplik. Je l'avoue, je n'ai que bien peu de
chance d'obtenir des chiens; avec leurs attelages diminués
par la maladie, il n'est pas probable que les naturels vien-
nent nous chercher si loin.
Hans s'en tient à l'histoire d'hier, et après l'avoir minu-
tieusement questionné pendant une heure, je ne sais rien
de nouveau; je ne vois pas de raison plausible pour douter
de la véracité de son récit, mais je ne comprends pas que
Sonntag, qui avait l'expérience de ces voyages, ait entrepris
de faire huit kilomètres avec ses vêtements trempés, sur-
tout accompagné comme il l'était d'un chasseur habitué
aux aventures des champs de glace, et qui lui-même est
souvent tombé dans l'eau. Le traîneau et la bâche de toile
qui renfermaient le chargement pouvaient, en un tour de
main, former un abri temporaire contre la bise, et Sonntag
n'avait eu qu'à se glisser dans le sac de peau, pendant que
Hans aurait pris dans les bagages les habits de rechange
qu'ils avaient emportés. Je ne puis non plus me faire à
l'idée que mon ami ait pu vivre si longtemps sans lui lais-
ser quelque message pour moi, et qu'une fois sorti de
l'eau, il n'ait prononcé d'autre parole que l'ordre de retour-
ner à la hutte de neige. Quoi qu'il en soit, toutes ces ré-
flexions ne mènent pas à grand'chose ; il était de l'intérêt
de Hans de rester fidèle à celui qui sur le navire fut tou-
jours son protecteur, et il serait aussi déraisonnable qu'in-
juste de le soupçonner d'une lâche désertion.
CHAPITRE XIX.
Sonntag. — Le crépuscule. — Une chasse aux rennes. — Les re-
nards arctiques. — L'ours polaire. — Nouveaux Esquimaux. —
Leur toilette. — La hutte de neige. — Leurs outils. — Une chasse
aux morses.
Je ne fatiguerai pas le lecteur des tristes pensées que je
retrouve à chaque page de mon journal pendant la période
qui suivit cet événement désastreux. La perte de mes chiens
pesait toujours sur mes plans d'avenir et la mort de
M. Sonntag m'enlevait un aide, presque indispensable.
Adepte enthousiaste des sciences et rompu à tous les
travaux qui peuvent s'y rattacher, son concours m'était des
plus nécessaires, son âme sympathique et ses qualités vi-
riles lui faisaient une large place dans mon cœur; la res-
semblance de nos goûts, de notre caractère, le même âge,
le même besoin d'affection avaient fait grandir de plus
en plus une amitié née parmi les dangers et les fortunes
diverses d'un premier voyage aux régions polaires.
L'obscurité diminuait peu à peu et l'aube permettait de
chercher quelques distractions au dehors; on recommen-
çait à poursuivre le gibier ; même à midi il ne faisait pas
encore jour, mais le crépuscule s'éclairait graduellement.
240 MER LIBRE.
Les rennes avaient fort maigri et leur cliair était filan-
dreuse et sans goût, mais cela n'arrêtait pas le zèle de
nos chasseurs qui finirent par en tuer quelques-uns. Un
jour on annonça qu'un grand troupeau de rennes se trou-
vait auprès des magasins : chacun de prendre un fusil et
de courir en toute hâte sur la colline pour entourer les
animaux : l'équipage avait plutôt l'air de garçons échappés
de l'école que d'hommes travaillant pour leur dîner. Trois
rennes furent abattus malgré le tapage qui aurait pu les
avertir de détaler au plus vite. Le thermomètre marquait
— 42» C. Il soufflait une brise légère , l'air était piquant
et on ne pouvait manier le fusil sans quelque risque pour
les doigts; impossible de faire jouer le chien ou de char-
ger avec les gants, et il y eut ce jour-là nombre de petites
brûlures, comme nous appelions plaisamment les marques
de la gelée. Mac Donald s'était saisi d'un vieux mousquet,
une forte détonation retentit au milieu du bruit général ,
et Knorr, accourant aussitôt, s'enquit avec impatience quel
gibier avait été tiré et de quel côté il avait pu s'en-
fuir. Notre matelot répondit froidement : « Il y a une
demi-heure, je tenais là, au bout de mon fusil, un énorme,
un monstrueux renne, et si j'avais pensé à presser la dé-
tente tout en sortant du navire, je l'aurais tué net, mais la
poudre est si froide qu'elle ne veut pas prendre feu, et il
lui faut une demi-heure pour s'enflammer. Voyez plutôt ! »
Ce disant, il en versa sur la neige glacée et y appliqua une
allumette. Ses favoris brûlés témoignèrent immédiatement
de l'inexactitude de sa théorie.
La colline fourmillait de renards, ils flairaient le sang des
rennes morts et accouraient de tous côtés. Ces petits ani-
maux, d'abord très- confiants, avaient été guéris de leur fa-
miliarité par les leçons de nos chasseurs et on ne les ap-
prochait plus que par la ruse. On connaît déjà Birdie : je lui
avais donné un renard blanc pour camarade; mais impossi-
ble d'apprivoiser mon nouvel élève; il avait atteint toute sa
CHAPITRE XIX. 241
croissance et j'en ai peu vu d'aussi grands; il pesait sept
livres, son cri était absolument le même que celui de Bir-
die, mais son poil était beaucoup plus grossier.
Ces deux variétés de renards sont évidemment deux es-
pèces différentes et je ne sache pas qu'ils s'accouplent ja-
mais ; tous ceux que j'ai pu voir conservent leur nuance
distinctive, le pelage des renards bleus prenant seulement
des teintes plus ou moins foncées, tandis que celui des
blancs est parfois lavé de jaune. L'expression de « bleu »
n'est pas absolument inexacte : sur la neige, la fourrure a
des reflets qui rappellent cette couleur, mais elle est plutôt
d'un ton cendré où le blanc et le noir se fondent harmo-
nieusement sans rester distincts comme dans le renard ar-
genté de l'Amérique du Nord. Ces peaux sont très-recher-
chées par les trappeurs du Groenland méridional où ces
animaux ne sont pas communs ; elles se vendent des prix
énormes sur le marché de Copenhague.
Les renards arctiques n'ont qu'une nourriture fort pré-
caire ; on les voit souvent sautiller sur les glaces et cher-
cher la piste des ours qu'ils suivent avec l'instinct du cha-
cal accompagnant le lion, non pour essayer leur force
sur le fier monarque rôdant au milieu de ses déserts, mais
pour prendre leur petite part du phoque que dévore Sa
Majesté. Ils ont parfois la chance de se saisir d'un ptarmi-
gan {lagopus albus^ la grouse des régions polaires), et s'ils
ne manquent pas leur bond, ils happent quelque lièvre de
temps à autre. En été, ils se rassemblent autour des colo-
nies d'oiseaux et festoient de leurs œufs. On croit au Groen-
land qu'ils en cachent pour leur hiver des provisions con-
sidérables, mais je n'ai jamais pu constater chez eux le
moindre exemple d'une telle prévoyance.
Les ours, dans leurs courses habituelles à travers la nuit,
doivent péniblement lutter pour leur existence. Pendant les
mois de jour, le phoque, leur principale ressource, rampe
sur les glaces et se laisse facilement saisir, mais en hiver
16
342 LA MER LIBRE.
il vient respirer sous les fissures et émerge à peine son nez
au-dessus de l'eau ; la capture en est presque impossible,
et poussés au désespoir par la faim, les ours se montrent
dans le voisinage des hommes à la recherche de quelque
bonne lippée qu'a pu découvrir leur flair si délicat. Au
commencement de notre hivernage, la présence de notre
meute les tint éloignés, mais après le décès ou le départ
de nos chiens, ils se hasardèrent à nous rendre quelques
visites. Un de ces carnassiers, traversant le fiord, vint
rôder autour de nos magasins, derrière l'observatoire où
Starr était occupé au magnétomètre. Le pas lourd du
sauvage animal retentissait dans le silence de la nuit, et
sans trop songer à la fragilité de l'instrument qu'il
maniait , mon jeune officier s'élança vers la porte en
renversant le magnétomètre, et faillit se tuer en sau-
tant de la dangereuse banquette de glace. Il courut au na-
vire donner l'alarme : nous prîmes nos fusils, mais pen-
dant que Starr s'enfuyait dans une direction, Martin déta-
lait dans l'autre. Une nouvelle aventure me confirma dans
l'idée que l'ours polaire n'est pas aussi féroce qu'on le
croit généralement ; je n'ai jamais entendu dire qu'il se
soit attaqué à l'homme, s'il n'est chaudement poursuivi,
réduit aux abois. Je flânais un jour sur le rivage, ob-
servant avec beaucoup d'intérêt l'effet des marées du prin-
temps sur les glaces, lorsqu'en contournant un promon-
toire, je me trouvai, à la faible clarté de la lune, face à
face avec un ours énorme : il avait sauté du haut de la
glace de terre et s'avançait au grand trot. Nos yeux se
rencontrèrent au même instant; je n'avais d'armes d'au-
cune espèce, et je tournai bride vers le navire en faisant à
peu près les mêmes réflexions que le vieux Jack Falstaff
à la vue de Douglas se précipitant vers lui. Après quelques
longues enjambées, ne me sentant pas encore happer, je
regardai par-dessus mon épaule et, à ma joyeuse surprise,
je vis l'ours courant vers l'eau avec une célérité qui ne
CHAPITRE XIX. 243
laissait aucun doute sur l'état de son esprit : il n'était pas
facile de dire qui de nous deux avait eu le plus de peur.
Les nouvelles recrues de la famille de Hans, Tcheitchen-
guak, Kablunet la mère et Angeit le fils, furent accueillies
parmi nous comme des objets de distraction et d'utilité.
Le nom du plus jeune (propre frère de Mme Hans) signifie
- le chipeur » et probablement lui fut donné dès son en-
fance d'après les dispositions qu'il manifestait, et qui
n'avaient pu que croître et embellir; les matelots le pri-
rent sous leur protection spéciale, le récurèrent soigneu-
sement, débrouillèrent sa chevelure et le revêtirent d'ha-
bits chrétiens; sous leur haut patronage, il nous joua au-
tant de tours qu'une maligne guenon et était aussi en-
clin au vol qu'une pie. Il faisait le désespoir du maître d'hô-
tel et du cuisinier. Poussé complètement à bout, battu à
plate couture dans tous ses plans de réforme, le premier
finit par essayer sur le petit païen l'effet du catéchisme
et des traités religieux, pendant que le second déclara sa
résolution immuable de l'échauder à la première occasion :
« Très-bien, cuisinier, mais rappelez-vous que les assas-
sins sont pendus! » — « Alors je ne tuerai qu'un peu. »
Sa mère, Kablunet, sut se rendre fort utile. Très-adroite
de ses mams, elle travailla sans relâche jusqu'à ce que son
aiguille lui eût gagné tous les petits objets dont elle avait
besoin ; elle nous confectionna des surtouts et des bottes
et nombre d'autres vêtements de peaux. Son teint était fort
clair, comme l'indique le nom de Kablunet : r enfant à la
peau blanche, sous lequel les Esquimaux désignent notre
race, et si celui de Tcheitchenguak ne signifie pas Venfant
à la peau noire, il a certes grand tort , car notre nouvel
ami était de nuance plus que foncée.
L'apparence personnelle de ce couple intéressant n'avait
rien de fort séduisant. Ils avaient la figure large, de lour-
des mâchoires, les pomm^ettes saillantes comme celles de
tous les carnivores, le front étroit, les yeux petits et très-
244 LA MER LIBRE.
noirs, le nez plat; derrière leurs lèvres longues et minces,
apparaissaient deux rangées étroites d'un ivoire solide,
quoique usé par de durs et pénibles services ; les naturels
se servant de leurs dents pour une foule de choses : assou-
plir les peaux, tirer et serrer les cordes, aussi bien que
pour broyer leur viande huileuse. Leur chevelure, d'un
noir de jais, n'était pas très-abondante; Tcheitchenguak
avait plus de barbe que je n'en ai vu à ses compatriotes,
mais seulement sur la lèvre supérieure et au bas du men-
ton. En général, la figure des Esquimaux, marquée du ca-
chet de la race mongole, demeure généralement imberbe.
Petits de stature, mais bien charpentés, chacun de leurs
mouvements prouve qu'ils sont robustes et endurcis à leur
âpre existence.
La toilette est à peu de chose près la même pour les
deux sexes; une paire de bottes, des bas, des mitaines,
des pantalons, une veste et un surtout. Tcheitchenguak
portait des bottes de peau d'ours s'arrétant au-dessous du
genou, tandis que celles de madame montaient beaucoup
plus haut et étaient faites de cuir de phoque; leurs panta-
lons étaient de peau d'ours, les bas de peau de chien, les
mitaines de peau de phoque, la veste de peau d'oiseau ,
le plumage en dessous; le surtout, en peau de renard
bleu, ne s'ouvre pas sur le devant, mais se passe comme
une chemise; il se termine par un capuchon qui couvre la
tête aussi complètement que la capote de l'Albanais ou la
cagoule du moine. Les femmes taillent le leur en pointe
pour renfermer leurs cheveux, qu'elles réunissent sur le
sommet de la tête et nouent en touffe serrée dure comme
une corne, au moyen d'une courroie de peau de phoque
non tannée : mode de coiffure commode peut-être, mais
des moins pittoresques.
Quant à leur âge, nul ne saurait le déterminer : les Es-
quimaux ne comptant que jusqu'à dix, le nombre de leurs
doigts, et n'ayant aucun système de notation, il leur est
CHAPITRE XIX. 245
impossible d'assigner une date quelconque aux événements
du passé. Cette race ne possède d'annales d'aucune sorte,
elle n'a pas su même trouver l'iconographie grossière et
les hiéroglyphes des tribus indiennes du nord de l'Améri-
que et le peu de traditions qu'elle s'est transmises d'une
génération à l'autre, ne portent avec elles l'empreinte
d'aucune date, d'aucun indice se référant à une période de
prospérité ou de décadence pour leurs tribus, ou à l'âge
même d'un individu.
Les deux vieillards , prompt^ment fatigués de la chaleur
de la tente de Hans, voulurent faire ménage à part et se
construisirent une maison de neige. Nos magasins leur
fournissaient des vivres en abondance, et, délivrés du souci
de la nourriture quotidienne, ils vivaient heureux et con-
tents. Leur hutte de neige, curiosité d'architecture, eût
excité le mépris d'un castor; ce n'était autre chose qu'une
caverne artificielle pratiquée dans un banc de neige. Devant
la proue du navire se trouvait une gorge étroite, où les
vents d'hiver avaient amoncelé la neige, tout en ména-
geant en tourbillonnant à l'entrée de la fissure, une sorte
de passage entre le banc de neige surplombant à droite et
la paroi de rocher à gauche. Prenant son point de départ
de l'intérieur de cet antre , Tcheitchenguak commença par
fouir dans la neige, comme le chien des Prairies dans le sol
meuble, s'enfonçant toujours dans la masse et rejetant les
mottes derrière lui. Après être ainsi descendu d'environ sa
hauteur, il creusa une dizaine de pieds dans la direction ho-
rizontale, puis il se mit à élargir ce boyau. Sa pioche ne
cessait de frapper et d'abattre la neige durcie au-dessus 'de
sa tête, et de rejeter derrière lui les blocs qu'il en détachait;
il put enfin travailler debout, et quand sa tanière fut assez
grande, il en polit grossièrement les aspérités et reparut
en plein air tout blanc de frimas. Il façonna ensuite l'ou-
verture et la fit juste assez large pour qu'on put s'y glisser
à quatre pattes, puis il lissa avec soin la surface intérieure
246 LA MER LIBRE.
du tunnel d'entrée. Le sol de la hutte fut recouvert d'un
lit de pierre sur lesquelles il étendit quelques peaux de
rennes ; il tapissa les parois d'une semblable tenture; puis
Kablunet alluma les deux lampes et assujettit au-dessus de
l'ouverture une nouvelle peau en guise de portière. Tclieit-
chengiiak et sa famille « étaient chez eux. » J'allai les vi-
siter quelques heures après leur installation. Les lampes
(leur seul foyer possible) brillaient gaiement et leur lu-
mière se reflétait sur la blanche voûte de la cabane de
neige ; la température s'était déjà élevée au point de con-
gélation et, en bonne ménagère, Kablunet avait pris sa cou-
ture. Tcheitchenguak réparait un harpon pour son gendre
et Angeit, le fléau aux yeux noirs, de notre cuisinier et de
l'office , était très-occupé à introduire dans un estomac
trop vaste pour son corps quelques morceaux de gibier
qui me faisaient l'effet d'avoir été subrepticement en-
levés de quelque coin défendu de notre garde-manger.
En reconnaissance de nos bontés pour eux, ils me firent
présent d'un assortiment complet de leur attirail de chasse
et de ménage : lance, harpon, peloton de lignes, trappe à
lapins, lampe, pot, briquet, amadou et mèche. La lance
avait un manche de bois provenant sans doute de l'Advance,
le navire perdu du docteur Kane ; elle se termine d'un côté
par une solide pointe de fer, et de l'autre par un fragment
de défense de morse revêtu d'une forte armure du même
métal. Une dent de narval de six pieds de long, très-dure
et parfaitement droite, forme la hampe du harpon, dont la
tête est un morceau d'ivoire de morse long de trois pouces
et percé de deux trous; l'un au centre, où l'on amarre la
ligne, l'autre à l'extrémité supérieure où vient s'encastrer
le manche du harpon ; la base de l'arme est chaussée d'un
fer aigu, comme celle de la lance. La ligne n'est autre
chose qu'une lanière de cuir de phoque non tanné, de cin-
quante pieds de longueur et découpée circulai rement dans
la peau; une bande de même nature, à laquelle pendillent
CHAPITRE XIX. 249
des nœuds et des lacets, sert de panneau à lapins. Quant à
la lampe, c'est un plat de stéatite de six pouces sur huit, et
de la forme d'une écaille d'huître; la marmite est un us-
tensile carré, taillé dans la même pierre, et le briquet en-
fin, un morceau de granit dur sur lequel on bat un frag-
ment de pyrite de fer brut; pour mèche on a de la mousse
séchée, et pour amadou le duvet délicat qui entoure les
chatons du saule nain.
Tcheitchenguak préparait les lances pour une chasse aux
morses ; lui et son gendre voulaient essayer leur adresse
dès le lendemain. Tout l'hiver, ces animaux avaient paru
en troupes nombreuses sur la mer libre à l'ouverture du
port, et de la grève glacée on entendait presque continuel-
lement leurs cris retentissant au large. Leur chair est la
principale nourriture des Esquimaux et quoiqu'ils appré-
cient fort celle des rennes , mais comme une sorte d'entre-
mets seulement; car pour base d'un long et solide festin,
rien, selon eux, ne vaut l'Awak , comme ils appellent le
walrus en imitation de son cri. Il leur est aussi indis-
pensable que le riz aux Indous , le bœuf aux Gauchos de
Buenos-Ayres, le mouton aux Tatars de Mongolie.
La chasse réussit à souhait; Hans et le vieillard, chargés
de tout leur attirail en bon ordre, s'avancèrent vers la mer
où un grand troupeau de morses nageait près de la glace.
En rampant à quatre pattes, ils s'en approchèrent sans être
aperçus, puis, arrivés à quelques pieds du bord, ils se cou-
chèrent à plat ventre et imitèrent le cri d'appel de ces ani-
maux; toute la bande fut bientôt à portée de leur harpon; se
relevant à la hâte, Hans ensevelit le sien dans une des plus
grosses bêtes; puis son compagnon tira sur la ligne et en
noua solidement le bout à la hampe de sa lance qu'il planta
dans la glaee et maintint avec force. L'animal luttait avec
vigueur, plongeait dans la mer et se débattait comme un
taureau sauvage saisi parle lasso; Hans profitait de toutes
les occasions favorables pour ramener la ligne à lui, jusqu'à
250
LA MER LIBRE.
ce que sa proie ne fût plus qu'à une vingtaine de pieds. La
lance et la carabine firent alors promptement leur œuvre ;
les autres morses se sauvaient dans les eaux avec des cris
d'alarme, leurs profondes voix de basse retentissant dans
les ténèbres. Le bord de la glace eût été trop mince pour
porter cet énorme gibier; il fallait attendre que le froid
l'eût suffisamment épaissie. Les chasseurs amarrèrent soli-
dement leur victime pour que la mer ne l'entraînât pas au
loin; le jour suivant, la voûte s'étant un peu solidifiée, ils
s'occupèrent de détacher avec soin toutes les chairs ; la
hutte de neige fut approvisionnée pour longtemps dégraisse
et de viande, nos chiens s'en donnèrent à cœur joie, et la
tète et la peau furent déposées dans un baril qu'on éti-
queta : Société Smitlisonimnc.
'^:*
CHAPITRE XX.
L'attente du jour. — Les oiseaux. — Le soleil!
Pendant que les jours s'écoulaient ainsi, le soleil pour-
suivait lentement sa course ascendante vers l'horizon et
chaque nouveau midi nous apportait plus de lumière.
J'avais toujours un livre dans ma poche et dès le 1" fé-
vrier, je commençai mes expériences; je fus déjà bien satis-
fait, lorsque, à midi, je pus en lire le titre, peu à peu je
distinguai les lettres moins grandes, puis je déchiffrai à
l'aise les caractères les plus petits; nos jeunes gens étaient
enchantés de pouvoir de 11 heures à 1 heure relever sans
lanterne les hauteurs du thermomètre. Le 10 février, j'écri-
vais en marge de mon livre : « Presque grand jour à midi;
j'ai lu cette page à trois heures. » D'après mes calculs, le
soleil devait paraître le 1 8.
L'attente nous absorbait entièrement : chacun y pensait,
chacun en parlait. Jamais bonheur ne fut aussi ardem-
ment espéré que l'aurore promise l'était par nous, pau-
vres êtres au sang décoloré , sortant à peine de la longue
nuit, étiolés à la lumière des lampes comme des plantes
dans un souterrain. Sans cesse nous comparions aujour-
252 LA MER LIBRE.
d'hui avec hier, avec la semaine passée. Le vieux cuisinier
lui-même ne put échapper à l'épidémie régnante , il sortit
du milieu des marmites et des casseroles et, abritant ses
yeux de ses mains calleuses, regarda en clignotant l'aube
naissante : « Je trouve, dit-il, que cette nuit a été bien lon-
gue et j'aime à revoir encore une fois ce soleil de bénédic-
tion ! » Le maître d'hôtel avait la fièvre ; il ne donnait pas
au soleil le temps d'arriver : il le guettait éternellement et
courait sur le pont et sur la glace un livre à la main es-
sayant de lire à la clarté de l'aurore : son impatience ne
connaissait plus de bornes :
« Le capitaine ne pense donc pas que le soleil paraisse
avant le 18? Mais ne pourrait-il pas venir le 17? Le capi-
taine est-il bien sûr que nous ne le verrons pas le 16?
— Je crains fort , maître d'hôtel, que l'Almanach nau-
tique n'ait raison.
— Mais l'almanach se trompe peut-être ! » Évidemment
le brave homme se défiait de mes calculs.
La tempête avait recommencé, et ne nous permettait
que de rares sorties. La glace de la baie extérieure était
presque complètement brisée et la mer se rapprocha de
nous plus qu'elle n'avait fait de tout l'hiver. Non-seule-
ment on pouvait voir du pont les flots menaçants et som-
bres, mais du haut de la poupe, je les atteignais presque
d'une balle de ma carabine. La glace même de notre petit
port commençait à se détacher du rivage et tout épaisse
qu'elle était, je crus une fois que la débâcle allait se faire
et nous entraîner vers l'Océan.
Chose étrange, sur les bords de cette mer apparut bien-
tôt une bande d'oiseaux au plumage tacheté qui venaient
chercher un refuge sur la rive et réchauffer leurs petites
pattes dans les eaux que les vents empêchaient de geler.
C'étaient les Guillemots à miroir blanc, les Dovekies du Groen-
land méridional , VUria grylle des naturalistes. On les voit
souvent en hiver à Upernavik ou à l'île DIsco , mais je fus
CHAPITRE XX. 253
surpris de trouver si près du pôle ces habitants de la nuit
arctique.
Par — 36» C, j'aimais à les voir ramant dans les trouées
de la glace au-dessous de notre observatoire, et poussant
leur cri plaintif : on aurait dit de pauvres petits orphelins
en haillons, sans asile, sans souliers, se pressant sous les
porches^des maisons pendant une froide nuit de décembre.
J'eusse été bien aise d'avoir un de ces oiseaux dans ma col-
lection, mais il aurait fallu quelque chose d'autrement fort
que mon amour de la science pour me faire toucher à une
plume de leurs petites têtes tremblantes.
18 lévrier.
Le ciel soit loué, j'ai revu le soleil !
Aujourd'hui, l'attente de tous était surexcitée au plus
haut point et après déjeuner chacun courut à quelque poste
choisi d'avance. Quelques-uns prirent la bonne direction ,
d'autres furent désappointés. Knorr et trois officiers grim-
pèrent les collines au-dessus d'Étah, Charley surmena
ses vieilles jambes rhumatisées et se rendit au nord du
petit havre, oubliant les montagnes interposées. Heywood
et Harris gravirent les hauteurs qui dominent le port, et
le dernier agita la bannière de la société des Odd Fellows
à la face même du soleil. Le cuisinier était marri de ne
pouvoir donner son coup d'œil à « ce soleil de bénédiction, »
mais il n'aurait pu satisfaire ce souhait sans sortir du na-
vire , et il ne s'y décida pas davantage que la montagne à
venir vers Mahomet. Il lui faudra attendre une douzaine
de jours avant que le soleil dépasse la crête des collines
et brille sur le port.
Je partageais l'excitation générale : accompagné de Dodge
et de Jensen, je me dirigeai de bonne heure vers un point
du nord de la baie d'où nous pouvions dominer l'horizon
méridional. La mer s'avançait sur une largeur de près de
deux kilomètres entre nous et l'endroit vers lequel nous
254 LA MER LIBRE.
marchions, et ce n'était pas chose facile de trouver notre
chemin sur les pentes glacées de la berge. Nous réussîmes
enfln à atteindre avec une demi-heure d'avance notre
poste d'observation que nous avons nommé « Pointe du
soleil levant. »
La journée n'était guère favorable à cette fête : il faisait
très-froid, et la bise soufflant grand frais précipitait les
neiges du sommet des montagnes et nous les jetait à la
ligure; mais nous fûmes amplement dédommagés par la
vue qui s'offrait à nos yeux.
La mer ouverte baignait notre promontoire et s'étendait
au loin devant nous, de l'ouest au sud. Semée de nombreux
icebergs, elle se montrait presque libre de glaces. Elle était
fortement agitée par la houle qui l'empêchait de geler et
les vagues dansaient dans l'air froid comme si elles se
riaient de l'hiver. L'immense chaudière bouillonnait, cou-
verte d'écume et d'embrun. Ondoyantes et légères , les va-
peur de la gelée^ s'élevaient au-dessus; le vent les emportait
vers le sud-ouest, où elles se perdaient dans le brouillard
sombre. De petits réseaux de glace nouvelle s'essayaient à
emprisonner les vagues ; ils bruissaient et crépitaient sur
les eaux mouvementées. Vers la gauche, la côte monta-
gneuse se projetait fièrement dans l'air lumineux, en
s'échancrant près du cap Alexandre pour laisser passer le
glacier qui descendait en pente douce de la large mer de
glace. Le front hardi des parois « du Palais de cristal » se
découpait sur la ligne blanche, les sombres et lugubres fa-
laises du cap montaient carrément de la mer. Sur la crête
des montagnes silencieuses, et sur le promontoire coiffé de
1. Ou fumée des glaces. Ce phénomène a lieu chaque fois que, par une
très-basse température, une crevasse soudaine, se formant dans la place,
met à découvert un espace d'eau de mer. II s'échappe alors de celle-ci une
vapeur semblable à celle qui s'élève d'une chaudière en ébullition. Mais
presque toujours congelée instantanément, cette vapeur va retomber non
loin de son point de départ en poudre impalpable. (Trad.)
CHAPITRE XX. 255
neige, une légère brume flottait paresseusement, le soleil
l'inondait de flammes d'or et, vers le sud, le ciel s'embra-
sait de la splendeur du jour naissant.
A l'heure de midi, le soleil allait se lever derrière la
pointe du cap Alexandre, et dépasser la ligne des eaux de
la moitié de son disque : nous l'attendions avec une vive
impatience. Un rayon de lumière traversa soudain les nuées
de molles vapeurs à notre'^flroite et vis-à-vis du cap, leur
donnant l'apparence d'une mer de pourpre et brillant sur
les sommets argentés des hauts icebergs qui perçaient
leur manteau de brume comme pour se saisir de la cha-
leur nouvelle. Le rayon se rapprochait de plus en plus, les
masses purpurines s'élargissaient, les tours élevées s'illu-
minaient; l'une après l'autre, elles étincelaient à la lumière
du jour, et tandis que s'opérait cette transformation mer-
veilleuse, nous comprenions que la nuit qui nous envelop-
pait encore avec les ombres du promontoire allait enfin s'é-
loigner et disparaître. Bientôt les falaises rouge foncé de la
côte s'éclairèrent d'une plus chaude couleur, les collines et
les montagnes se dressèrent nettement dans leurs robes
resplendissantes ; les flots menaçants oubliaient leur furie et
souriaient au soleil, la ligne d'ombre se profilait : « La voilà
sur la pointe ! » criait Jensen , « la voici sur la banquette
de glace, » répondait Dodge; à nos pieds s'étendait une
nappe de scintillantes pierreries, et tout d'un coup le soleil
jaillit au-dessus de l'horizon. Par une impulsion simul-
tanée, nous découvrîmes nos têtes et saluâmes avec de
bruyantes démonstrations de joie ce voyageur depuis si
longtemps perdu dans les cieux.
Nous étions plongés dans l'atmosphère accoutumée des
anciens jours. Le compagnon de nos joies passées rallumait
dans nos cœurs une flamme nouvelle. Après une absence
de cent vingt-six jours, il allait rappeler à la vie un monde
endormi, je le contemplais avec émotion et ne m'étonne
pas que les hommes aient plié le genou pour l'adorer et
256 LA MER LIBRE.
l'aient invoqué comme Vœil de Diev ! » Dans ces solitudes
reculées, il est encore le père de la lumière, le père de
l'existence ; les germes l'attendent ici comme dans l'Orient
lointain ; là -bas, ils ne se reposent que pendant les courtes
heures d'une nuit d'été; ici, ils dorment des mois entiers
sous leur linceul de neige. Mais voilà que le soleil va dé-
chirer ce linceul ; il fera jaillir les fontaines qui précipi-
teront leurs eaux vers la mer ; la terre glacée retrouvera
sous ses caresses la chaleur et la vie; les plantes vont
pousser boutons et fleurs, et ces fleurs tourneront leurs
têtes souriantes vers ses rayons glissant durant tout le long
été sur la pente des vieilles collines. Les glaciers mêmes
s'amolliront devant lui; les glaces ne presseront plus les
eaux de leur main de fer et les flots reprendront leurs
jeux sauvages. Le renne bondira joyeusement sur les
montagnes pour saluer un retour qui lui rend ses verts
pâturages. Les oiseaux fatigués savent qu'il leur prépare
un asile sur les rochers; ils vont venir retrouver leurs
nids de mousse ; les passereaux s'avancent sur ses rayons
vivifiants et vont chanter leur chanson d'amour dans le jour
sans fin.
CHAPITRE XXI.
L'aube du printemps. — Arrivée de nouveaux Esquimaux. — Ils
me prêtent quelques chiens. — Kalutunah, Tattarat, Myouk,
Amalatok et son fils, — Un hôpital polaire. — Reconnaissance
des Esq\iimaux.
Les préparatifs de mon voyage vers le Nord occupaient
tous mes instants. Le soleil avait paru le 1 8 ; le lendemain
son disque s'éleva tout à fait au-dessus de l'horizon, il
monta un peu plus haut le jour suivant et ainsi de suite
jusqu'à ce que nous eussions plusieurs heures de pleine
lumière avant et après midi. Le disque solaire ne dépas-
sait pas encore la crête des collines méridionales du port,
mais la lugubre obscurité s'en allait et chaque jour nous
apportait plus de clarté ; l'aube du printemps s'évanouissait
dans le jour de l'été comme le crépuscule de l'automne
s'était fondu dans les ténèbres de l'hiver.
Les chiens que Hans m'avait ramenés étaient parfaite-
ment rétablis, et ne paraissaient plus se ressentir de leurs
souffrances; mais pour le voyage que je projetais, je ne
pouvais songer à emmener cinq bétes seulement, et si les
Esquimaux ne nous en fournissaieni pas d'autres, nos hom-
mes devraient se résigner à tirer eux-mêmes le traîneau.
17
1»
258 LA MER LIBRE.
A mon grand désappointement, les naturels n'avaient
point paru à Étah ; février allait finir et il ne me restait
plus d'espoir lorsqu'on m'annonça l'arrivée de trois Esqui-
maux : — trois anciennes connaissances, Kalutunah, Tat-
tarat et Myouk. En 1854, Kalutunah, le meilleur chasseur
de sa tribu, remplissait aussi la charge d'angekok ou de
prêtre. Il se hâta de m'apprendre qu'on l'avait promu à la
dignité de nalegak, ou de chef, dignité qui, du reste, ne lui
conférait pas la moindre puissance : chaque Esquimau
n'ayant loi que de lui-même, et ne se soumettant à aucune
autorité , ce titre est aussi vague que celui de « défenseur
de la foi » qu'a valu aux rois d'Angleterre un traité latin
sur les sept sacrements, et qu'ils ont maintenu à la pointe
de l'épée; de même l'appellation de nalegak décernée au
plus habile chasseur ne se maintient que par la pointe
de son harpon.
La qualité supérieure de tout son attirail de chasse et
de pêche, ses fortes lignes, ses lances et ses harpons, son
traîneau solide, ses chiens robustes, aux poils luisants,
rendaient témoignage de la sagacité de sa tribu. Tattarat
était un personnage tout à fait dififérent : son nom signifie :
la mouette kittiwake^ et on n'eût pu lui en choisir un mieux
approprié, tant il rappelait cet oiseau bruyant, babillard,
gracieux, il est vrai, mais imprévoyant au possible. Comme
d'autres mouettes du grand monde, ce bohème esquimau
était toujours * percé aux coudes j» en dépit de ses .floue-
ries et autres arts de même espèce. Myouk valait encore
moins que lui; soldat irrégulier de l'armée de Satan, il était
aussi retors qu'Asmodée lui-même.
Ils nous arrivèrent en deux traîneaux conduits par Kalu-
tunah et Tattarat; la moitié seulement de l'attelage de ce
dernier lui appartenait en propre ; un des chiens était à
Myouk, un autre à quelque obligeant voisin. Il est curieux
1. Rissa tridactyla.
CHAPITRE XXI. 261
d'observer comme les mêmes caractères se retrouvent chez
les peuples les plus divers et se reconnaissent aux mêmes
traits : l'attelage de Kalutunah paraissait à peine fatigué ,
les harnais étaient en bon ordre , le traîneau bien condi-
tionné, tandis que celui de Tattarat tombait en pièces. Ses
misérables roquets efflanqués, affamés, s'enchevêtraient dans
les guides rompues et pleines de nœuds. Nos voyageurs
étaient venus d'Iteplik en une seule étape ; ils n'avaient fait
qu'une courte halte à Sorfalik pour laisser souffler leurs
bêtes ; ils déclarèrent n'avoir rien mis sous leurs dents de-
puis leur départ, et si on en jugeait par leur appétit, leur
assertion n'était pas mensongère ; ils engloutirent la plus
grande partie d'un quartier de venaison dont ils facilitèrent
l'ingurgitation à l'aide de gorgées d'huile de morse, puis
ils finirent par se rouler, pour dormir, dans les peaux de
renne de la hutte de Tcheitchenguak.
Le lendemain, je fis appeler Kalutunah dans ma cabine
pour le traiter avec le respect dû à son rang élevé, mais je
me permis de prendre certaines précautions, et je fis asseoir
mon hôte sur un baril que j'isolai avec coin du reste de
l'ameublement : sous les amples fourrures du chef renom-
mé erraient d'immenses troupeaux de ces vils insectes
pour lesquels nul savant lexicographe n'a encore inventé
de nom présentable. Son costume différait peu de celui de
Tcheitchenguak. Mon illustre visiteur, installé sur sa bar-
rique, le corps enfoncé dans un vaste surtout au capuchon
rabattu sur la tête, les pieds et les jambes perdus dans des
peaux d'ours au long poil, eût été pour un peintre un bon
sujet d'étude ; le pinceau d'un maître aurait seul pu rendre
la joie qui éclatait sur sa figure ; un enfant devant lequel
on amoncellerait tous les joujoux de Nuremberg, n'eût pas
montré plus de ravissement. Ses traits ne possédaient pas
la grâce de ceux de « Villiers aux cheveux de lin, » ni la
beauté de Nirée, le plus beau des Grecs, immortalisé par cette
unique mention d'Homère. Sa large face ne rappelait en
262 LA MER LIBRE.
rien la physionomie des guerriers d'Ossian, « physionomie
aussi changeante que les ombres qui voltigent sur une
prairie. » Mais éclairée par une large grimace de satisfac-
tion, elle avait vraiment du caractère et exprimait plus de
virilité que celle des autres Esquimaux.
Ses traits, taillés sur le même type que ceux de Tcheit-
chenguak, étaient bien autrement accentués : il n'avait pas
la peau si noire, mais sa figure était plus ronde, le nez
plus épaté et plus arqué, la bouche plus élargie ; lorsque
le nalegak riait, ses petits yeux se contractaient et deve-
naient des fentes presque imperceptibles. Sur sa longue
lèvre supérieure , croissait une broussaille de soies dures
et noires, roides comme les moustaches d'un chat; quelques
poils de même nature rayonnaient sur son menton. Il de-
vait avoir la quarantaine, et comme les serviettes, le savon
et les ablutions extérieures sont encore choses inconnues
aux habitants du Groenland septentrional , ces huit lustres
avaient accumulé sur sa peau une couche épaisse de crasse
qui en certains endroits disparaissait par l'action du frotte-
ment, et donnait à sa figure et à ses mains une apparence
mouchetée. ,
Kalutunah n'était donc point beau, mais on ne pouvait pas
dire qu'il fût réellement laid; en dépit de ses traits grossiers
et de sa malpropreté, sa sipiplicité joviale, sa naïve bon-
homie m'avaient gagné le cœur. Sa langue ne resta guère
oisive ; il voulut tout d'abord me mettre au courant de toutes
ses affaires : sa femme vivait encore et avait ajouté deux filles
à ses autres charges, mais sa figure brillade joie lorsque je
m'informai de son premier-né, que j'avais vu en 1854, beau
garçon de cinq ou six étés, et il me parla avec un orgueil
tout paternel de la grandeur future promise à cet héritier
présomptif : il savait déjà prendre des oiseaux et commen-
çait à conduire l'attelage.
Je lui demandai ensuite des nouvelles de Sipsu, son an-
cien rival qui m'avait autrefois causé presque autant d'en-
CHAPITRE XXI. 263
nuis qu'à Kalutunah lui-même*. Sipsu était mort, — mais
quand je voulus des détails, le, chef hésita un moment, puis
finit par me dire qu'on l'avait tué ; le sorcier était devenu
fort impopulaire et un soir, dans une hutte sombre , il fut
frappé par quelqu'un d'un mauvais coup, d'une blessure
mortelle ; on l'avait traîné dehors et enseveli dans les pierres,
et la neige, ou le froid et la souffrance terminèrent bientôt
sa vie et ses méchancetés.
Depuis cinq ans, la mort avait fait chez eux de terribles
ravages, et Kalutunah se plaignait avec amertume des mi-
sères de l'hiver dernier. La peste qui enlevâmes chiens avait
aussi attaqué ceux de la tribu, et je crois bien que ses ra-
vages se sont étendus sur tout le Groenland. —Malgré cette
pénurie générale, il se faisait fort de me procurer quelques
bêtes de trait ; comme preuve de sa sincérité, il m'offrit deux
de ses quatre chiens; j'en achetai un autre de Tattarat, et
Myouk me troqua le sien contre un beau couteau.
Les chasseurs étaient enchantés de leur marché ; ils s'en
allaient riches en fer, en couteaux, en aiguilles, trésors qui
leur paraissaient bien plus précieux que les masses d'or et
d'argent que l'inca Atahuallpa abandonna aux rapaces Espa-
gnols, ou que les lacs de roupies que per fas et nefas arra-
chèrent aux malheureux rajahs de l'Inde les griffes de l'im-
pitoyable Hastings. Notre traité de paix et d'amitié fut ra-
tifié par des promesses solennelles, dignes d'un nalegak et
d'un nalegaksoak. Le nalegak devait fournir des chiens
au nalegaksoak , et celui-ci s'engageait à les payer comp-
tant. La simplicité de cet arrangement peut étonner le lec-
teur, mais elle l'est encore moins que celle d'un traité
analogue, fameux dans l'histoire : — celui qui mit les Hes-
sois sous les drapeaux de Burgoygne.
1, Ce Sipsu aTait été l'instigateur du complot dont Hayes et ses compa-
gnons faillirent être victimes en décemb'-e 1854, et auquel il a été fait allu-
sion, p. 119. (Trad.)
i
264 LA MER LIBRE.
Si je m'étais contenté de dire à Kalutunah que je répan-
drais mes bienfaits sur sa tribu, il aurait hoché la tête; le
sauvage n'est pas aussi naïf qu'on le croit, et ne se laisse
pas duper par des protestations bénévoles; il est assez
pratique pour comprendre la signification du proverbe :
« A donnant, donnant. » — Mais je me permis un innocent
artifice d'une autre sorte; je fis entendre à mon homme
qu'il était parfaitement inutile de chercher à me tromper,
vu que je lisais, non-seulement dans les actions, mais aussi
dans les pensées des Esquimaux; pour le bien persuader
de mon pouvoir occulte, j'exécutai devant lui quelques
tours de passe-passe, et après avoir levé une carte avec
beaucoup de sérieux, je lui dis exactement (et cela sans me
risquer beaucoup) tout ce qu'Outinah et Jambe-de-Bois
nous avaient dérobés. Sa surprise fut grande; il reconnut
avoir vu lui-même les objets volés; il me prenait évidem-
ment pour un magicien de premier ordre ; il m'avoua du
reste qu'il n'était pas sans s'occuper un peu de sorcellerie,
mais quand je lui parlai de ses voyages au fond de la mer
en qualité d'angekok pour aller rompre le charme par le-
quel Torngak, le malin esprit, retenait les morses et les
phoques dans les jours de famine, il détourna fort adroi-
tement la conversation et commença à me décrire une
chasse à l'ours dont le souvenir paraissait l'amuser beau-
coup; l'animal blessé s'était débarrassé des chiens, et, se
tournant vers un des chasseurs, l'avait écrasé d'un coup de
sa patte; Kalutunah riait à cœur joie en me racontant
cette « bonne farce. »
Nos hôtes sauvages, après quelques jours passés avec
nous, s'en retournèrent chez eux en nous promettant de nous
ramener bientôt des hommes et des chiens. Je les accom-
pagnai pendant quelques milles et nous nous séparâmes
sur la glac». Quand ils furent un peu éloignés, Myouk sauta
du traîneau pour ramasser quelque objet tombé; aus-
sitôt et safns doute fort heureux de débarrasser d'autant
Kalotunah, chef d'nne tribu d'Esquimanx.
ir-
CHAPITRE XXI. 267
son misérable véhicule, Tattarat fouetta son attelage et je
vis longtemps encore le pauvre Myouk courir de toutes ses
forces pour essayer de l'atteindre ; malgré ses efforts il per-
dait du terrain, et on le laissa très-probablement marcher
jusqu'à Iteplik.
Ce Myouk était un drôle de corps et n'avait guère changé
depuis que je l'avais connu autrefois ; sorte de Ténardier
arctique, il attendait sans cesse la fortune qui n'arrivait
point et la bonne chance qui ne se présentait jamais. Il me
raconta ses infortunes : son traîneau était tout en pièces, et
il ne pouvait le raccommoder; la maladie avait emporté tous
ses chiens à l'exception de celui qu'il venait de me céder;
un jour qu'il harponnait un morse , la ligne s'était cassée et
le morse avait emporté le harpon; sa lance était perdue, et
toutes ses affaires dans le plus complet désarroi ; sa famille
vivait dans la plus profonde détresse, et comme il ne pou-
vait rien lui donner, elle s'était réfugiée dans la hutte de
Tattarat.... mais, ajoutait-il, avec une terrible grimace qui
montrait son dédain pour son confrère, Tattarat n'était
qu'un triste chasseur. Il se proposait donc, aussitôt re-
tourné dans sa tribu, de se rabattre sur Kalutunah ; la tente
de Kalutunah était bien un peu remplie, vu que trois fa-
milles y avaient déjà pris leurs quartiers, mais il y aurait
encore place pour une quatrième.... dans tous les cas,
l'essai n'en coûtait rien. Et maintenant, le nalegaksoak, le
grand chef, si puissant et si riche, ne serait-il pas assez
bon pour lui faire de beaux cadeaux avec lesquels Myouk
exciterait l'envie de tout le monde? — La nature humaine
est la même, sous le pôle, comme dans nos zones tempé-
rées, et satisfait de cette découverte, je comblai le coquin
de présents. — Mais sa femme , il ne m'en parlait pas? —
« Oh ! c'est une terrible fainéante 1 Elle m'a envoyé ici, si
loin de chez nous, pour demander des aiguilles dont elle
ne se servira pas, un couteau dont elle n'aura que faire, et
quand je retournerai là-bas sans mon chien, c'est moi qui
268 LA MER LIBRE.
en verrai de belles ! » Là -dessus, il tira une langue aussi
longue qu'il put pour me faire mieux juger des dimensions
de cet engin de guerre chez la dame de ses pensées. —
« Mais, continua le bon Esquimau, elle a des habits déchi-
rés, percés de tant de trous qu'elle ne peut sortir de la
cabane sans se geler, et si elle crie trop fort, je ne lui don-
nerai pas une seule de ces aiguilles, je ne lui prendrai pas
un seul renard pour raccommoder ses habits! » Cependant,
il était assez facile de voir que les aiguilles ne seraient pas
longtemps refusées et que Myouk piégerait les renards
aussitôt que sa moitié l'ordonnerait. Aussi, prenant en pitié
ces misères conjugales, j'ajoutai quelques présents pour
l'aimable créature aux vêtements troués, et quand il m'eut
appris qu'elle lui avait fait présent d'un héritier des infor-
tunes de la dynastie des Myouk, je donnai encore quelque
chose pour le marmot. Déjà, me dit-il, le bambin était sevré
de sa nourriture maternelle et manifestait un grand appétit
pour l'huile de morse. — Il l'avait appelé Dak-ta-guie —
c'est ainsi qu'il s'efforçait de prononcer le nom du docteur
Kane.
Kalutimah et ses deux compagnons étaient à peine partis,
qu'un autre traîneau nous amena deux Esquimaux de l'île
Northumberland, Amalatok et son fils. Ils avaient quatre
chiens, mais s'étaient arrêtés en route pour chasser un
morse dont ils rapportaient une partie ; ils nous arrivèrent
très -fatigués, ils s'étaient mouillés en poursuivant leur
proie et la gelée les avaitun peu pinces. Médecin, j'avais en-
lin des malades! Pendant quelques jours, la hutte de neige
fut transformée en hôpital et mon vieux Tcheitchenguak
lui-même s'alita à son tour. Soir et matin, je les visitais ou
j'envoyais M. Knorr à ma place, mais le nez aristocratique
du jeune gentleman ne pouvant se faire aux parfums esqui-
maux, je ne pus continuer à les soigner par procuration;
je me dépêchai de guérir mes patients, et je fus désormais
pour eux non-seulement nalegaksoak, le grand chef, mais
CHAPITRE XXI.
2159
aussi narkosak — Vhomme médecine. Amalatok se crut
près de mourir, et j'eus un moment des craintes sé-
rieuses pour ma réputation ; mais tout finit par s'arran-
ger, et chose qui m'étonna fort, sa reconnaissance survécut
au bienfait. Il ne se contenta pas de me dire un « koyanak »,
je vous remercie, mais aussitôt qu'il put marcher, il me
fît présent de son meilleur chien. Puis il m'en vendit un
autre et retourna chez lui aussi riche que mes précédents
visiteurs et aussi heureux que Moïse Primrose revenant
de la foire avec sa grosse de lunettes aux étuis de chagrin.
A ma grande joie, ma meute se reformait par degrés.
CHAPITRE XXII.
Retour de Kalutunah. — Une famille esquimaude. — Le ménage. —
La garde- robe. — Myouk et sa femme. — On découvre le corps
de Pierre. — Mon nouvel attelage. — La chasse. — Nourriture
des animaux arctiques. — Kalutunah chez lui. — Un festin esqui-
mau. — J'envoie chercher le corps de M. Sonntag. — Les funé-
railles. — Son tombeau.
Suivant sa promesse, Kalutunah revint peu de jours
après et nous amena sa femme et ses quatre enfants,
toute sa famille. C'était un déménagement complet.
Je ne sais comment le chef avait pu se procurer six
nouveaux chiens, mais il nous arriva en brillant équi-
page, apportant sur son traîneau sa très-modeste for-
tune. Les richesses mobilières de ces nomades des terres
arctiques ne sont pas encombrantes. Il est heureux que
leurs désirs ne dépassent pas leurs moyens, et je ne crois
pas que nul peuple au monde soit plus pauvre qu'eux. La
charge entière du traîneau consistait en deux fragments de
peaux d'ours, literie de la famille, en une demi-douzaine de
peaux de phoque pour la tente, deux lances et deux har-
pons, quelques bonnes lignes à harponner, une couple de
pots et de lampes, divers outils et matériaux pour raccom-
CHAPITRE XXII. 271
moder leur véhicule, un petit saiiC de peau de phoque con-
tenant la garde-robe ou plutôt les pièces pour la raccom-
moder, car ils portaient tous leurs habits sur le dos. Il y
avait en outre un rouleau d'herbes sèches qu'ils mettent
dans leurs bottes en guise de semelles de liège, de la
mousse desséchée pour les mèches de lampe, et en fait de
provision, quelques morceaux de viande et un peu d'huile
de morse; tout cela recouvert d'une peau de phoque. Une
ligne lacée d'un côté à l'autre du traîneau serrait fortement
l'ensemble; toute la famille était assise sur la bâche pen-
dant que Kalutunah courait près de l'attelage et le fai-
sait marcher plutôt par de douces paroles que par la bru-
talité habituelle aux indigènes. Son épouse, la plus belle
matrone que j'aie vue parmi les Esquimaux, était installée
sur le devant; un nouveau-né dormait, blotti dans l'ample
capuchon du surtout maternel , comme dans une poche de
sarigue; venait ensuite le fils aîné, dont j'ai déjà parlé, l'or-
gueil de son père, puis une fillette de sept ans ; une autre
d'environ trois ans, enveloppée d'une immense quantité de
fourrures , était amarrée aux montants du traîneau.
Aussitôt que ces Esquimaux approchèrent du navire, je
m'avançai à leur rencontre. Les moutards, d'abord un peu
effrayés, se déridèrent bientôt, les moyens par lesquels on
gagne les cœurs des enfants de la civilisation, ayant le
même succès près des petits païens. La femme se souve-
nait de moi et m'appelait Doc-tie. Kalutunah, grimaçant
de bonheur, me montrait son attelage. « En voilà de beaux
chiens! s'écriait-il. J'opinai du bonnet, mais quand il
ajouta : « Je viens pour les donner tous au nalegaksoak I »
je fus encore plus de son avis.
Mes visiteurs ne paraissaient nullement se soucier du
froid Ils étaient venus d'Iteplik par courtes étapes, se con-
struisant des abris de neige, ou se logeant dans les huttes
désertes, pendant que notre thermomètre oscillait entre
— 35" et — 45» C. Une fois à bord, ils ne parurent pas même
272 ' LA MER LIBR-E.
avoir l'idée de se chauffer, mais se mirent à courir de côté
et d'autre pour satisfaire leur curiosité.
Peu d'heures après, nous vîmes poindre Myouk et sa
femme aux habits percés. Ils arrivaient à pied d'Iteplik, la
mère ayant porté l'enfant sur son dos pendant deux cent
soixante kilomètres. Myouk était évidemment un peu em-
barrassé pour trouver à cette visite quelque prétexte plau-
sible, mais il se fit un front d'airain, et comme Kalutunah,
sut me donner une raison : « Je viens montrer au nalegak-
soak ma femme et Dak-ta-guie , » dit-il en désignant la
grosse et sale créature dont il avait le bonheur d'être
l'époux, et le petit malheureux qui leur devait la vie. Mais
quand il s'aperçut que je n'aurais pas payé grand'chose
pour cette exhibition, il ajouta timidement : « C'est elle qui
m'a fait venir ; » puis il s'éloigna sans doute pour voir ce
qu'il pourrait nous filouter.
Mes arrangements avec Kalutunah furent bientôt conclus.
Il devait aller vivre dans la hutte d'Étah et chasser le
mieux qu'il lui serait possible sans les chiens que je gardais
tous. Mes magasins étaient à sa disposition, et je m'engageai
à lui fournir ce qui lui serait nécessaire.
Le lendemain, la hutte fut nettoyée et préparée, et cette
famille intéressante s'y installa de son mieux. Aussi ardent
à se mettre sous la protection d'un homme en faveur que
si sa peau eût été blanche et que, vivant plus près de l'é-
quateur, il eût connu la signification de ces termes : Emploi
du gouvernement, — Myouk suivit le grand Kalutunah dans
sa nouvelle demeure et s'empara d'un coin de la hutte
aussi délibérément que s'il avait été un garçon de mérite
et non le plus fieffé coquin, le plus misérable mendiant
qui ait jamais exploité le travail des autres.
Nous apprîmes par le nalegak le triste dénoûment du
sort mystérieux de notre pauvre Péter. Aux premières
lueurs de l'aube printanière, Nésark, un des chasseurs d'I-
teplik, s'était rendu à Péteravik pour essayer de prendre
CHAPITRE XXII. 273
des phoques. Arrivé à la hutte (les cabanes des Esquimaux
sont propriété publique), il trouva le cadavre très-émacié
d'un naturel habillé comme les Hommes blancs; la des-
cription que nous en donnait Kalutunah ne nous laissait
aucun doute : c'était bien le corps de Péter; Nésark l'en-
sevelit selon le mode indigène. Voilà comment au bout de
trois mois je connus la fin de cette étrange histoire, mais
je n'ai jamais eu la clef de la conduite de ce malheureux
garçon.
J'avais maintenant dix-sept chiens, et j'aurais volontiers
fait une excursion d'essai vers le nord, mais la mer n'était
pas encore prise autour de la pointe Sunrise , et vu les as-
pérités du sol, il eût été impossible de voyager sur la terre
ferme avec un traîneau même à peine chargé ; il ne fal-
lait pas non plus songer à contoui*ner le promontoire avec
une embarcation, à travers la mer houleuse et les glaces
brisées.
Mon plan avait toujours été de me mettre en route avec
la majeure partie de l'équipage, dès que la température
se serait un peu adoucie, c'est-à-dire au commencement
d'avril, mais j'espérais utiliser mes chiens avant cette épo-
que. Le mois de mars est le plus froid de l'année polaire:
mais tout en n'hésitant pas à entreprendre une excursion
en traîneau , je me rappelais trop les désastres du docteur
Kane' pour nous risquer dans un long voyage à pied.
Je m'occupai donc de mes chiens, jusqu'à ce que la gelée
nous eût bâti une chaussée autour de la pointe Sunnse. De
beaucoup inférieurs à ceux que j'avais perdus, ils récla-
maient du repos et de très-bonne nourriture, et j'allai sou-
vent à la vallée de Chester en quête de rennes pour mon
chenil. Pendant l'hiver, ces animaux étaient venus en grand
nombre autour du petit lac, et de leurs sabots avaient la-
bouré plusieurs acres de neige en cherchant la végétation
desséchée de l'été précédent. Les lapins et les lagopèdes les
suivaient pour recueillir les bourgeons de saule, ainsi mis
18
274 LA MER LIBRE. '
à découvert et qui forment leur principale nourriture ;
dans une de ces courses, je me procurai pour ma collec-
tion une jeune peau de daine que je fus obligé de dépouiller
à la hâte avant qu'elle ne gelât; il faisait un froid de — 37"
C, et je ne me rappelle pas que mon dévoûment à l'his-
toire naturelle ait jamais été mis à une plus rude épreuve.
Je désirais ardemment recouvrer le corps de M. Sonntag
avant de commencer mes voyages, et pour causer de ce
projet avec Kalutunah, j'allai le trouver chez lui quelques
jours après son installation. Onze de mes nouveaux chiens
furent attelés au traîneau et Jensen se sentait encore « lui-
même ».
Je trouvai le nalegak très-confortablement installé et pa-
raissant heureux : comme don de bienvenue, je lui portais
un quartier de renne frais et deux gallons d'huile. Du plus
loin qu'il nous aperçut, il sortit à notre rencontre , et un
peu de neige s'étant amoncelée à l'ouverture du tunnel, il
l'écarta avec soin avant de nous inviter à entrer. Pour ce
faire, il nous fallait marcher à quatre pattes dans ce corri-
dor de douze pieds de longueur, puis nous émergeâmes
dans un réduit faiblement éclairé, où la famille du chef et
celle de Myouk nichaient dans les peaux de renne que je
leur avais données. La femme de Kalutunah s'occupait ac-
tivement à me confectionner une paire de bottes ; je lui
portais d'autre ouvrage et quelques petits cadeaux : un
collier de perles et un miroir amusèrent surtout la mar-
maille. Quant à Mme Myouk , elle ne faisait œuvre de ses
doigts et ne surveillait pas même son enfant, qui, épou-
vanté à notre aspect, roula sous nos pieds d'abord, puis
dans la neige répandue sur le sol du tunnel ; la pauvre pe-
tite créature était presque nue, et à ce froid contact, elle
se mit à brailler terriblement; son aimable mère, la saisis-
sant par une jambe , la traîna dans le coin où elle avait
élu domicile, et lui fourra dans la bouche un morceau de
graisse qui arrêta bientôt ses cris.
%•
CHAPITRE XXII. 277
Le couple Myouk fatiguait évidemment les industrieux
propriétaires de la hutte , mais avec une généreuse hospi-
talité que je n'ai vue dans le roman ou l'histoire que chez
Gédrik le Saxon, cette laborieuse famille se laissait gruger
par ces ignobles fainéants, qui ne soupçonnaient pas qu'on
put légitimement les jeter à la porte.
Je m'assis quelques moments pour causer avec Kalutu-
nah et sa diligente ménagère; il y avait trop de monde dans
la hutte pour qu'on y fût bien à l'aise, et quand je voulais
remuer, il me fallait baisser la tète pour ne pas me cogner
contre les travées de pierre ; l'odeur de la cabane était de
nature à me donner le plus vif désir d'aller respirer l'air
frais du dehors , mais je parvins à rester assez pour con-
clure quelques arrangements avec mon allié et sa vaillante
épouse, et je pris congé du nalegak après un long échange
de protestations mutuelles d'amitié et de bon vouloir. Je
lui dis en nous séparant : c Tu es un chef, et je suis un
chef; toi et moi, nous dirons à notre peuple d'être bon l'un
envers l'autre; » mais il me répliqua : « Na, na : je suis
chef, mais toi, tu es le grand chef; les Esquimaux feront
ce que tu veux. Les Esquimaux t'aiment, ils sont tes amis,
tu leur fais beaucoup de présents. » J'aurais pu lui dire
que cette toute-puissante méthode d'inspirer l'amitié n'est
pas seulement applicable dans son pays.
Cette visite fut pour moi un agréable épisode. J'étais ravi
de l'honnête cordialité avec laquelle Kalutunah entrait dans
mes plans; la simplicité enfantine de ses habitudes et la
franchise de ses paroles lui gagnaient mon affection parti-
culière.
Nos fusils l'amusaient beaucoup ; il m'en demanda un ,
disant que cela lui serait fort agréable de s'asseoir dans sa
hutte et de tuer les rennes qui passeraient. Il l'appuierait
sur la fenêtre, disait-il, en montrant une ouverture d'un
pied carré, par où la lumière pénétrait à travers une mince
feuille de glace. Tout au centre , il avait pratiqué un trou
278 LA MER LIBRE.
rond. « C'est, ajouta-t-il en riant, pour voir arriver
le nalegaksoak , » compliment bien tourné pour un sau-
vage, et d'autant plus adroit que ledit trou ne servait qu'à
la ventilation et était le seul passage par où s'échappait
l'air vicié. Sa femme et lui paraissaient enchantés de mes
cadeaux. Quoique les rennes soient très-nombreux dans
ces parages , la venaison est un luxe qu'ils se donnent ra-
rement, vu qu'ils n'ont aucun moyen de capturer ces ani-
maux; ils ne connaissent pas l'arc et les flèches des Es-
quimaux de quelques autres localités. Sans attendre qu'on
la fît cuire, Kalutunah attaqua vigoureusement la chair
crue et glacée. Sa femme et ses enfants ne tardèrent pas à
suivre son exemple, se pressant autour du quartier de
renne étalé sur le sol malpropre, et, sans y être invitée,
Mme Myouk se hâta de prendre sa part du festin. Nos amis
s'en donnaient à cœur joie, ni plus, ni moins que des alder-
men, assis à un banquet de leur corporation. Un sourire
continuel élargissait encore la figure de Kalutunah ; il était
vraiment heureux. Ses dents broyaient sans relâche les durs
morceaux qu'il arrachait au gigot gelé, et la viande à peine
mâchée s'engloutissait rapidement dans son gosier. Sa lan-
gue était trop bien occupée pour lui permettre de causer
beaucoup, mais de temps à autre il reprenait haleine pour
célébrer la grandeur et la générosité du nalegaksoak. La
joie de cet homme faisait plaisir à voir.
Mais si un cuissot de renne procure un sensible plaisir,
l'huile donne le confort. Longtemps inhabitée, la hutte était
humide, froide et sombre. Kalutunah pouvait maintenant
se permettre une lampe de plus, et quelques minutes après
notre arrivée, une flamme claire brillait dans un coin. J'ai
déjà dit que la lampe esquimaude n'est autre chose qu'un
plat creux, taillé dans de la stéatite. La mousse séchée, qui
lui sert de mèche, est arrangée autour du bord, et ils ne
connaissent point d'autre foyer ; au-dessus sont suspendus
des pots de même matière, dans lesquels Mme Kalutunah
m
CHAPITRE XXII. %19
faisait fondre quelques morceaux de neige pour l'eau de
son potage de venaison qu'elle nous invita à goûter; mais
je connaissais trop bien la cuisine esquimaude pour éprou-
ver le besoin de renouveler l'expérience -Je m'excusai donc
sur mes affaires et les laissai à leur bonheur. Je ne sais
combien dura la fête , mais quand Kalutunah vint me voir
le jour suivant, il me confia que la hutte n'avait plus de
provisions, insinuation qui ne fut pas perdue.
Nous avions maintenant dix-sept Esquimaux : six hom-
mes, quatre femmes et sept enfants, tous de caractères
différents, d'utilités fort diverses. J'étais amplement dé-
dommagé des ennuis que me causaient certains d'entre eux
par tout l'ouvrage que nous faisaient Rablunet et la femme
de Kalutunah : malgré tous nos efforts et notre patience,
aucun de nous n'aurait pu confectionner une botte esqui-
maude, chaussure indispensable dans les régions arctiques.
En dépit du peu de confiance qu'il nous inspirait, Hans, le
plus habile chasseur après Jensen , nous rendait encore
plus de services que les autres indigènes. Kalutunah nous
visitait tous les jours , et entrait dans ma cabine en ami
privilégié. Mon excursion à Étah l'avait rendu tout à fait
joyeux , et comme le guerrier s'anime au son de la trom-
pette annonçant la bataille, il retrouva une nouvelle vie
quand je lui offris d'être conducteur de mes attelages; dès
le lendemain, il s'occupa seul de nos bétes, et lorsque,
peu de jours après, je lui témoignai assez de confiance
pour l'envoyer au cap Alexandre, afin de voir si la glace
était consolidée, la coupe de son bonheur fut remplie jus-
c[u'aux bords.
Son rapport étant favorable, M. Dodge fut chargé de nous
ramener le corps de Sonntag ; il prit les deux attelages que
conduisaient Hans et Kalutunah.
.M. Dodge s'acquitta de sa mission avec énergie et habi-
leté. Ils ne mirent que cinq heures à atteindre Sorfalik et
trouvèrent facilement le lieu qu'ils cherchaient, Hans se
280 LA MER LIBRE.
rappelant un haut rocher ou plutôt une falaise au pied de
laquelle reposait la hutte funéraire. Mais on ne la distin-
guait plus, elle était profondément enfouie sous les mon-
ceaux de neige accumulés par le vent. Il leur fallut creu-
ser péniblement et longtemps dans la masse durcie ; la nuit
était tombée et ils se sentaient très-fatigués ; ils se firent à
la hâte un abri de neige, donnèrent à manger aux chiens,
et quoique le thermomètre marquât 42 degrés C. au-des-
sous de zéro, ils dormirent dans leurs fourrures sans in-
convénient grave. C'était la première fois que M. Dodge
campait ainsi sur la neige, et il fut justement fier du suc-
cès de cette expérience.
Aussitôt que le jour parut, les traîneaux reprirent leur
chemin de la veille, mais à la grande surprise des voya-
geurs, les vents et la marée avaient pendant la nuit em-
porté une partie des glaces entassées autour du promontoire,
de sorte qu'ils eurent un moment la très-désagréable per-
spective de traverser le glacier, chose facile à accomplir
avec un traîneau vide, mais excessivement embarrassante
dans la circonstance actuelle. Heureusement, au prix de
quelque danger, ils réussirent à franchir un endroit per-
fide où la banquette de glace qu'ils étaient forcés de sui-
vre, se trouvait fort inclinée : un des traîneaux faillit être
précipité dans la mer, et Kalutunah n'échappa au péril
que par un mouvement habile et seulement exécutable par
un conducteur émérite et habitué à de semblables aven-
tures.
Le corps de notre camarade fut déposé dans l'observa-
toire où peu de semaines auparavant sa haute intelli-
gence avait poursuivi ces études qui faisaient la joie de sa
vie ; le pavillon fut hissé à mi-mât sur la hampe qui sur-
montait cette construction.
Les préparatifs des funérailles furent faits avec toute la
solennité requise. Un cercueil convenable, préparé par les
soins de Mac Cormick, reçut la dépouille de notre ami; on
CHAPITRE XXII. 283
le couvrit du drapeau national, et le surienderaain de l'ar-
rivée de Dodge, quatre de ses compagnons en deuil, suivis
de tout l'équipage en procession solennelle, le portèrent à
la fosse creusée à grand'peine dans la terrasse glacée. On
le descendit dans sa froide couche, je lus le service fu-
nèbre sur la fosse béante, puis elle fut refermée. Je fis plus
tard construire au-dessus un rectangle de pierres, à la
tête duquel je plaçai une stèle ou dalle polie portant cette
inscription :
AUGUSTE SONNTAG
MORT
EN DÉCEMBRE 1860
ÂGÉ DE 28 ANS.
C'est là, dans la lugubre solitude du désert polaire, que
ce jeune homme ardent, qui deux fois partagea nos travaux
et nos dangers, dort ce long sommeil qui ne sera plus
interrompu dans ce monde troublé ! Jamais mains amies
ne viendront couvrir de fleurs, sa tombe lointaine ; jamais
ne la contempleront des yeux affaiblis par le chagrin ; mais
les douces étoiles qu'il a tant aimées veilleront éternelle-
ment sur lui, les vents berceront son repos, et la grande
nature étendra sur sa couche un pli de son manteau de
neige.
CHAPITRE XXIIl.
Le premier départ. — But de notre voyage. — Une mésaventure.
— Second départ. — Le premier campement. — Le caim de
Hartstène. — Nouveau mode de hutte de neige. — Une mauvaise
nuit. — Le thermomètre. — Effet de la température sur la neige.
— Les hummocks. — Le glacier de Humboldt. — Port van Rens-
selaer. — L'Advance. — Retour par la tempête.
Le ! 6 mars, autour de la pointe Sunrise, la surface de la
mer se solidifia entièrement pour la première fois. De tout
l'hiver, si ce n'est pendant un court intervalle, la tempéra-
ture n'avait été plus froide, et le vent ayant tout à fait
cessé depuis deux jours, une couche de glace s'étendait au
large de la baie. Cet événement si longtemps désiré fut ac-
cueilli avec satisfaction et je me décidai à partir tout de
suite.
Nous ne perdîmes pas de temps en préliminaires; tout
était prêt depuis plusieurs semaines. Jensen conduisait un
traîneau attelé de neuf chiens, Kalutunah. un autre tiré par
six seulement. Je n'avais plus que quinze bêtes propres au
service, en ayant perdu une de maladie et une autre s'étant
estropiée dans un combat.
J'entrepris cette excursion d'essai pour voir si le chemin
CHAPITRE XXIII. 285
serait praticable et s'il valait mieux suivre la route du
D' Kane le long de la côte groënlandaise, ou traverser le
détroit au-dessus du cap Hatherton, pour tâcher d'attein-
dre cette terre de Grinnell où nous avions en vain essayé
d'arriver l'automne précédent. J'avais à regagner tout le
temps perdu par cet insuccès sur les causes duc[uel il est
inutile de revenir, le lecteur se rappelant sans doute les
luttes où notre navire faillit succomber dans les banqui-
ses à l'orée du détroit. Si les glaces me permettaient une
rapide traversée jusqu'à la terre de Grinnell ou m'assu-
raient seulement un point de départ au delà du glacier de
Humboldt, je ne doutais pas de l'heureux dénoùment de
notre campagne d'été.
En arrivant à la Pointe, nous trouvâmes la glace rabo-
teuse et peu solide; la marée de la nuit avait ouvert une
large crevasse droit devant le cap ; depuis quelques heures
elle se recouvrait d'une couche mince et les chiens hési-
tèrent un instant à y mettre les pieds, mais encouragés
par le fouet de Jensen, ils s'élancèrent en avant. La glace se
rompit sous leur poids et, poussés par l'instinct de la conser-
vation, ils s'éparpillèrent à droite et à gauche; mais, en dépit
de leurs efforts, ils enfoncèrent pêle-mêle dans la mer avec
le traîneau. J'étais assis sur l'arrière et j'eus le temps de
me rouler en dehors, mais Jensen ne fut pas si heureux, et
chiens, traîneaux, conducteur, pataugèrent ensemble dans
un fouillis confus parmi les glaces brisées. Kalutunah ac-
courut à la rescousse et nous parvînmes à les retirer tous
de ce bain froid, mais Jensen était tout à fait trempé et
avait les bottes pleines d'eau. Nous n'étions qu'à huit kilo-
mètres du navire, et je pensai qu'il valait mieux y retourner
avec toute la célérité possible que de construire une hutte
de neige pour abriter mon malheureux conducteur contre
la bise glaciale qui commençait à souffler. — Nos peaux
de buffle étaient plus qu'humides et ne pourraient sécher
avant la fin du voyage ; de plus, par un froid pareil, il n'eût
286 LÀ MER LIBRE.
pas été prudent de laisser immobiles nos ciiiens dégouttants
d'eau. Le fouet ne fut pas épargné et nous revînmes à bord
sans accident fâcheux pour Jensen ou pour l'attelage. Au
bout d'une heure tout était réparé, et plus circonspects
cette fois , nous doublâmes heureusement le promontoire.
La glace était assez unie le long de la côte et nos traî-
neaux peu chargés allaient d'un bon pas. La neige , forte-
ment pressée par les vents, s'était amoncelée entre les
hummocks ; elle en remplissait les interstices, et la surface,
quoique un peu onduleuse et inégale, était aussi ferme qu'une
route de notre pays. La nuit s'avançait (nous n'avions pas
encore la longue journée d'été) et nous fîmes halte sous le
capHatherton pour organiser notre premier campement: —
un vrai bivac arctique. — Attacher les chiens et creuser une
tranchée dans un banc de neige sont choses faciles et qui ne
prennent guère de temps. Jensen s'occupa du logis pendant
que Kalutunah faisait souper l'attelage, et quand tout fut
prêt, nous nous glissâmes dans notre bouge pour essayer
d'y dormir; mais le souvenir de nos cadres confortables
était encore trop récent, et Kalutunah seul ronfla toute la
nuit d'une façon formidable. A l'extérieur, le thermomètre
marquait 42° G. au-dessous de zéro.
Je ne fus pas fâché de me remettre en route le lende-
main, pour me réchauff'er par la marche. La glace étant
tout aussi favorable au delà du cap Hatherlon , nous ne
mîmes pas trop de temps à atteindre le promontoire nord de
Fog Inlet. En approchant de la pointe, j'aperçus un cairn
perché sur un rocher élevé, et ne me rappelant pas que cet
amoncellement fût l'œuvre de quelque bande appartenant
à l'expédition Kane, j'arrêtai le traîneau et me rendis sur
la terre ferme pour l'étudier de plus près. Je trouvai à
sa base une fiole de verre contenant la note suivante :
« Le steamer des États-Unis l'Arclic s'est arrêté ici, et
nous avons examiné soigneusement les lieux pour chercher
les traces du docteur Kane et de ses compagnons sans trou-
CHAPITRE XXIII. 287
ver autre chose qu'une bouteille, un morceau de papier à
cartouche sur lequel était écrit : 0. K., août 1853, quelques
allumettes et une balle de carabine. Nous repartons pour
continuer nos recherches au cap Hatherton.
« H. J. Hartstène.
« Lieutenant comd* l'expédition arctique. »
Huit heures après midi, 16 août 1855.
P. S. « Si le navire Release trouve ceci, qu'il comprenne
bien que nous continuons nos recherches et que nous nous
dirigeons vers le cap Hatherton.
« H. J. H. -
Je fus heureux de cette découverte qui me rappelait la
sollicitude de notre gouvernement, et cette vaillante tenta-
tive pour arracher un très-malheureux équipage aux étrein-
tes des glaces polaires. Il est fâcheux que l'auteur de ce té-
moignage de courageuses recherches n'ait pas touché un
peu plus tôt le cap Hatherton; il nous eùt-épargné beaucoup
des pénibles efforts qui signalèrent notre retour. Cette lo-^
calité portera désormais le nom de Cairn- Pointe.
Grimpant sur une hauteur, je pus voir la mer sur un
rayon de plusieurs kilomètres : le coup d'œil n'était pas
encourageant. Partout, excepté le long de la côte vers le
cap Hatherton, la glace, très-raboteuse, pressée contre le
rivage en masses énormes et amoncelée en sillons relevés,
n'offrait aux traîneaux qu'un parcours des plus pénibles.
L'aspect des glaces me décida tout de suite. Si je devais
traverser le détroit, Cairn-Pointe serait mon lieu de départ,
et si, au contraire, il me fallait suivre la côte du Groenland,
je pouvais y établir un dépôt de vivres. Je pris donc sur
les traîneaux toutes les provisions au delà de celles qui nous
étaient nécessaires pour six jours encore et, ayant trouvé
dans un rocher une ouverture commode , je les y déposai
288 LA MER LIBRE.
et les recouvris de grosses pierres pour les défendre des
ours. Il nous fallait maintenant suivre la côte pour nous
assurer encore mieux de l'état des glaces du détroit; mais
la journée était presque finie : on s'occupa des chiens, nous
nous creusâmes un repaire dans le banc de neige et nous
passâmes la nuit à la façon des voyageurs polaires , mode
qui , je dois le dire, n'est pas des plus confortables. Nous
pûmes cependant dormir sans être gelés ; — nous ne pou-
vions prétendre à davantage.
Nos traîneaux étaient beaucoup plus légers le lende-
main, mais la route fut autrement pénible que les jours
précédents ; il n'était pas question de nous faire voiturer,
les chiens avaient déjà assez de mal à traverser les hum-
mocks sans autre charge que les peaux de bison pour la
nuit et nos quelques provisions. Neuf heures se passèrent
à franchir une trentaine de kilomètres, et nous fûmes
bien aises de profiter d'un banc de neige quelconque pour
nous y pratiquer un abri.
Naturellement enclin aux innovations, je m'étais occupé,
pendant que nous roulions par les glaces et les neiges,
d'imaginer une hutte plus confortable que la caverne pri-
mitive du nomade Kalutunah,
Le banc de neige que je choisis avait une paroi carrée
d'environ cinq pieds de haut; grimpés sur le sommet,
nous creusâmes un trou de six pieds de long, quatre et
demi de large et quatre de profondeur, en laissant entre
notre excavation et la paroi extérieure du monticule un
mur de deux pieds de diamètre. Sur l'ouverture, je plaçai
un des traîneaux recouvert du tablier de toile dont on se
servait pour renfermer les bagages, et on entassa trois
pieds de neige au-dessus. Par une fissure pratiquée dans
l'épaisseur de la muraille, nous insérâmes notre literie de
peaux de bison, celles de nos provisions qui n'étaient pas
placées dans les boîtes de fer et toutes autres où nos chiens
auraient pu mettre la dent ''car ils dévorent n'importe quoi,
CHAPITRE XXIII. 289
leur harnais compris); on y poussa ensuite les quartiers
de neige durcie, puis nous nous fourrâmes nous-mêmes
dans notre repaire ; on força les blocs de neige dans l'ou-
verture : nous étions logés pour la nuit.
N'ayant à faire qu'un voyage de courte durée, je m'é-
tais permis de prendre une assez bonne provision d'alcool,
comme le meilleur combustible qu'on puisse employer
dans l'atmosphère confinée d'une hutte de neige. Une
flamme bleue et livide se refléta bientôt sur nos visages,
notre bouilloire de fer battu fut remplie de neige et com-
mença à chanter sa chanson joyeuse, mais l'eau fut bien
longue à bouillir : avec une petite lampe et par un froid
pareil ce n'est pas chose facile; quelques tasses de thé
brûlant nous restaurèrent enfin, puis les feuilles furent
jetées dans un coin, on remit de la neige dans la bouil-
loire et du bœuf et des pommes de terre conservées nous
firent un plat excellent; quand nous l'eûmes dépéché, cha-
cun alluma sa pipe et se roula dans sa peau de bison
pour passer de son mieux le reste de la nuit.
Mon invention ne parut pas d'abord aussi satisfaisante
que je l'avais espéré. La hutte, il est vrai, était plus com-
mode et nous pouvions nous y mouvoir sans faire tomber
la neige sur nos tètes ; mais nous avions beaucoup plus
froid que dans les cavernes construites par Kalutunah, où
la chaleur émanée de nos corps et la lampe qui cuisait le
souper élevaient la température à zéro environ. Mais notre
bouge sous le traîneau ne put être chauffé au delà de
— 30" ; aucun effort ne réussit à faire monter le thermomè-
tre plus haut.
En dépit de tout, je m'en tenais à ma théorie, et très-in-
justement je rejetai le blâme sur Jensen, et prétendant
qu'il n'avait pas assez soigné la construction de la hutte,
je l'envoyai entasser plus de neige sur le sommet; ceci ne
nous valut qu'un nouveau désagrément : le peu de chaleur
que nous avions pu amasser disparut par la « porte » ou-
19
290 LA MER LIBRE.
verte maintenant; et nous eûmes beau la fermer aussi
hermétiquement que possible après le retour du Danois,
de toute la nuit la température, tombée à — 38' G., ne re-
monta pas au-dessus de — 35* G. Kalutunah lui-même
fut dérangé de son sommeil et pendant qu'il se frottait
les yeux et frappait des pieds pour les empêcher de se
geler, il faisait une grimace qui en disait plus que des pa-
roles sur son peu d'estime pour les talents du nelegaksoak
à construire les huttes de neige.
Au matin, la cause de tout cela nous fut expliquée, la
faute n'en était pas à moi, et depuis lors, je m'en suis tenu
à mon système que Kalutunah lui-même a reconnu le
meilleur. J'appelai l'attention de Jensen sur le thermomè-
tre suspendu au mur de neige : le sommet du filet délicat
d'alcool marquait — 36".
Je me glissai en dehors de la hutte pour essayer du so-
leil, en m'écriant : « Jensen, je vous donne la plus belle
peau de buffalo du navire si l'air extérieur est aussi froid
que cette tanière que vous nous avez laissée criblée de
trous ! » Jamais œil humain ne vit matinée plus pure et plus
resplendissante. Ce monde de blancheur étincelait au soleil ;
la plaine glacée , les hummocks , les icebergs et les hautes
montagnes éblouissaient le regard : pas un souffle n'agitait
l'air. Jensen se rendit sans autre contestation : — « Eh
bien ! dit-il, nous tâcherons de mieux faire une autre fois ! »
J'allai chercher le thermomètre et le plaçai à l'ombre
d'un iceberg. Je m'attendais à le voir s'élever ; mais non, la
petite colonne rouge descendit, descendit presque jusqu'à
la cuvette et ne s'arrêta qu'à — 58* de l'échelle centigrade.
Je ne me rappelle que deux exemples de température
semblable ; l'une notée par Niverofï à Yakoutsk en Sibérie
à — 72° Fahrenheit. Je ne sache cependant pas qu'aucun
voyageur ait constaté en plaine un froid aussi exception-
nel. Je dois noter qu'au Port Foulke, pendant mon absence,
le thermomètre ne descendit pas au-dessous de — 28° G.
CHAPITRE XXIII. 291
Une circonstance me frappa extrêmement : cette grande
dépression du tliermomètre n'était pas perceptible aux sens ;
si nous n'en avions eu la preuve sous les yeux, nous n'eus-
sions pas eu la moindre pensée que par ce soleil splendide
il faisait un des froids les plus extraordinaires qu'on ait pu
mesurer , et qui ne nous épargnait que grâce au calme pro-
fond dont nous étions favorisés. Par une pareille tempéra-
ture, le moindre vent serait dangereux, surtout s'il soufflait
en face. Il est encore fort étrange que, tout en transmettant
si peu de chaleur aux couches atmosphériques qu'ils traver-
saient, les rayons du soleil fussent encore assez puissants
pour déterminer des ampoules sur la peau, de sorte que
les deux conditions les plus opposées du calorique, la po-
sitive et la négative, agissaient à la fois sur nos pauvres
visages.
L'influence de ces basses températures sur la neige n'est
pas moins curieuse à étudier; elle en devient aussi dure
que du sable et le frottement du traîneau s'accroît nota-
blement. Wrangel avait déjà remarqué cette circonstance
que les Esquimaux connaissent aussi : le traîneau glissant
avec plus de facilité quand la neige est légèrement mouil-
lée, ils font fondre un peu de neige dans leur bouche, la
versent dans la main et en humectent l'ivoire poli des
patins de leur véhicule : une mince couche de glace se
forme aussitôt à rencontre des cristaux durcis. Kalutunah
s'arrêtait souvent pour cette opération, et l'ayant essayée
sur mon traîneau, je trouvai une différence très-percepti-
ble dans le tirage.
Il serait fastidieux de donner jour par jour les détails
de cette excursion. Je la prolongeai jusqu'à ce que j'eusse
bien la conviction que la route vers le nord était imprati-
cable par les côtes groënlandaises. Les glaces de cette année
différaient fort de celles de 1853 à 1854, A cette époque
elles étaient unies et on ne rencontrait les hummocks qu'à
vingt-cinq ou trente kilomètres du rivage. Maintenant cette
292 LA MER LIBRE.
ceinture plane n'existait 'plus. L'hiver survenant pendant
(jue la glace s'amoncelait contre les terres, la pression
avait dû être terrible : de vastf^s masses avaient été em-
pilées les unes sur les autres : la mer tout entière n'était
qu'un immense chaos de fragments de glace soulevés à
une hauteur énorme et soudés par la gelée dans cette po-
sition. C'étaient les montagnes Rocheuses sur une échelle
réduite; pics,rescarpements, terrasses, éperons séparés par
de profondes vallées, dans lesquelles nous descendions par
des déclivités raboteuses et dont nous remontions pénible-
ment le versant opposé pour franchir les hautes crêtes et
répéter les mêmes efforts. La marche était d'une extrême
difficulté : sans cesse il nous fallait grimper sur des masses
glacées de toute forme et de toute grandeur.
Kalutunah ne pouvait comprendre notre but : il n'avait
jamais entendu parler d'un voyage dans ces régions loin-
taines, sinon pour chasser dés ours, et encore dans des
circonstances exceptionnelles; mais comme nous traver-
sions piste après piste sans nous occuper de la chasse, il
devint de plus en plus anxieux. Il aurait bien voulu courir
le gibier, et voir l'effet de nos carabines; mais aucune
empreinte ne paraissait très-fraîche , et je n'avais pas de
temps à perdre ; pourtant, nous arrivâmes à une passée qui
évidemment ne remontait pas à une heure , et à laquelle
nous eussions pu nous attacher avec succès, car les traces
indiquaient une mère et un tout petit ourson. Kalutunah
arrêta son traîneau et implora avec ardeur l'ordre de lan-
cer le gibier. Il donnait pour raison le plaisir d'abord, en-
suite la fourrure, qui ferait un si bel habit au nalegaksoak ;
et puis sa femme et ses marmots n'avaient pas mangé
d'ours depuis si longtemps! sans parler de ses chiens sur-
tout : « Voyez comme ils en ont envie ! » disait-il en mon-
trant son attelage fatigué qui ne semblait guère se soucier
de l'éloquence avec laquelle on plaidait sa cause ; les pau-
vres animaux s'étaient tous couchés sur la neige aussitôt
I
CHAPITRE XXIII. 295
qu'on avait fait halte. Quatre jours de tirage parmi les
hummocks et les glaces ne leur permettraient pas d'ap-
précier beaucoup les charmes d'une chasse aux ours.
En dépit de toutes les difficultés, trois nouvelles étapes
nous amenèrent en vue du grand glacier de Humboldt;
mais la glace devenait pire encore, les icebergs se multi-
pliaient , mes chiens se harassaient inutilement. J'eusse
bien voulu continuer le voyage , mais ces parages avaient
été explorés par l'expédition Kane, et je savais déjà qu'il me
serait impossible de lancer un bateau dans cette direction.
Il me restait à voir si je pourrais traverser le détroit pour
atteindre à la terre de Grinnell; c'était désormais mon seul
espoir.
Du haut d'un iceberg, on apercevait le glacier comme une
longue ligne d'un blanc bleuâtre : le cap Agassiz , dernier
point connu de la côte groënlandaise, le circonscrivait à
droite, tandis que sur la gauche il se perdait dans le loin-
tain; il me paraissait reculer vers l'est beaucoup plus que
le docteur Kane ne le marque dans sa relation, et quoique
la chose ne soit guère importante au point de vue prati-
que, cette circonstance, jointe à d'autres observations que
j'aurai à enregistrer plus tard, m'a porté à m'écarter un
peu dans le tracé de la petite carte qui accompagne ce vo-
lume, du tracé adopté dans celle du docteur Kane*.
1. « .... Le grand glacier de Humboldt m'a laissé des souvenirs très-dis-
tincts. La première fois que je l'aperçus, le jour était admirablement clair,
et j'ai rapporté nombre de croquis fidèles esquissés en vue de ses magnifi-
ques parois.... Je n'essayerai pas d'en faire une description pompeuse. Mes
hommes enthousiasmés lui cherchaient des termes de comparaison dans le
Niagara et dans l'immense Océan. Mes notes parlent simplement d'une
longue ligne d'escarpements de cristal se 'perdant dans le lointain bleui, et
présentant au soleil une éblouissante escarpe. Mais ce rempart de glace
solide domine de plus de cent mètres le niveau de la mer où sa base plonge
à d'insondables profondeurs, et décrit, entre le cap Agassiz et le cap Forbes,
un arc ininterrompu de près de soixante milles géographiques de dévelop-
pement. (El. Kane, Arctic explorations, vol. 1, p. 225.)
« Les explorations personnelles du docteur Kane se terminent à ce grand
glacier, et jusque-là les positions qu'il donne aux rivages orientaux du
296 LA MER LIBRE.
La côte que je venais de longer m'offrait une succession
de localités gravées dans mon souvenir. Ses hautes roches
de grès m'étaient aussi familières que les rangées des
grands entrepôts et des magasins de Broadway. J'avais si
fréquemment parcouru les environs de Port Rensselaer
que je reconnaissais chaque pointe , chaque gorge, chaque
ravine comme si je les avais vues la veille. Mais quand je
descendis dans le port lui-même, combien je trouvai tout
changé! Au lieu de la vaste plaine de glace unie sur la-
quelle j'avais si souvent erré, je ne voyais qu'un désert
de hummocks uniformes ; à l'endroit même du mouillage
de VAdvnnce^ la glace était entassée aussi haut que des mâts
de navire. Fern Rock avait à peu près disparu sous la ter-
rible avalanche écroulée dans le port du haut de ses fa-
laises septentrionales, et la partie de l'île Butler où nous
avions jadis installé nos magasins était presque ensevelie
sous les décombres des glaces. Il ne restait d'autre vestige
du bâtiment qu'un petit morceau de bordage que je ramas-
sai près de l'emplacement de notre ancien observatoire. Le
sort de VAdvance est encore dans le domaine des conjec-
tures. Je suppose qu'à la première débâcle, peut-être
dans l'année qui suivit notre départ, peut-être l'été d'après
il aura été entraîné vers la mer, brisé par les glaces et
coulé à fond. J'ai interrogé les Esquimaux ; mais avec les
meilleures intentions du monde il leur est extrêmement
difficile de raconter une histoire sans l'émailler de contra-
dictions; je n'ai pas confiance, même en Kalutunah, pour
les récits où une ombre de fantaisie peut réussir à se glis-
ser. Mon nalegak a bien visité le bâtiment , mais une fois
c'était en telle année, le lendemain en telle autre. Lui et
plusieurs indigènes en ont retiré beaucoup de bois. Un Es-
quimau a vu le navire dériver avec les glaces vers les
détroit de Smith doivent être assez correctes. A partir du cap Agassiz la ligne
de côtes explorée par Morton, n'ayant été relevée qu'au moyen d'une simple
estime de route, ne peut présenter le même degré d'exactitude. » (Trad.)
CHAPITRE XXIII. 297
« eaux du nord » et se perdre ensuite à l'entrée du Wols-
tenholme ; il y a de cela quatre étés. Un autre se porte ga-
rant du même fait, mais d'après lui il n'a eu lieu que
l'avant-dernière année. Suivant un quatrième témoin, le
feu a été rais au navire par inadvertance et il a complète-
ment brûlé dans le port même. Ainsi chacun nous faisait sa
version. Un naturel m'affirma très-positivement que le na-
vire avait été entraîné hors de la baie sur un point de la
côte où les glaces le retenaient encore l'hiver suivant; il
put le visiter pendant une chasse à Tours. Kalutunah ne
disait rien de précis, mais patronnait plutôt le récit de
l'incendie.
Tout ce qui m'entourait était lié à de vieux souvenirs de
gaieté ou de tristesse. J'allai voir les tombes de Baker et de
Pierre notre jovial cuisinier et je cherchai la pyramide dont
le docteur parle comme de « notre point de repère et leur
monument funèbre, » mais les matériaux en étaient dis-
persés parmi les rocs et la grande croix peinte sur sa face
méridionale n'était rappelée çà et là que par une pierre
marquée d'une tache blanche.
En retournant au Port Foulke , nous campâmes de nou-
veau, à Cairn-Pointe, où je m'arrêtai longtemps pour regar-
der la mer d'une position plus élevée que la première fois.
Jensen eut la bonne chance de tuer un renne et nos chiens
fatigués se restaurèrent un peu. Puis nous revînmes au
schooner avec une vitesse prodigieuse : un terrible grain
avait fondu sur nous et, par une température de — 48" G.,
nous piquait de ses aiguillons. La neige nous frappait avec
une sauvage furie, mais les chiens, se sentant près du but,
volaient sur les glaces et nos cinquante-quatre kilomètres
furent franchis en trois heures et demie.
^
CHAPITRE XXIV.
Notre dépôt de Cairn-Pointe. — Kalutunah. — M. Knorr. — Plan du
voyage. — Nos préparatifs. — Les femmes esquimaudes. — Mort
et funérailles de Kablunet. — Le départ.
Pendant la semaine suivante les traîneaux ne cessèrent
d'aller et venir entre le schooner et Cairn-Pointe pour trans-
porter à ce dernier endroit les provisions indispensables à
notre campagne polaire. La température étant toujours fort
basse, il n'eût pas été prudent de risquer de longues excur-
sions pédestres. Mon expérience passée m'avait appris com-
bien il est important au chef d'une expédition d'avoir l'œil
sur ses gens. Un homme « pincé » en démoralise une
douzaine et un pied gelé est aussi contagieux que la petite
vérole.
L'attelage de Kalutunah fut remis à M. Knorr, et ce fai-
sant, je contentai mes deux individus, et je travaillai à
mes propres intérêts. Le plaisir de me servir, de voyager
avec moi, très-vif dans sa nouveauté, avait fini par s'user
complètement chez le nalegak et il m'était facile de voir
qu'il préférait demeurer avec sa femme et ses enfants que
se jeter dans les aventures incertaines des champs dt glace;
il avait maintenant satisfait sa curiosité, il savait que celui
CHAPITRE XXIV. 299
qu'il appelait le grand chef pouvait se tirer d'affaire sans
lui. Je méritais désormais son respect, je ne m'étais pas
laissé surprendre par la gelée , et j'avais tout supporté
comme un vrai Esquimau. Il n'était pas difficile de voir
que Kalutunah m'avait accompagné avec l'espoir secret de
m'abriter sous son aile protectrice ; il avait pensé sans doute
que s'il n'avait pas la joie de me voir geler, du moins il
aurait celle de m'enseigner les us et coutumes des voyages
en terre arctique.... et voilà qu'au lieu de devenir son
humble disciple, je m'étais mis à lui donner des leçons!
Aussi, quand à ce manque de convenance je joignis le
tort de lui refuser une chasse à l'ours, son enthousiasme
baissa très-rapidement, et plus il admirait le nalegaksoak,
moins il désirait le suivre, maintenant surtout que le
danger dépassait de beaucoup la récompense espérée. —
Le gaillard était disposé à se prévaloir des avantages de sa
nouvelle situation, et moi, de mon côt^, m'apercevant
qu'il prenait au sérieux son rôle d'hôte et de pensionnaire
des blancs, je le comblai de richesses et en fis le plus
heureux Esquimau qu'on puisse voir. Ce chasseur adroit,
énergique, vaillant, qui s'enorgueillisait du bon état de ses
armes et de l'abondance qu'il faisait régner dans sa hutte,
se trouvait pour la première fois de sa vie délivré du souci
du lendemain; il n'est donc pas étonnant qu'il ait voulu
jouir en plein de ces courtes journées de fête. — En liesse
continuelle, il se sentait fier de lui-même, fier du nale-
gaksoak qui le rendait si riche et lui faisait tant de loi-
sirs, fier de la friperie civilisée dans laquelle il se carrait
et qui lui donnait si triste mine. — Un sourire perpétuel
s'épanouissait sur sa figure; je lui avais fait cadeau d'un
miroir qu'il portait toujours avec lui , et qu'il consultait
sans cesse, enchanté de se voir un bonnet, et surtout une
chemise rouge qui pendillait sous son vieil habit. C'était
un spectacle curieux. « Ne suis-je pas beau comme cela? »
était une question qu'il adressait à un chacun.
300 LA MER LIBRE.
Mais l'ébaubissement que lui causait son costume ne fut
pas de longue durée. Le charme de la nouveauté s'atténua
au bout de peu de jours, par la découverte qu'il fit sans
doute qu'en nourrissant sa vanité il mortifiait aussi sa
chair. Il nous arriva un jour revêtu de ses vieilles four-
rures. « Mais où est ta chemise rouge, et ton bonnet et ton
habit? » — « Je suis tombé dans l'eau et ma femme les fait
sécher. » Nous sûmes plus tard que, changeant sa défro-
que contre ses chaudes peaux de renard, il avait caché ses
ajustements dans une crevasse des rochers.
L'attelage de Kalutunah ne pouvait être donné qu'à
M. Knorr. A l'exception de Jensen et de Hans, lui seul de
tous nos gens savait manier le fouet. Avec une louable
prévoyance, mon secrétaire s'exerçait depuis le commen-
cement de l'hiver, pensant" bien que ses chances de me
suivre dans mon voyage s'accroîtraient en raison de son
habilité à conduire les chiens : au point de vue de la hié-
rarchie, cette besogne eût dû être réservée à un matelot,
mais la carrière fut ouverte à tous et notre jeune gentle-
man, trouvant que sa dignité officielle barrait le chemin à
son ambition, n'hésita pas longtemps et se mit à l'œuvre
avec un entrain dont je lui sus gré.
On le sait, conduire un traîneau n'est pas chose facile et
de tout l'équipage Knorr seul réussit à souhait. Même
parmi les Danois résidant depuis longues années dans le
Groenland méridional, il est rare de trouver un homme
entendu en ces matières. Cari et Christian, qui venaient
d'Upernavik, lançaient la mèche du fouet dans leurs propres
jambes ou au visage de ceux qui avaient l'imprudence de
s'asseoir sur le traîneau, et n'atteignaient un chien que
par le plus grand des hasards.
Je n'hésitais plus maintenant : depuis que j'étais monté
sur la falaise de Cairn-Pointe, je savais, à n'en plus douter,
qu'il me fallait partir de ce promontoire pour traverser le
détroit, puisqu'il était impossible de remonter plus haut
CHAPITRE XXIV. 301
les côtes du Groenland. Mac Cormick, chargé des prépara-
tifs, les activa avec son énergie habituelle et nous nous se-
rions mis en route dès la fin de mai, si je n'avais dû atten-
dre que la température s'élevât un peu. Notre colonie était
une ruche pleine de bruit et d'agitation, et les Esquimaux
ne formaient pas un des éléments les moins utiles de la
petite communauté. Les deux vieilles dames qui présidaient
aux affaires domestiques de la hutte de neige et de la cabane
d'Étah, cousaient sans cesse pour nous, et furent proba-
blement les premières femmes qui se soient enrichies « à
tirer l'aiguiire et le fil. »
Mais le malheur vint s'abattre dans la demeure de
Tcheitchenguak. La bavarde, mais bonne et vaillante Kab-
lunet tomba malade d'une pneunomie qui l'enleva en quatre
jours. Tous mes remèdes, tous mes efforts furent inutiles
et ce malheureux événement aurait détruit mon prestige de
narkosak, si une aurore boréale ayant paru à cette époque,
Jensen, en homme adroit « et des plus utiles >•, ajoute mon
journal, n'en eût profité pour avertir les Esquimaux que
ce phénomène entravait entièrement l'effet des médecines du
chef blanc, et n'eût ainsi sauvé ma réputation compromise.
Kablunet mourut à cinq heures ; à six, on la cousait dans
une peau de phoque, et, avant qu'il fût refroidi, Hans em-
portait le corps sur son traîneau jusqu'à une gorge voisine
où il le déposa dans une anfractuosité du rocher et amon-
cela au-dessus un tas de grosses pierres. Merkut, sa fem-
me, montra seule quelques signes de douleur et de regret,
mais plutôt, je suppose, dictés par l'usage que par une af-
fection, réelle. Quand les autres furent partis, elle resta
près de la tombe et tourna tout autour pendant une heure
environ, murmurant à voix basse les louanges de la dé-
funte, puis elle plaça sur les pierres le couteau, les aiguilles,
le fils de nerfs de phoque dont sa mère se servait quel-
ques jours auparavant : cela fait, les derniers rites de le
séparation suprême étaient accomplis.
302 LA MER LIBRE.
Tcheitchenguak vint me voir peu après, il paraissait fort
triste; il me dit que sa hutte était bien froide, qu'il n'avait
plus personne pour entretenir sa lampe et me demanda de
lui permettre de rester avec sa fille. Mon consentement ob-
tenu, on ne s'occupa guère de celui de Hans et la maison de
neige fut délaissée, et le foyer où ces braves gens se plai-
saient à donner la rude hospitalité du sauvage fut dispersé.
La cabane joyeuse était devenue une demeure de deuil et
Tcheitchenguak la quittait pour traîner solitairement le
peu de jours qu'il avait à vivre. Usé par sa longue lutte
pour l'existence, il allait maintenant dépendre d'une géné-
ration qui ne se soucierait guère d'un vieillard inutile. La
compagne qui seule eût pu adoucir les chagrins de ses
dernières années , était partie avant lui pour l'île lointaine
où le grand esprit, Torngasoak le puissant, invite les âmes
heureuses au festin éternel, sur les bords toujours verts du
lac sans limites où on ne voit point de glaces, où les ténè-
bres sont inconnues , où le soleil plane éternellement dans
un ciel d'été et de bénédictions, — dans l'Upernak qui n'a
point de fin.
Le thermomètre s'étant un peu élevé, le départ fut
annoncé pour la soirée du 3 avril. Le soleil descendait en-
core au-dessous de l'horizon, mais la nuit crépusculaire
permettait de marcher et de réserver le jour aux campe-
ments. Si basse que soit la température, pourvu que l'air
soit calme, l'exercice réchauffe toujours assez, et la chaleur
est beaucoup plus nécessaire pour les haltes; en outre, la
réverbération des glaces au grand soleil de midi est exces-
sivement fatigante pour la vue et il est assez difficile de se
préserver de « l'ophthalmie des neiges, » affection aussi
douloureuse qu'incommode ; pour nous en garantir autant
que possible, nous portions tous des besicles en verre bleu.
Mes compagnons, officiers ou matelots, étaient au nombre
de douze. Tout fut prêt à sept heures, et quand la petite
bande s'assembla sur la glace auprès du schooner, le coup
Uans enterrant sa belle-mère.
CHAPITRE XXIV. 305
d'œil était aussi pittoresque qu'animé. En avant, Jensen
déroulait avec impatience sa longue mèche de fouet; huit
chiens attelés à son traîneau, l'Espoir, avaient l'air aussi
pressés que lui. Venait ensuite Knorr avec six chiens et
la Persévérance au montant de laquelle flottait une pe-
tite bannière bleue portant sa devise : « Toujours prêt. »
Huit vigoureux gaillards se disposaient à tirer un troisième
traîneau au moyen de cordes fixées à une sangle de toile
qui entourait leurs épaules. — Auprès de ce véhicule se
tenaient Mac Cormick et Dodge qui devaient le piloter au
milieu des hummocks. On y avait installé un lifeboat en
fer, de vingt-quatre pieds de long, avec lequel j'espérais
me lancer dans la mer polaire. — Son mât était dressé et
les voiles déployées; au-dessus d'elle s'agitait fièrement un
pavillon qui avait déjà fait deux campagnes arctiques, au
retour d'une autre dans les régions australes; on avait
élevé les emblèmes maçonniques sur la tête du mât, et
hissé notre flamme de signaux à l'arrière. Le soleil brillait
sur le port, l'enthousiasme débordait , chacun se sentait
prêt aux plus dures épreuves.
Les applaudissements éclatèrent pendant que je descen-
dais notre escalier de glace. A un signal donné , Radclifle ,
auquel je laissais le soin du navire, tira le canon. « En
route ! » cria Mac Cormick ; les fouets claquèrent, les chiens
sautèrent dans leurs colliers, les hommes tirèrent sur leurs
câbles : nous étions partis.
Je vais emprunter à mon « livre de marche » le récit
des événements qui suivirent, espérant que le lecteur
voudra bien encore nous accompagner dans notre long
voyage à travers les solitudes glacées.
CJ^
20
CHAPITRE XXV.
Le premier jour du voyage. — Abaissement de la température. —
Découragement de nos hommes. — Notre maison de neige. — Le
second jour. — Cairn-Poinfe. — La glace. — La tempête. — Em-
barras des cuisiniers. — Une trombe de neige. — Violence de
l'ouragan. — Notre hutte.
4 avril.
Enterrés dans un banc de neige, nous avons peu à nous
louer de cette première journée. Le thermomètre, descendu
à — 37" C, était à — 16» dans notre hutte, et continue à
s'élever. Trois de mes compagnons se sont laissés saisir par
le froid, et j'ai réussi à grand'peine à les empêcher d'être
sérieusement atteints. — Tout alla assez bien pourtant,
jusqu'à la pointe du Soleil-Levant {Sunrise) où la glace de-
vint très-difficile; nous mîmes deux longues heures à la
franchir avec notre bateau d'une dimension si embarras-
sante. C'est probablement un avant-goût de notre traversée
du détroit. Ce maudit endroit dépassé, nous nous arrêtâ-
mes pour faire fondre un peu de neige; nos hommes étaient
accablés de fatigue et très-altérés. Malheureusement une
traîche brise s'éleva soudain et vint glacer de part en part
nos corps tout trempés encore de la sueur que nous avait
arrachée un aussi violent exercice. Le premier souffle du vent
CHAPITRE XXV. 307
éteignit l'enthousiasme de la bande et une révolution subite
s'opéra dans les esprits : c'était comme du cidre suret rem-
plaçant du Champagne pétillant. — Quelques-uns semblaient
suivre leurs propres funérailles et, la mine allongée, pous-
saient des : « Que faire , mon Dieu 1 » qui m'auraient assez
amusé, si je n'y avais vu un sujet de sérieuse alarme. — Un
autre, ne se sentant plus la force de se mouvoir, s'accrou-
pit contre un amas de neige ; quand on le retrouva, il était
tout décidé à se laisser mourir : une demi-heure de plus et
son affaire était faite. Je m'approchai de lui pour l'encou-
rager, il me dit froidement et avec un air de résignation
qui eût fait honneur à un martyr : « Je gèle, vous voyez. »
— Ses doigts et ses orteils étaient déjà aussi blancs qu'une
chandelle de suif. — Sans perdre de temps, je les friction-
nai avec vigueur pour y rappeler la circulation, et le re-
mettant à deux matelots avec l'ordre de le faire marcher
de force, je l'arrachai aux dangereuses conséquences de son
manque d'énergie. — Je ne m'arrêtai pas à attendre quel-
ques gouttes de cette eau tant désirée et je me dirigeai vers
le premier banc de neige venu. J'y installai mes hommes
à l'abri du vent, mais ce ne fut pas chose facile : deux ou
trois individus paraissaient possédés de l'héroïque besoin
d'en finir une bonne fois ; ils eussent mieux aimé se cou-
cher pour toujours dans la neige, que de prendre la pelle
et de nous aider à construire un abri.
Tout cela n'est rien moins que réjouissant pour le dé-
but, mais je ne puis dire que j'en sois fort surpris : je
sais par expérience combien il est dangereux d'exposer
des hommes au vent par une pareille température ; mais
pouvais-je prévoir cette bise? En somme, j'espère qu'il
n'en résultera rien de grave ; nos malades se sentent mieux
à mesure qu'il fait plus chaud dans la hutte. Nous venons
d'expédier notre grossier repas , j'ai allumé la lampe à
alcool, la porte est soigneusement close, chacun se blottit
sous ses fourrures ; les plus braves fument leur pipe et les
308 LA MER LIBRE.
autres grelottent comme si cet exercice devait les réchauf-
fer. Le claquement de leurs dents n'est* pourtant pas une
musique agréable.
5 avril.
Sous la neige, près du cap Hatherton.
Notre dernière halte avait duré dix-huit heures. Je ne
quittai pas notre abri avant que mes hommes fussent tout
à fait dégelés et que l'air fût entièrement calme. Notre
courte étape a été franchie sans broncher, mais avec une
prudente lenteur : je ne veux pas fatiguer mes gens ni les
exposer trop longtemps au froid. Le cœur leur revient peu
à peu, et pas un ne conserve de traces de ses souffrances
d'hier. La température s'élève : il fait assez chaud dans
notre hutte; le thermomètre suspendu au patin du traîneau
marque —là" G.
6 avril.
Nous sommes à Cairn-Pointe et confortablement logés.
Chacun s'est acquitté de son devoir et la dépression morale
qui a suivi le grain d'avant-hier est oubliée maintenant :
l'entrain et la gaieté ont leur tour. Pa3 n'est besoin aujour-
d'hui de talonner les gens, de leur prêcher d'exemple en
maniant moi-même les pelles à neige. Les faibles de cœur
ont profité de la leçon ; ils savent à présent que le travail
est le meilleur auxiliaire des appels à l'assistance céleste :
au lieu de passer deux heures à construire notre hutte,
comme la première fois, nous avons accompli notre tâche
en moitié moins de temps ; tous se hâtaient de faire leur
ouvrage le plus vite possible.
La route n'était pas trop mauvaise pour les deux pre-
miers traîneaux ; celui qui porte l'embarcation nous a causé
beaucoup de fatigues. Il glisse facilement sur les surfaces
planes ; mais quelles peines n'avons-nous pas eues à tirer ce
bateau d'une longueur si gênante par-dessus des amas de
CHAPITRE XXV. 3C9
neige hauts de quatre pieds ou des hummocks encore plus
rudes à franchir, fussent-ils deux fois moins élevés! Pour
lui faire traverser des bandes de glaces encore plus tour-
mentées que les autres, il nous a fallu battre la voie
d'avance. Je désirais atteindre Cairn-Pointe pour y camper,
et j'ai dû laisser une partie de notre chargement au cap
Hatherton, où Knorr et Jensen ont, au mois de mars,
caché aussi un de leurs dépôts. — Il nous en coûtera une
journée pour revenir prendre tout cela.
La difficulté de traîner l'embarcation au milieu des hum-
mocks, et le peu de bagages dont les hommes ou les chiens
peuvent se charger par des glaces aussi disloquées, comme
cette étape nous l'a prouvé, me démontrent l'impossibilité
de tout charrier en un convoi sur la côte opposée ; aussi
vais-je laisser la chaloupe à Cairn-Pointe jusqu'à ce que
nous ayons frayé le chemin et qu'avec les deux attelages et
le troisième traîneau tiré par mes gens, j'aie transporté
nos provisions à la terre de Grinnell. Si la glace est favo-
rable, je serai toujours à temps d'envoyer chercher le ba-
teau; si, au contraire, je ne puis lui faire traverser le
détroit de Smith, j'aurai du moins assez de vivres pour
mes explorations en traîneau, que j'espère accomplir avant
que le dégel de juin ou de juillet vienne mettre un terme
à ce mode de voyage.
La vue de la mer n'est pas des plus encourageantes. —
Après avoir mis ma petite troupe en sûreté, j'ai escaladé
une pointe élevée et je me suis donné la mélancolique sa-
tisfaction de contempler un fort vilain spectacle. Excepté
un espace de quelques kilomètres où l'eau encore libre,
avant le dernier abaissement de la température, a dû sans
doute se prendre subitement, je ne voyais pas une toise
de surface plane et unie. Le détroit en entier paraît rempli
de glaces massives qui , brisées par la débâcle de l'été et
poussées en banquises mouvantes par le courant qui se
dirige vers le sud, sont venues se heurter contre la côte
310 LA MER LIBRE.
du Groenland et se sont empilées en amoncellements con-
fus. — J'ai appris à les connaître en 1854; — si elles ne
sont pas meilleures, et je les crois pires encore, nous pou-
vons nous attendre à de terribles luttes.
7 afril.
Vit-on jamais une température plus changeante que celle
du détroit de Smith ? — Elle fait mon supplice et anéantit
tous mes plans. Dans sa fécondité sans borne, la nature n'a
jamais enfanté rien d'aussi capricieux.
Hier au soir, l'air était parfaitement calme, mais voilà
que cette nuit le vieux Borée s'est éveillé de son somme, et
le père des vents a soufflé comme s'il ne l'eût fait de sa vie
et qu'il voulût prouver au monde quelle était la force de
ses poumons. A peine pouvions-nous mettre le nez dehors,
il nous a fallu rester tout le jour couchés pêle-mêle dans
notre lugubre prison de neige. — Je ne sais comment nous
aurions dîné si je n'étais moi-même sorti pour préparer le
repas et montré à ces pauvres novices à entretenir leur
lampe-fourneau : nous ne pouvons employer d'autre com-
bustible que le saindoux, et la fumée en est si intolérable
qu'il nous faut cuisiner en plein air. Je crois vraiment que
rien n'abêtit l'homme plus vite que le froid : nos marmitons
n'ont pas eu l'idée de se construire un mur de neige, et il
m'a fallu leur enseigner la proportion exacte à établir entre
la panne et le fil de caret qui nous tient lieu de mèches,
pour que la flamme ne fût pas noyée dans la graisse ou
éteinte par le vent. Nous avons mis plus de deux heures
à faire le café, et nous sommes rentrés tout blancs de
neige ; elle fond peu à peu, et nos fourrures restent empré-
gnées d'humidité, car nous ne pouvons changer d'habits
avant de nous glisser entre nos draps de peaux de bison.
CHAPITRE XXV. 311
8 avril.
Notre situation ne peut s'aggraver. La tempête continue
à rugir et nous tient captifs dans notre geôle. Autant vau-
drait jeter mes] hommes dans une fournaise ardente que
les exposer à l'air du dehors par un temps pareil. Hier
soir, il faisait un peu moins froid, il neigeait et nous com-
mencions à espérer, mais le vent s'est remis à souffler de
plus belle : les trombes de neige voilent la face du soleil et
cachent la côte et les montagnes; de loin en loin apparaît
le fantôme d'un iceberg. J'ai bien, par deux fois, essayé de
braver la rafale, — j'aurais voulu aller chercher nos dépôts
du cap Hatherton, — et je faisais déjà détruire notre hutte
pour prendre le traîneau , mais dix minutes en plein air
ont suffi pour me convaincre que la moitié de ma bande
gèlerait tout de bon si j'avais l'imprudence de la lancer
dans la tempête : le troupeau est rentré au bercail et je
suis retourné surveiller le feu de la cuisine.
Mes pauvres chiens sont presque ensevelis sous la neige;
ils sont tous pressés les uns contre les autres, et à mesure
qu'elle s'amasse au-dessus d'eux, ils soulèvent un peu plus
la tête; je viens de les aller voir, je craignais que quel-
qu'une de ces bêtes ne fût morte de froid ou n'eût repris
le chemin du navire; elles sont bien toutes dans le tas, j'ai
compté quatorze nez.
La température de la hutte s'est élevée presque au point
de congélation, et quelque étrange que cela paraisse, je
puis écrire aussi rapidement que dans ma chaude cabine.
Que faire autre chose? J'ai emporté deux petits livres en
prévision de ces heures de captivité, et je me distrais à ma
manière, tandis que mes camarades jouent aux cartes et pa-
rient, du pain d'épice, des huîtres ou des bouteilles de
rhum à consommer à Boston. Je veux tuer le temps et ne
312 LA MER LIBRE.
puis dormir; mettons-nous donc à décrire notre demeure
actuelle.
C'est un fossé de dix- huit pieds de long, huit de large
et quatorze de profondeur; sur le sommet dudit fossé, les
rames de la chaloupe soutiennent le traîneau recouvert de
la voile sur laquelle nous avons entassé force neige ; au
bout de ce réduit est percée l'ouverture que nous fran-
chissons à quatre pattes et qui est ensuite hermétiquement
fermée avec des blocs de neige; une large bâche en caout-
chouc s'étend sur le plancher; puis viennent deux grands
tapis superposés, en peaux de bison, équarries et cou-
sues, entre lesquelles chacun s'insinue de son mieux à
l'heure du sommeil et essaye de se contenter de la part
très-restreinte qui lui est assignée. La place d'honneur est
à l'extrémité opposée à la "porte, mais à l'exception de celle
qui touche l'entrée, elle est certes la moins désirable, car
de façon ou d'autre les douze dormeurs s'arrangent de
manière à tirer à eux c les couvertures » et me laissent
contre le mur de neige avec mes seuls habits de voyage :
du reste, nous n'avons pas grand'peine à nous déshabiller
en nous mettant au lit; on quitte seulement ses bottes et
ses bas pour les placer sous sa tête en guise de traversin
et on introduit ses jambes dans « la chaussure de nuit » en
peau de renne.— Que puis-je dire de plus? Il me reste un
vague souvenir d'avoir autrefois dormi plus à l'aise que
pendant ces quatre derniers jours et reposé sur quelque
chose de moins dur à la chair frissonnante que cette
couche de neige qui tient le milieu entre la planche de pin
et le gril de saint Laurent et vous fait éprouver des sen-
sations indescriptibles. N'importe, notre troupe ne se laisse
pas aller à la tristesse; chacun travaille ou s'amuse à son
choix. Harris, ambitieux et énergique gaillard, coud une
pièce à son pantalon de peau de phoque , pour se garan-
tir de la bise. Miller , un autre de mes bons matelots, re-
ferme soigneusement une fente de sa botte groënlandaise;
CHAPITRE XXV. 313
Cari, de sa belle voix de ténor, vient d'achever une chanson
nautique et s'éclaircit la gorge pour le Hardi soldat, cette
Marseillaise du Danemark. Les jeux de cartes sont en ré-
quisition et, somme toute, nous formons une assez joyeuse
bande : — de vrais Gypsies en voyage. Nous menons une vie
toute nouvelle, et plus tard, en tournant les feuillets de ce
cahier, je sourirai du contraste entre les événements d'au-
jourd'hui et la stupide routine de l'existence ordinaire. Il
me semblera alors que tout ceci n'était qu'un rêve, tant
je le trouverai singulier, et cependant l'esprit et le corps
humain s'accoutument si vite aux diverses circonstances,
que, quels que soient les incidents qui se produisent, ils
nous paraissent toujours naturels et ne nous étonnent plus.
Puis, quand nous nous remémorons le passé, nous sommes
étonnés d'avoir subi toutes ces transformations successives
et de pouvoir à peine reconnaître nos habits de caméléon.
Si j'ai encore la chance de me retrouver un jour, dans ma
cité natale, assis devant une table d'un restaurant en renom,
je me rappellerai sans doute avec dédain le bœuf et les
pommes de terre séchées qui avec le café et le pain font
le menu de nos dîners actuels ; mais jamais moka distillé
dans un percolateur français ne m'a paru aussi bon que
celui que ce matin on me passait tout bouillant dans son
pot de fer, et les plus fins spécimens des trésors périgour-
dins ne m'ont jamais paru plus savoureux que les frag-
ments de biscuit de mer que j'avalais avec ce café. En
effet, tout n'est-il pas relatif dans le plaisir? Il n'a rien
d'absolu.
Le bonheur, a dit sagement Paley, « est un réseau nerveux
tapissant les régions précordiales.» Eh bien! rien ne trou-
ble chez moi l'harmonie des « régions précordiales » et je
n'éprouve en ce moment d'autre sensation désagréable que
celle de ce crayon qui me gèle les doigts. Pourquoi donc
me trouverais-je moins heureux que dans n'importe quelle,
circonstance de ma vie Je n'ai pas, il est vrai, les moyens
314 LA MER LIBRE.
d'exécuter mes plans comme je l'aurais voulu, et je suis
assiégé de difficultés et d'embarras. Mais nous oublions vo-
lontiers le présent dans la poursuite de l'avenir, dans les
joies que nous espérons trouver au delà des luttes et des
fatigues prochaines. Et il est bon qu'il en soit ainsi, car ce
qui nous coûte le plus de temps à conquérir, souvent ne
vaut pas la peine d'être conservé. « Tout est vanité 1 » prê-
chait l'Ecclésiaste, et que dit le poète?
« Le plaisir est semblable au pavot qui s'effeuille
Sous le souffle ou le doigt de l'enfant qui le cueille. »
CHAPITRE XXVI.
La tempête continue. — A l'œuvre. — Parmi les hummocks. — Dif-
ficultés de la marche. — Les neiges. — La glace du détroit de
Smith. — Formation des hummocks. — Les vieux champs de
glace. — Leur mode de croissance. — Épaisseur de la glace.
Je n'imposerai pas au lecteur l'ennui de me suivre pas
à pas pendant les trois semaines suivantes. Un journal est
nécessairement encombré de détails personnels et de répé-
titions interminables ; en outre , il est de la nature même
de certaines choses de n'offrir que peu d'intérêt à celui qui
ne les a pas vécues. — Il me suffira de dire que la tempête
continua à faire rage et n'épuisa enfin sa violence qu'après
avoir soufflé pendant dix jours. Mais elle ne put nous tenir
tout ce temps renfermés, et dès le 9 avril nous nous met-
tions à l'œuvre.
Après avoir été chercher nos provisions au cap Hather-
ton, nous nous dirigeâmes vers la terre de Grinnell, avec
des traîneaux faiblement chargés dont les chiens tiraient
les deux plus petits. Le vent venant du nord nous prenait
en écharpe , presque en arrière et ne nous incommodait
pas beaucoup ; mais des embarras d'une autre sorte nous
avertissaient de la difficulté de la tâche que nous avions
316 LA MER LIBRE.
entreprise. A force de serpenter à droite ou à gauche, de
revenir sur nos pas lorsqu'il était impossible d'avancer,
nous réussîmes à franchir les quelques premiers kilo-
mètres sans trop de peine, mais bientôt la route s'enche-
vêtra au delà de toute description. Le détroit tout entier
n'était qu'un vaste chaos de rochers de glace, accumulés
les uns sur les autres en énormes monceaux aux faîtes
aigus et aux pentes raboteuses; ils laissaient à peine entre
eux quelques pouces carrés de surface plane : il nous fal-
lait cheminer dans ces lacis presque inextricables; il nous
fallait souvent escalader des barrières de dix pieds de
hauteur relative, de cent pieds au-dessus du niveau de la
mer.
Les intervalles de ces prodigieux monceaux sont remplis
jusqu'à une certaine profondeur de neiges poussées par
les vents. Qu'on s'imagine nos traîneaux cahotant à travers
les enchevêtrements confus de ces glaces déchirées, les
hommes et les chiens poussant ou tirant leurs fardeaux,
comme les soldats de Napoléon leur artillerie dans les
passes abruptes des Alpes. Nous nous hissons pénible-
ment au sommet des rampes élevées qui nous barrent la
route; à la descente, le traîneau est précipité sur les pa-
rois anguleuses, quelquefois chaviré, souvent brisé. —
Après avoir inutilement essayé de franchir quelque crête
plus rude que les autres, nous devons nous ouvrir un sen-
tier au pic et à la pelle, pour être encore forcés de retour-
ner en arrière et de chercher un passage moins imprati-
cable; de loin en loin, nous avons la chance de rencontrer
quelque « brèche » sur la surface inégale et tortueuse de
laquelle nous pouvons franchir un ou deux kilomètres
avec une facilité relative. Les neiges amassées par le vent
sont parfois un obstacle, parfois une aide bien venue.
La surface gelée , mais pas assez fortement, se brise sous
le voyageur de la manière la plus désagréable et la plus
irritante : elle ne peut toujours porter le poids du corps,
CHAPITRE XXVI. 319
et un pied s'enfonce au moment où l'autre se lève. — J^es
ouvertures qui séparent les hummocks sont souvent à
demi cachées par des ponts de neige ; nous croyons pouvoir
passer, mais au beau milieu un homme plonge jusqu'à la
ceinture, un autre jusqu'aux épaules, un troisième dispa-
raît entièrement; le traîneau casse, et nous perdons des
heures entières à opérer le sauvetage, surtout si, comme il
arrive fréquemment, il nous faut enlever toute la cargaison.
Nous sommes, du reste, habitués à la manœuvre : parfois,
chaque chargement doit être divisé en deux ou trois parts;
les traîneaux vont et viennent sans cesse et la journée se
passe à haler sans fin ni trêve. — Les cantilènes des mate-
lots s'encourageant à tirer avec ensemble se mêlent aux
interjections souvent peu aimables de Knorr ou de Jensen,
gourmandant leurs pauvres attelages surmenés.
On ne saurait inventer un genre de labeur qui détruise
plus vite lénergie des hommes ou des animaux : ma petite
troupe y épuisait ses forces et son moral, et lorsque, après
une journée de longs et rudes travaux, j'aurais presque
pu atteindre notre hutte de la veille d'une balle de ma ca-
rabine, je me sentais moi-même bien près du désespoir.
J'abandonnai bientôt la pensée de transporter l'embarca-
tion sur l'autre rive : cent hommes n'auraient pas suffi à la
tâche. Mon seul désir maintenant était d'arriver à la terre
de Grinnell avec autant de vivres que je le pourrais et d'y
garder mes gens aussi longtemps qu'ils me seraient utiles ;
mais j'eus bientôt à me demander s'il ne leur était pas
impossible de porter leurs provisions en outre de celles
qu'il me fallait pour que nos pénibles travaux ne fussent
pas perdus. —-En dépit de tout, à travers la tempête, par
le froid, la fatigue, le danger, mes compagnons sont restés
fidèles au devoir.
A tout ce que j'ai dit dans le précédent chapitre, je n'ai
pas besoin d'ajouter de longues explications sur l'état des
glaces, et le Jecteur peut facilement >'en faire une idée
320 LA MER LIBRE.
en étudiant la carte du détroit de Smith. Il remarquera
que ce détroit est un large canal dont l'axe court presque
de l'est à l'ouest et qui a une longueur de cent soixante
milles géographiques sur une largeur de quatre-vingts.
— Le nom de détroit lui a été conservé depuis que le
brave vieux William Baffm le découvrit, il y a quelque
deux cent cinquante ans. Du cap Alexandre au cap Isabelle,
il n'a guère que cinquante kilomètres d'ouverture, mais en
se reportant à la carte on voit que cet estuaire s'élargit
rapidement, devient une mer aussi grande que la Caspienne
ou la Baltique, et s'étend depuis la baie de Bafhn jusqu'à
l'endroit où le canal de Kennedy en resserre de nouveau
les eaux avant qu'elles s'épandent dans le vaste bassin po-
laire. Cette partie centrale du détroit de Smith devrait s'ap-
peler mer de Kane , en mémoire du chef de l'expédition qui
en détermina les limites pour la première fois.
Le courant du bassin polaire descend par le canal de
Kennedy, sorte de grande écluse des eaux arctiques; mais
la glace ne débouchant qu'avec lenteur dans la mer de
Baffîn, par l'ouverture méridionale du détroit de Smith,
s'accumule de siècle en siècle entre les deux issues.
Chaque été en disloque une partie et la brise en fragments
de toute grandeur et toute forme qui se pressent, se dis-
loquent, s'usent les uns contre les autres, s'amoncellent
en masses énormes sur la mer, ou s'entassent sur les
côtes groënlandaises.
Pour se faire une idée de la fofce et de l'importance de
ce mouvement, il faut se rappeler que presque toutes
ces glaces sont de formation très-ancienne, de vieux
icefields , des banquises d'une grande épaisseur et larges
de plusieurs kilomètres, aussi bien que des fragments dé-
tachés du glacier de Humboldt; ces gigantesques amas,
promenés par les courants dès le commencement de l'hi-
ver pendant que la glace nouvelle se forme a#c rapidité
sur la surface des eaux, sont aussi irrésistibles que la ra-
CHAPITRE XXVI. 321
fale balayant les feuilles d'automne. — En traversant le
détroit, j'ai mesuré une de ces anciennes banquises. D'une
hauteur moyenne de vingt pieds au-dessus du niveau de la
mer, elle avait dix kilomètres de long- sur sept de large, la
surface en était très-inégale, s'élevant en collines arron-
dies de quatre-vingts pieds de hauteur, ou se creusant en
vallées profondes et tortueuses.
Un pareil icefield n'offrait guère aux traîneaux une route
plus facile que le chaos des hummocks eux-mêmes. La su-
perficie, raboteuse et coupée de fondrières, était recouverte
d'une croûte de neige que le traîneau entamait sans cesse
et qui cédait sous nos pas. En nombres ronds, j'estime
celte masse énorme à six milliards de tonneaux ; elle de-
vait avoir cent soixante pieds d'épaisseur. Les bords en
étaient ceints de tous côtés par une chaîne formée par les
glaces de l'hiver dernier, disposées en une sorte de bour-
relet élevé dont la plus haute pointe s'élançait à quarante
mètres au-dessus du niveau de la mer. Cette bordure était
un entassement de blocs de toute forme et de toute dimen-
sion empilés en désordre les uns sur les autres. Des ai-
guilles nombreuses, également déchirées, quoique de moin-
dre altitude, s'élevaient sur le pourtour et sur chaque
partie de cette étendue désolée. — Un millier de villes
comme Lisbonne se fussent effondrées les unes sur les
autres que leurs décombres n'eussent pas été plus enche-
vêtrées, et la marche à^avers leurs ruines une fatigue
plus dure.
L'origine dé ce champ de glace doit remonter à une pé-
riode fort éloignée : je suppose que, d'abord formé dans
quelque fîord profond, il aura fini par devenir assez épais
pour que le soleil et les pluies d'un seul été aient été im-
puissants à le fondre avant la venue d'un nouvel hiver. Il
s'est ensuite accru, selon le mode des glaciers, par sa couche
supérieur^ celle-ci, comme la leur, se composant entière-
ment de neige transformée en glace. Le mode d'accumulation
21
322 LA MER LIBRE.
est le même sur ces masses mobiles que sur le sommet des
montagnes : chaque nouvelle année leur apporte son tri-
but. Toutes vastes qu'elles paraissent à l'œil, ces banquises,
simples miniatures de la grande mer de glace du continent
groënlandais, ne sont en réalité que des petits glaciers flot-
tants. On comprendra qu'elles ne s'accroissent pas autre-
ment, puisque la ^lace acquiert bientôt le maximum d'é-
paisseur que peut lui donner l'action directe de la gelée. Une
fois qu'elle arrive à une certaine puissance, déterminée sur-
tout par la température du lieu, la glace elle-même sert de
couche protectrice à la mer; l'air froid ne peut plus la tra-
verser, et la chaleur de l'eau cesse de diminuer longtemps
avant la fin de l'hiver. — La croûte formée pendant la pre-
mière nuit de gelée est plus épaisse que celle de la seconde,
celle-ci est plus forte que le produit de la troisième nuit,
et ainsi de suite jusqu'à ce que l'accroissement devienne
inappréciable. A Port Foulke, j'ai mesuré neuf pieds de
glace ; ce n'est qu'au mois de mars que nous avons eu no-
tre maximum de froid, et cependant elle n'a pas augmenté
de deux pouces après la mi-février. Dans les régions où la
température est plus basse et où les courants ont moins
d'influence qu'à Port Foulke, l'épaisseur du lit de glace
doit être nécessairement supérieure, mais je n'ai jamais
vu de table directement formée par la gelée qui dépassât
dix-huit pieds. — Sans cette disposition providentielle, les
mers arctiques seraient, depuis ftes siècles, solidifiées jus-
que dans leurs plus profonds abîmes.
J'espère que le lecteur aura suivi cette longue digression
avec quelque intérêt, et se fera ainsi une plus juste idée
des mers boréales et des luttes pénibles qui nous atten-
daient dans le labyrinthe presque inextricable qui défendait
les abords de la côte opposée. — Elle se dessinait fière-
ment devant nous, puis se perdait au loin vers le nord
inconnu, où elle reçoit les assauts de l'océan polaire.
Revenons à notre récit. Le 24 avril nous trouvait lassés,
CHAPITRE XXVI.
323
excédés, découragés sur le bord de ce champ de glaces que
je viens de décrire à vol d'oiseau ; nous n'étions pas à cin-
quante-cinq kilomètres de Cairn-Pointe ; il est vrai qu'en
tenant compte de nos tours et détours, de nos retours en
arrière, nous devons avoir marché cinq fois autant. Mais je
laisse la parole à mon journal ; puisque le mauvais génie
de ce malheureux manuscrit le condamj^e à être imprimé
un jour, ouvrons pour lui un autre chapitre.
CHAPITRE XXVII.
Les difficultés augmentent. — Un traîneau brisé. — Nos réflexions.
Mes hommes épuisés. — De mal en pis. — Je me décide à ren-
voyer ma troupe et à continuer le voyage avec mes chiens.
24 avril.
Ces notes sont nécessairement monotones : je ne puis
écrire aujourcj'hui autre chose que ce que j'ai écrit hier. —
Semaine après semaine, nous tournons sans cesse dans le
même dédale, campant le lendemain presque en vue de
notre hutte de la veille ; le traîneau est cassé, mes hommes
sont épuisés, mes chiens exténués de fatigue. Nous avons
quitté le navire au commencement d'avril, et, en moyenne,
je n'ai pas avancé de cinq kilomètres par jour; à peine som-
mes-nous à cinquante-cinq kilomètres de Cairn-Pointe.
Vers le nord, au-dessus de la mer glacée, la terre de Grin-
nell se dresse comme pour nous encourager, mais elle ne
grandit que bien lentement. J'ai essayé de m'en tenir à mon
projet primitif et de gagner le cap Sabine, mais impossible
de franchir les masses qui nous en séparent : j'ai dû prendre
plus au nord. — Tout en continuant à s'élever, la tempé-
rature est plus froide qu'à Port Foulke pendant la majeure
CHAPITRE XXVII. 325
partie de l'hiver; aujourd'hui, le thermomètre est descendu
au-dessous de — 29* C, l'air est calme et pur et le soleil
brille comme chez nous au commencement du printemps.
25 avril.
Journée désespérante. Nous avons ce matin réparé notre
traîneau tant bien que mal , et il nous a fallu y revenir
plus tard. Les glaces se font pires à mesure que nous mar-
chons; les hummocks ne sont pas plus hauts, mais les
neiges récentes ont été soulevées par les vents et ne sont
point encore gelées : nous avons plus de mal que jamais à
tirer le traîneau, même sur le peu d'espace lyii que nous
avons la chance de rencontrer.
Ma troupe est en assez piteux état. Un de mes hommes
a une courbature et un autre une entorse; un troisième est
affligé d'une gastrite, un quatrième se plaint d'un orteil
gelé; ils sont tous éreintés : jusqu'ici, les chiens résistent
un peu mieux.
Je n'avais pas encore osé émettre dans ce journal le
moindre doute sur le succès de notre entreprise, mais je
commence à désespérer que ma petite bande puisse attein-
dre la côte ouest; la question du bateau est tranchée de-
puis longtemps; reste à savoir si mes hommes auront
encore la force de transporter, par-dessus les hummocks,
assez de provisions pour arriver à la terre de Grinnell et
s'en retourner à bord. — A peine s'ils peuvent aujourd'hui
charger les objets de campement, qui ne sont ni très-nom-
breux ni bien lourds.
26 avril.
Encore plus triste que hier, — Mes gens sont accablés ,
abattus, brisés. La nature humaine n'en saurait supporter
davantage ! Comment résister à ce froid qui pénètre jus-
qu'aux sources de la vie , aux dangers de la gelée , à la
326 LA MER LIBRP:.
fatigue de naler sans trêve le traîneau, à ces labeurs qui
n'ont pas de terme? autant vaudrait patauger éternelle-
ment dans la boue! Puis viennent les ophthalmies, les nuits
si dures à passer, nos demi-sommeils dans les huttes de
neige, l'aigre rafale, la nourriture insuffisante. Et ce que
nous avons souffert hier, nous le souffrirons encore de-
main; chaque soir nous trouve perdus dans cet immense
enchevêtrement de blocs glacés. Certes, le cœur ne manque
à aucun de nous, mais jamais créatures raisonnables fu-
rent-elles en butte à plus d'obstacles, et jetées comme
nous dans un semblable chaos? Aujourd'hui, nous nous
sommes fourrés dans une impasse, et nous avons eu au-
tant de peine à en franchir la barrière élevée, que Jean
Valjean à enjamber le mur sauveur du couvent de Picpus.
Mais de l'autre côté qu'avons-nous trouvé, nous? Un vieux
champ de glace à peine moins mauvais que les massifs de
hummocks.
Je le sens, nous arrivons au bout de notre rouleau. Il me
faudra renoncer à atteindre l'autre bord avec des provi-
sions suffisantes pour continuer notre route jusqu'à la mer
du Pôle, et peut-être même jusqu'à la terre de Grinnell?
J'en ai causé avec les officiers; la réponse est unanime : ils
n'ont aucun espoir. « Autant vaudrait, disait Dodge, essayer
de parcourir New- York par-dessus les toits des maisons ! »
— Ce sont tous des hommes braves et résolus , le courage et
la persévérance ne leur manquent pas, — mais à l'impos-
sible nul n'est tenu. — En dépit de tout, cette entreprise me
tient tellement à cœur que je ne puis encore me décider à
reculer. A demain de nouveaux efforts !
27 avril.
De mal en pis ! A peine si nous avons pu marcher. — Le
traîneau est entièrement brisé, nous sommes forcés de faire
halte. — Je ne vois pas l'ombre d'une chance favorable. Je
suis réduit à m'avouer vaincu.
CHAPITRE XXVII. 327
Je n'ai, été, de ma vie, si découragé que ce soir, pas même
dans cet autre hiver, où par la faim et le froid, sans nour-
riture et sans moyen de transport, harcelé par les Esqui-
maux hostiles, je conduisais ma petite bande , à travers les
périlleuses aventures de la nuit arctique, à la recherche
d'un secours qui ne vint pas!
Ce détroit de Smith n'a été pour moi qu'une suite de
terribles obstacles. — Depuis le jour où la tempête, en
s'éloignant, découvrit la tète chenue du cap Alexandre, je
n'ai éprouvé que désastres sur désastres; c'est alors que
commencèrent toutes nos malheureuses tentatives pour at-
teindre le rivage de l'ouest d'où l'hiver nous repoussa, en
forçant notre navire désemparé et prêt de couler à fond à
chercher au plus vite un lieu de refuge. Puis, mes chiens
sont morts; M. Sonntag, mon fidèle coopérateur, a suc-
combé à un funeste accident, et si j'ai pu, en quelque
mesure, réparer la perte de mes attelages, je me trouve
aujourd'hui, au milieu du détroit, arrêté court, obligé de
reconnaître notre impuissance. Comme l'a montré autrefois
l'expédition de Kane, j'arrive à la conclusion que des hom-
mes à pied ne peuvent franchir tous ces obstacles. Les deux
escouades que le docteur avait envoyées échouèrent miséra-
blement, et si, grâce à des chiens, je pus atteindre à la côte
opposée, ce fut au prix de souffrances telles que mon com-
pagnon, persuadé que la faim et la mort résulteraient seules
de la prolongation de cette épreuve, résolut de la terminer
au moyen de sa carabine : la balle siffla à mon oreille et ne
m'empêcha pas de continuer ma route, de découvrir la
terre de Grinnell et de reconnaître trois cent soixante kilo-
mètres de cette côte^ Mais les glaces sont maintenant beau-
coup plus mauvaises qu'alors ; je suis convaincu que les
difficultés du voyage ne sauraient être plus grandes et que
1. On peut voir la relation de cette excursion dans l'ouvrage du D' Kane
[Àrctic explorerions), yo]. I, p. 247-256 {Trad.).
328 LA MER LIBRE.
nous en sommes venus à la crise finale. Je l'ai déjà dit, mes
liommes sont exténués des efforts continuels de la semaine
dernière; ils sont consternés du peu de chemin que nous
avons parcouru, des glaces formidables qui se dressent de-
vant nous, et leur paraissent de plus en plus terribles à
franchir; les appels incessants faits à leur courage, par ces
froids qu'il serait difficile de supporter même dans des
circonstances plus favorables, l'ont entièrement épuisé.
Chacun d'eux est bien persuadé que de ses efforts person-
nels dépend pour nous la seule chance d'aller en avant,
mais ils reconnaissent tous qu'après tant de labeurs et de
sacrifices, la tâche accomplie déjà est bien petite en com-
paraison de celle qui nous reste à faire pour arriver à
notre but. Et ce découragement moral est accompagné
d'une alarmante prostration des forces physiques; l'éner-
gie vitale de mes pauvres camarades est tellement engour-
die par ces effroyables températures que c'est à peine s'ils
savent s'occuper de leurs propres besoins. Comment leur
demander de nouveaux efforts pour une tentative que ne
peut, selon eux, couronner le succès, et dans laquelle, dès
le début, ils ont senti que leur vie courait risque d'être
sacrifiée ?
Aussi l'état déplorable de ma petite troupe me force à
renoncer à lui faire continuer son voyage : mon seul es-
poir est maintenant concentré sur mon navire. J'ai toute la
saison devant moi, et quoique je ne puisse recourir à la va-
peur, j'espère atteindre le cap Isabelle et remonter la côte
occidentale; s'il m'est alors impossible de m'ouvrir une
route aussi loin que je le désire, du moins je me choisirai
un bon port pour notre second hivernage. — Je vais donc
renvoyer mes hommes; je donne à Mac Cormick toutes les
instructions nécessaires pour que le navire soit prêt lorsque
viendra la débâcle. Il creusera la glace tout autour pour lui
former un bassin, et réparer les avaries de l'automne ; on
raccommodera les espars, on mettra des pièces aux voiles.
CHAPITRE XXVII. 329
Quant à moi , je reste avec mes chiens , pour tenter une
dernière lutte.
Mes gens m'ont fourni vingt-cinq jours d'utiles services;
ils m'ont transporté huit cents livres de nourriture pres-
que au milieu du détroit; c'est tout ce qu'ils pouvaient
faire : leur œuvre est finie.
Je n'ose guère compter sur le succès, mais je sens que,
tout périlleux qu'est ce dernier effort, il est de mon devoir
de le tenter. J'ai choisi pour compagnons : Knoor, Jensen
et le matelot Mac Donald, tous trois, j'en suis sûr, hom-
mes de cœur et déterminés à me suivre jusqu'au bout.
D'autres aussi me suivraient volontiers, mais si le courage
ne leur manque pas, leur force physique est épuisée, et les
chiens auront bien assez de deux personnes par traîneau.
— L'espoir me revient, à l'idée d'essayer une nouvelle ten-
tative, mais je ne veux pas penser aux inutiles labeurs de
ces jours derniers, à ces dédales de glaces où les cimes
se dressent les unes après les autres, où les débris s'amon-
cellent sans fin et entre-croisent leurs angles saillants dans
toutes les directions ; à ce souvenir le cœur me ferait dé-
faut, et je renoncerais à un suprême effort, que tous, Jen-
sen compris , croient désespéré. — Mais je ne me déclare
pas encore vaincu. J'ai quatorze chiens et trois hommes
éprouvés, et me remettant à la sagesse de la Providence,
qui m'a souvent déjà conduit au but cherché et garanti du
danger, je recommence demain ! Arrière, le découragement !
CHAPITRE XXVIII.
Départ de la troupe. — Encore des hummocks. — Avantage des
chiens. — Nous campons dans une caverne. — Les ophthalmies.
— Nouveaux accidents. — Les caps Hawks et Napoléon. — La
tempête. — La terre de Grinnell. — Découverte d'un détroit.
— Voracité des chiens. — Un triste souper. — Campement en
plein air, — Prostration générale. — Nous touchons enfin la
terre.
28 avril.
Ma troupe est partie ce matin ; la séparation a été fort
émouvante : je n'ai jamais vu d'hommes en plus déplorable
condition que mes pauvres camarades. Après les avoir ac-
compagnés à une courte distance, et leur avoir tristement
dit adieu, je revins à la hutte et me retournai pour les
voir encore : ils s'étaient arrêtés, tournant leurs yeux vers
nous, évidemment pour nous envoyer les trois hourras
d'usage ; vaine tentative : leur faible voix s'éteignait dans
leur gorge.
Bientôt après nous nous replongions dans les glaces;
une terrible chaîne se dressait devant nous, et pour la
franchir il nous fallut déposer une partie de la cargaison.
Le traîneau de Knorr fut brisé et nous le raccommodâmes
CHAPITRE XXVIII. 331
à grand' peine; celui de Jensen chavira à la descente d'une
pente escarpée et blessa un de nos chiens à la jambe; —
on détela le pauvre animal qui nous suivit eu clopinant;
— au bout de quelques heures, nous retournâmes en ar-
rière prendre le reste des provisions. Nous avions avancé
de trois kilomètres à vol d'oiseau, mais à cause des dé-
tours j'en puis bien compter plus de sept : cela fait vingt-
deux kilomètres pour les trois fois que nous avons par-
couru cette route abominable. De tout le voyage, nous
n'avions pas eu de si pénible étape, et nos gens n'auraient
certainement pu faire passer leur traîneau sur ces amas
de glace : les chiens les grimpent comme des chamois, ils
ne sont pas si lourds que les hommes et la croûte de neige
gelée se rompt moins vite sous leurs pas : en outre,
leurs traîneaux sont petits et plus faciles à diriger. Nous
sommes maintenant au pied d'une formidable barrière que
nous ne nous sentons pas le courage d'escalader, et nous
campons dans une sorte de caverne formée par des tables
de glace qui nous évitent la peine de construire une hutte;
la trouvaille est d'autant plus précieuse, que Jensen n'au-
rait pu nous aider à creuser notre tanière. Pour mieux
voir où poser ses pieds, il avait ôté ses lunettes et couve
en ce moment une ophthalmie. Nos cfuartiers sont bien
clos et plus confortables que d'habitude. — Le thermo-
mètre y monte à — 9" C, pendant que dehors il marque
— 25» C.
Ce matin, nous marchions avec ardeur ; mais le soir nous
trouve toujours assez mélancoliques. De si lents progrès,
achetés par tant de travaux, ne sauraient nous inspirer
beaucoup d'entrain ; dormir est notre seul soulagement, et
il est heureux que la température nous permette de nous
abandonner au repos sans crainte d'être gelés vifs. Le
sommeil qui a déjà calmé les chagrins de tant de mal-
heureux, a noyé bon nombre de mes soucis pendant ces
vingt-cinq jours.
332 LA MER LIBRE.
Sur tout le globe, mais encore plus dans ces momes dé-
serts, il est
« De la nature en deuil le doux consolateur. »
Notre sommeil est bien « le repos du travailleur. » Brave
Sancho Pança! toujours si avisé dans ta folie! L'humanité
se rappellera longtemps tes sages paroles : « La bénédic-
tion du ciel soit sur celui qui a inventé le dormir I » Je vais
m'en envelopper de tout cœur comme tu le faisais, et si je
n'y trouve pas la chaleur au milieu du froid, du moins
le souvenir de mes espérances trompées sera enseveli pour
quelques heures !
29 avril.
Encore dans notre caverne. Les glaces étaient aussi mau-
vaises aujourd'hui qu'hier, et nous n'avons pu transporter
que la moitié des bagages : le reste était resté caché dans
la neige, et quand nous sommes venus le reprendre, les
chiens n'avaient plus la force de faire un troisième voyage.
Chacun s'endort de son mieux entre les peaux de buffle :
nous n'eûmes jamais de meilleur campement. A midi, le
thermomètre marquait à l'ombre et en plein air — 17" C. ;
au soleil -f- 4% et maintenant, au-dessus de ma tête, il est
à — 1/2» G.
30 avril.
Tout ce que nous avons pu faire aujourd'hui est de
transporter le reste de la cargaison à l'endroit où se trou-
vait déjà sa première moitié : nous ne devons pas sur-
mener les chiens ; s'ils succombaient , tout serait perdu.
Ce soir, ils sont accablés de fatigue et ont besoin d'être
soignés ; Jensen vient de leur préparer un repas chaud et
abondant, en viande, pommes de terre et lard. La vora-
cité avec laquelle ils se jettent sur leur nourriture sur-
passe tout ce qu'on peut imaginer. Rien n'échappe à leurs
CHAPITRE XXVIII. 333
crocs aigus. Si l'on n'y prenait garde, ils dévoreraient leurs
harnais, et il nous faut cacher dans la hutte tout ce qui
pourrait tomber sous leur dent. Ils nous ont déjà happé
force traits ; beaucoup d'autres de ceux-ci ont cassé, et nous
les remplaçons peu à peu avec des cordes. Pour ajouter à
nos infortunes, Jensen a oublié hier soir de couvrir son
véhicule (celui de Knorr forme le toit de notre maison), et
quand ce matin nous avons mis le nez dehors, les courrois
d'assemblage étaient avalées, et les fragments du traîneau
gisaient éparpillés sur la neige.
J'ai près de huit cents livres de pâtée, mais nos chiens*
mangent énormément, et nous avançons si peu que je ne
sais si nous réussu-ons à nous tirer d'affaire.
1" mai.
Impossible de marcher avec la moitié du chargement, il
a fallu le diviser en ti'ois, et nous en avons transporté une
partie à cinq kilomètres environ en ligne directe, seize en
réalité. Je renonce à décrire les glaces que nous avons dû
franchir : elles sont pires que jamais. Nous arrivons en vue
de la côte que je parcourus eu 1854, et je ne suis pas loin
de la route que je pris alors pour m'en retourner, mais
comme elle est plus difficile cette année ! Certes, les ob-
stacles ne me manquèrent pas au nord de Port van Rens-
selaer, pendant le voyage d'aller ; mais plus bas dans le
détroit, près du lieu où nous sommes maintenant, la glace
était à peine brisée, et je pus la traverser en deux étapes.
En revanche, l'étude de la configuration du rivage m'est
bien plus facile aujourd'hui qu'à cette époque où le brouil-
lard nous enveloppait et où je souffrais sans cesse des
yeux. La terre de Grinnell est évidemment un peu plus
au nord que je ne l'avais placée; si mes observations et
mes calculs sont exacts, nous n'en serions plus qu'à dix-
huit kilomètres. Les deux fiers promontoires auxquels le
334 LA MER LIBRE.
D' Kane donna les noms de Bâche et de Henry (Vic-
toria Head et cap Albert d'Inglefield) me semblent être deux
grandes îles, s'élevant à l'ouverture d'un détroit qui me
paraît avoir de soixante à soixante-douze kilomètres de
large. Ceci mérite un examen ultérieur.
Cette côte projette sur la mer deux saillies fort remar-
quables : celle qui dresse à l'orient d'une très-grande baie
sa muraille sombre de quinze cents pieds de haut, a reçu
du capitaine Inglefîeld, qui l'entrevit à toute distance, le
nom de cap L. Napoléon, que je lui ai conservé tout en le
reportant plus au nord. Directement dans l'axe de notre
route et plus près de nous se découpe l'autre promon-
toire que le D"" Kane, au retour de ma course d'explo-
ration, voulut bien nommer le cap Hayes ; mais comme
il s'est glissé dans les cartes une certaine confusion entre
les mots de Hawks et Hayes, je mets de côté ce dernier ;
et ce roc immense, en comparaison duquel Gibraltar n'est
qu'un pygmée, s'appellera désormais le cap Hawks. La ligne
entière de la côte est extrêmement hardie et profile sur le
ciel ses pics élevés.
2 mai.
Emprisonnés par la tempête, dans notre campement de la
veille et en assez triste état. Nous étions revenus chercher
une autre cargaison lorsque le vent s'est déchaîné subite-
ment, et la rafale et les tourbillons du nord nous ont for-
cés à nous réfugier au plus vite dans notre caverne. Je me
console en pensant que du moins mes pauvres chiens se
reposent. Nous avions laissé tout notre attirail dans la
hutte de la nuit dernière, et nous nous étendons sur la
neige nue, — couche de bien peu plus moelleuse que la
glace. Une boîte à conserves nous a servi de marmite, et
une autre de lampe pour préparer le souper. Jensen
souffre beaucoup des yeux.
CHAPITRE XXVIII. 335
3 mai.
La tempête nous a retenus douze heures dans notre mi-
sérable tanière. Mes chiens sont un peu restaurés et nous
n'avons jamais mieux travaillé qu'aujourd'hui. Mais pas
de rose sans épine, point de jour sans épreuve : Jensen,
qui n'y voit presque plus, a trébuché sur les glaces et s'est
donné une mauvaise entorse; sa ja:mbe s'était engagée
dans une fissure ; le cas est d'autant plus grave qu'elle a
été cassée il y a deux ans à peine et que la fracture étant
oblique, n'a pu être réduite que d'une manière imparfaite.
4 mai.
Bonne journée. — La glace était plus unie, et nous
allions grand train. L'ophthalmie de Jensen a disparu,
sa jambe ne lui fait plus autant de mal et notre route nous
a conduits sur de vieux champs de glace. Le blessé peut
même ce soir creuser notre logis de neige et chante une
chanson danoise aussi allègrement que le fossoyeur dans
Hamkt. Knorr et Mac Donald hachent les gâteaux de bœuf
desséché pour le repas des chiens, et comme une horde de
loups affamés, ces brutes remplissent l'air de leurs cris hi-
deux. La meute-fantôme du noir chasseur du Hartz ne
déchirait pas l'oreille du voyageur attardé de sons plus
effrayants. — Les misérables nous dévoreraient si nous
leur en donnions la moindre chance. Knorr s'est laissé
choir au milieu d'eux en leur distribuant leur souper, et
si Mac Donald ne se fût élancé à la rescousse, je ne doute
pas que ces bêtes sauvages ne l'eussent mis en pièces en
un clin d'oeil.
11 est juste minuit et j'écris en plein air pour la première
fois depuis notre départ. La température n'est qu'à — 15" C,
et je ne vis jamais scène si admirable. Cette immensité
336 LA MtR LIBRE.
d'une blancheur éblouissante, ce désert de sommets étln-
celants au soleil, ont un caractère d'austère et paisible
grandeur étrangement imposante. Au contraire des mon-
tagnes du Groenland, celles qui sont devant nous forment
des chaînes^ multipliées de cônes qui percent le ciel et
ressemblent à de gigantesques piles de boulets de canon
saupoudrés de neige. Le soleil de minuit leur verse ses
clartés splendides; leurs contours s'adoucissent à travers
les vapeurs colorées qui flottent vers l'orient. Oh ! si je
pouvais donc franchir cette barrière qui me sépare du but
de mes désirs ! Ces montagnes sont pour moi « les collines
délectables' », les blancs nuages qui les recouvrent sont
les « troupeaux de la cité » de mes rêves ambitieux , —
cette mer mystérieyse que je cherche à travers tant de fa-
tigues et de labeurs !
J'ai pu faire quelques bonnes observations et prendre
d'excellents relèvements d'après ma position déterminée
par des hauteurs de soleil. J'en suis sur maintenant, un
détroit qui m'avait échappé en 1854 s'ouvre à l'ouest de
celui de Smith, et j'avais placé trop au sud toute la terre
de Grinnell*.
Journée vraiment écrasante. — Nous avons très-peu
avancé et nos affaires s'assombrissent. Jensen souffre beau-
coup de sa jambe et n'aurait pu faire un pas de plus : la
douleur lui arrache des gémissements ; Knorr résiste à
tout avec une ténacité et une résolution héroïques. Il n'a
pas une seule fois voulu s'avouer fatigué, après de longues
heures passées à soulever le traîneau, à fouailler, et à en-
courager incessamment les chiens; quand je lui demandais
1. Allusions au Voyage du Pèlerin de John Bunyan.
2. Ce détroit, qui parallèlement à celui de John court droit à l'ouest, en
séparant la terre d'Ellesmère de celle de Grinnell, porte sur la carte !e nom
de Hayes, sou découvreur. {Trad.)
CHAPITRE XXVIII. 337
ce soir, s'il ne sentait pas le besoin de repos, il m'a ré-
pondu sans hésiter : « Non » Monsieur. « — Mais la hutte
prête et la tâche finie, je l'ai trouvé blotti contre un amas
de neige derrière lequel il était allé cacher sa prostration
et sa faiblesse physique. Mac Donald, non plus, semble-
rait ne reculer devant rien; mais je le vois, la fatigue
commence à l'éprouver rudement, malgré son courage et
sa persistance, qui rappellent ceux d'un bouledogue bien
entraîné.
Pour clore la liste de mes plaintes, mes chiens sont
tout à fait éreintés ce soir, et par ma faute : je regrette
chaque once de nourriture qu'on leur donne, et leur ration
n'était hier que d'une livre et demie par tête. Le résultat,
— je viens de le dire. Dans leur terrible faim , les pau-
vres bêtes ont démantibulé le traîneau de Jensen, que,
trop fatigués pour le décharger, nous avions recouvert seu-
lement de trois pieds de neige. Les brutes en ont épar-
pillé tout le contenu, et de leurs dents aiguës ont essayé
d'entamer nos boîtes de fer-blanc; elles ont mangé nos
bottes de rechange, le dernier rouleau de courroie qui nous
restât, des bas de fourrures, et brisé sans merci la pipe
d'écume de mer enveloppée de peau de phoque que maître
Knorr avait imprudemment suspendue aux montants.
Nous n'avons plus que des cordes de chanvre, et les traî-
neaux se rompent sans cesse, et les traits cassent du matin
au soir. Un chien a déchiré un sac plein de tabac et a
dévoré le tout; un autre a avalé notre seul morceau de
savon. Triste perspective pour nos futures ablutions; mais
rien n'émousse la délicatesse exagérée comme trente-
deux jours de voyage par des températures semblables.
On se débarbouillait d'abord avec une poignée de neige ;
maintenant, nous sommes moins recherchés et ne pren-
drons pas le deuil de notre savon comme nous l'eussions
fait il y a quelques semaines.
Nos provisions disparaissent avec une rapidité alar-
^2
338 LA MER LIBRE.
mante, mais dès que je me permets la moindre lésinerie
avec mes chiens , ils s'affaiblissent à vue d'oeil, et s'ils ve-
naient à nous manquer, où en serions-nous? Je compte que
deux jours nous séparent encore de la terre : nous nous
dirigeons sur le cap Hawks, mais, je suis forcé de l'avouer,
il grandit bien lentement. Nos nombreuses haltes pour re-
poser les attelages, celle qu'il nous faut faire pour rafis-
toler traîneaux et harnais, me donnent assez d'occasion
d'examiner les côtes; aussi, je ne laisse guère chômer mon
carnet et mon album.
6 mai.
Misérable journée, encore plus misérablement finie. Mac
Donald a laissé tonaber sur la neige notre fumant repas, et
comme nous ne pouvons nous permettre une seconde allo-
cation de combustible (graisse et fil de caret), nous courions
aussi grand risque de nous coucher sans souper que Nicol
Jarvie au clachan d'Aberfoil, avant que l'intervention de
Rob-Roy eût ramené à la raison le Highlander brutal. A
notre grande joie cependant, Mac Donald a fini par opérer
sur la neige le sauvetage de la plus grande partie de sa
préparation culinaire, qu'il nous a fallu manger froide.
Mais la perte du café est irréparable, et en conséquence
nous faisons assez triste figure. La température est des-
cendue à — 24" C, et les doigts ont de la peine à tenir un
crayon devant un thermomètre agissant de la sorte.
7 mai.
Nouvelle édition des jours précédents. — De longues
heures d'énergique travail nous ont fait à peine avancer
et nous sommes à plat sur la neige avec deux traîneaux
entièrement disloqués. Un patin est brisé, et Jensen dé-
clare l'avoir si souvent rapetassé, qu'il ne voit pas le moyen
de le raccommoder encore, mais j'espère que quelques
lieures de sommeil lui aiguiseront les esprits. — Triste
CHAPITRE XXVIII. 339
caravane que la nôtre : ne nous sentant pas la force de
nous construire un abri, nous plaçons les deux traîneaux
côte à côte pour y établir nos lits en plein air. La nuit
n'est pas trop froide, le thermomètre se rapproche de
zéro, mais nous regrettons la douce chaleur de la hutte de
neige. Les labeurs de la journée nous ont fait transpirer
comme si nous eussions été sous les tropiques ; nos vête-
ments sont tout trempés d'humidité, et à la moindre halte,
nos pardessus deviennent roides comme de la tôle et nous
éprouvons la sensation désagréable du « drap mouillé »
dans le traitement hydrothérapique.
8 et 9 mai.
Toujours les mêmes difficultés. J'avais espéré que nous
toucherions terre dans la soirée du 8 ; mais elle me semble
s'être éloignée dans la matinée du 9. — Glaces sous les
pieds, neige et brouillards sur la tête. — Traîneaux, har-
nais, bêtes et gens tombent en morceaux et se traînent
sous une atmosphère endiablée, épaisse comme les ténè-
bres du vieil Hadès.
10 mai.
Luttant toujours, en dépit de tous les obstacles, nous
campons encore au milieu des monceaux de glace. Je n'ose
plus espérer toucher le rivage demain : je me suis si sou-
vent trompé ! Mais, ce rivage, je veux l'atteindre, coûte que
coûte ; j'irai à lui tant qu'il me restera une once de nour-
riture et un chien pour la traîner. J'y suis opiniâtrement
résolu.
11 mai.
Campés enfin sous la berge et heureux comme des gens
qui ont remporté la victoire et attendent leur souper.
Pendant que je choisissais l'emplacement de notre hutte
340
LA. MER LIBRE.
de neige, Mac Donald regardait la haute pointe qui se dresse
au-dessus de nos tètes; et je l'entendais grommeler, tout
en préparant le fourneau pour un repas dont nous avions
tant besoin : « Après tout, je voudrais bien savoir si c'est
là la terre ou son ombre fucritive seulement? »
CHAPITRE XXIX.
Perspective. — Le cap Napoléon. — Le cap Frazer. — Vestiges des
Esquimaux. — La glace pourrie. — Le canal de Kennedy. — Dou-
ceur de la température. — Les oiseaux. — Formation géologique
de la côte. — La végétation. — Nouvelle chute de Jensen.
Je me trouvai fort heureux d'abord d'avoir atteint la côte,
en dépit de si terribles obstacles; mais quand je vins à ré-
fléchir sur ma position et à la comparer avec mes espérances
passées, je ne me sentais plus le cœur au triomphe. Ces
trente et une journées perdues à traverser le détroit, ce ba-
teau, impossible à transporter, ma troupe, forcée de retour-
ner au navire, que d'échecs à mes plans primitifs ! En outre,
la brèche inattendue que faisaient aux vivres les rations
extraordinaires qu'il nous fallait donner aux chiens, sous
peine de les voir succomber à la peine, avaient tellement
diminué nos ressources, que je ne pouvais plus penser à
prolonger beaucoup mon exploration. Nos bêtes man-
geaient plus du double de ce qui leur est habituellement
nécessaire en voyage : cette consommation, et les petits dé-
pôts que je laissais en vue de notre retour, avaient réduit
leur provision de pâtée à trois cents livres, qui devaient
fournir à peine à douze de leurs repas quotidiens. Tout au
3^2 LA MER LIBRE.
plus avais-je le temps d'étudier les routes de la mer Po-
laire, en vue d'une plus longue exploration, ajournée à l'été
suivant, si alors je réussissais à amener le schooner vers
la rive occidentale. J'avais, en un mot, à étudier les clian-
ces qui, dans ce cas douteux, me resteraient pour l'exécu-
tion de projets déjà très-compromis par notre hivernage
sur les côtes du Groenland.
Les extraits de mon journal et les explications données
dans les chapitres précédents ont édifie le lecteur sur les
difficultés que j'avais eu à combattre. Je ne m'attendais
certes pas à franchir les hummocks à la course, mais
je n'étais nullement préparé à les trouver si formidables,
et le triste échec de ma troupe porta un terrible coup à mes
espérances. De longue date, résigné à toutes les éventuali-
tés possibles, je me consolais maintenant, dans l'idée de
réparer le temps perdu en séjournant encore une année
dans le détroit de Smith.
La traversée que nous venions d'en faire n'a pas eu sa
pareille dans les aventures arctiques. A vol d'oiseau, on
compte à peine cent cinquante kilomètres de Cairn-Pointe
au cap Hawks, et cependant nous avons mis juste un mois
a parcourir cette distance : en moyenne quatre kilomètres
et demi par jour.
La route que nous étions forcés de suivre était au
moins le triple de la ligne directe ; et puisque le nombre de
kilomètres de cette voie sinueuse durent être franchis trois
fois, souvent même cinq, selon qu'il nous fallait diviser la
cargaison en deux ou trois parts, nous avons probable-
ment fait trente kilomètres par jour et huit cents en tota-
lité. Les soixante-quinze derniers kilomètres, où nous
n'avions plus que nos chiens, nous ont pris quatorze jour-
nées, et on comprendra mieux combien la tâche était rude,
si on se rappelle qu'une semblable étape peut être parcou-
rue en cinq heures par un attelage de force moyenne sur
de la glace ordinaire, et ne le fatiguerait pas moitié autant
CHAPITRE XXIX. 343
qu'une seule heure de tirage au milieu de ces barrières
d'humraocks toujours dressées devant nous.
Il est essentiel que le chien esquimau puisse trotter
avec son chargement, si on veut obtenir de lui de bons
services. Plus volontiers, il court sur la glace unie avec
un fardeau de cent livres, qu'il n'en traîne vingt-cinq sur
une route qui le force à marcher à pas lents.
Après nous être arrêtés au cap Hawks le temps de repo-
ser les attelages, nous commençâmes à remonter la côte,
et, à notre première étape, nous franchîmes la vaste
échancrure qui nous séparait du cap Napoléon. Cette fois,
la cargaison était au complet, et cependant le chemin n'é-
tait rien moins que favorable. La configuration des côtes
empêche les vents de souffler dans la baie, et les neiges, à
peine durcies et accumulées à une hauteur de plus de deux
pieds, rendaient la marche fort pénible ; mais ne voulant
à aucun prix nous rejeter dans le chaos des glaces,
nous plongions de notre mieux dans cette couche épaisse.
Les traîneaux enfonçaient jusqu'aux traverses et les chiens
jusqu'au ventre ; pour couronner le tout, Jensen souffrait
cruellement, et ne pouvait plus marcher; mais je n'avais
pas le loisir de faire halte ; une partie des bagages fut donc
transférée sur l'autre véhicule, et, nous passant une san-
gle aux épaules, Mac Donald, Knorr et moi, nous tirâmes ,
chacun aussi bravement que la plus forte bête de l'attelage.
Les glaces hérissaient de la plus terrible manière les
abords du cap Napoléon : impossible d'approcher du
rivage; toute la journée suivante, il nous fallut halerau
large, et tracer de nouveaux zigzags dans ces maudits hum-
mocks. Un brouillard épais venait du nord et nous cachait
entièrement la côte ; une lourde chute de neige acheva de
nous dérouter, et nous nous arrêtâmes pour attendre une
température plus favorable. Le lendemain, nous pûmes
gagner la glace de terre et, pour la première fois depuis
Cairn-Pointe, nos chiens prirent le grand trot : nous arri-
3^^ LA MER LIBRE.
vâmes en peu d'heures au nord du cap Frazer, et nous
construisîmes notre hutte près du point le plus reculé
que j'eusse atteint en 1854.
Nous nous trouvions maintenant dans le canal de Ken-
nedy où j'avais à peine pénétré alors. La glace de l'en-
trée paraissait tout aussi mauvaise que celle du détroit,
et nous fûmes obligés de nous en tenir à la « banquette »
même pour traverser la baie de Gould* qui s'ouvre entre
les caps Leidy et Frazer. C'est celle-là même que j'avais
choisie pour notre hivernage et que j'aurais tant voulu
atteindre l'automne précédent. — Sur les roches se dres-
sait encore la hampe du petit pavillon qne j'y avais placé,
en 1854, mais il n'y restait plus un seul lambeau d'étoffe.
Pendant que nous suivions la courbe de la baie, je
constatai que là, aussi bien qu'à Port Foulke, à Port van
Rensselaer, et sur presque tout le littoral groën landais au-
dessus du cap York, la terre s'élève en pente douce, cou-
pée par des gradins plus ou moins réguliers et forme des
séries de terrasses dont les plus élevées sont de cent vingt
à cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer. —
J'y reviendrai plus tard, mais je fais observer en passant
qu'elles sont les indices d'un soulèvement consécutif des
deux côtes opposées. — Sur une de ces terrasses schis-
teuses je remarquai les vestiges d'un camp, esquimau ; et
je fus d'autant plus heureux de la découverte de ces tra-
ces, fort visibles encore, quoique fort anciennes, qu'elles
me confirmaient les traditions racontées par Kalutunah.
On en voit de semblables partout où les Esquimaux sé-
journent pendant l'été. C'est tout simplement un cercle de
douze pieds de diamètre formé des lourdes pierres avec
lesquelles les naturels assujettissent le bord inférieur de
leur tente de cuir, et qui restent à l'endroit où elles étaient
1. Ainsi nommée en l'honneur du professeur B. A. Gould de Cam-
bridge,
CHAPITRE XXIX. 347
placées lorsqu'ils retirent les peaux pour aller camper
ailleurs.
La journée suivante fut la meilleure que nous eussions
encore eue; elle nous apporta cependant sa bonne part
d'ennuis. Encore mieux que dans le détroit de Smith, nous
apprenions à connaître par expérience l'immense force
résultant de la pression des glaces, poussées par le cou-
rant qui se dirige vers le midi. Chaque point des côtes
exposées au nord est enseveli sous les glaces les plus
massives qu'on puisse imaginer. Des blocs de trente à
soixante pieds d'épaisseur, et d'une largeur encore plus
grande, gisaient épars sur la berge, jetés par l'irrésistible
banquise au delà du niveau des plus hautes marées. —
Nous rencontrâmes le premier obstacle de ce genre peu de
temps après notre départ du cap Frazer, et, n'ayant pu le
franchir, nous fûmes obligés de rentrer sur la glace du lar-
ge.— Mais l'entreprise n'était pas facile, le flot ne se faisait
plus sentir, c'était le commencement de la pleine mer, la
glace de terre formait une muraille presque à pic. Nous
descendîmes les chiens par leurs traits, et le bagage pièce
à pièce, au moyen d'une corde, puis nous fîmes pour nous
une échelle avec les deux traîneaux attachés à 1^ suite
l'un de l'autre. — Uicefield, très-raboteux déjà, était en
certains endroits presque pourri et en mauvaise condi-
tion : un des attelages enfonça et nous ne le pûmes sauver
qu'à grand'peine. Il nous fallut revenir à la glace de terre,
et, par conséquent, suivre toutes les sinuosités de la côte ;
notre route en était au moins doublée, et quand nous
fîmes halte pour la nuit, hommes et chiens étaient rendus
de fatigue.
Tout harassé que je me sentisse de ma journée, je pro-
fitai du moment où mes camarades préparaient la hutte et
le souper, et j'escaladai la colline pour me rendre compte
de notre position. L'air était parfaitement serein et un im-
mense horizon se déroulait du côté de l'orient. Vers le
348 LA MER LIBRE.
nord, le canal paraissait beaucoup moins rude à traverser
que le détroit de Smith. La gelée de l'automne et de l'hi-
ver n'avait pas comprimé les vieux icefields avec autant de
violence, et je n'apercevais plus de glace nouvelle. Il est
évident que la mer, restée ouverte jusqu'à une période
très-avancée, ne s'était pas refermée avant le printemps.
Comme à Port Foulke, du reste, je fus très-surpris de voir
la couche qui la recouvrait déjà amincie et lavée par les
eaux : de petites flaques se montraient partout où la con-
figuration du rivage permettait de conclure qu'un remous
de courant avait usé les glaces plus vite qu'ailleurs.
Par une atmosphère aussi pure, il n'eût pas été difficile
de distinguer la côte à plus de cent kilomètres ; mais au-
cune terre ne paraissait à l'orient, et je crois le canal de
Kennedy un peu plus large qu'on ne l'a supposé jusqu'ici.
Le nord-est était sombre et couvert de nuages, et Jen-
sen, qui surveillait avec sollicitude la marche rapide de la
saison, ne tarda pas à me faire remarquer ce ciel où se
reflétaient les eaux.
La température s'était singulièrement adoucie; nous la
trouvions même trop chaude pendant nos étapes; elle nous
permettait maintenant de dormir en plein air sur nos
véhicules. Ce jour-là, le thermomètre ne descendit pas
au-dessous de — 5" C. et s'éleva ensuite au point de con-
gélation. Le soleil nous inondait de ses 'flammes pen-
dant que nous soufflions sous notre pesant fardeau de
fourrures. L'air nous semblait étoufl'ant. Jeter nos habits
sur le traîneau et poursuivre notre route en manches de
chemise fut notre première pensée , mais il était de
toute importance d'épargner à nos chiens une livre de
poids inutile, et chacun dut garder ses vêtements, sauf à
transpirer impitoyablement.
Cette chaleur insolite était bien loin de venir à propos ;
la neige commençait à se ramollir, et nous nous trouvions
à une si grande distance de Port Foulke ! Jensen avait l'œil
GHAPITKE XXIX. 349
ouvert sur notre ligne de retraite : il connaissait par expé-
rience la rapide dissolution des glaces qui, à Upernavik,
l'avait souvent, à la même époque de l'année, jeté dans de
sérieux embarras. Pour moi, j'attendais la débâcle géné-
rale à la mi-juin, quoique le printemps (si on peut appeler
de ce nom la chose correspondante) s'avançât à grands
pas. Les oiseaux commençaient à paraître ; sur le versant
de la colline , les petits bruants de neige {Emberiza nivalis)
venaient pépier autour de nous; au-dessus de nos têtes
un bourgmestre (Larus glaucus) volait vers le nord. Il sem-
blait entendre la voix retentissante des flots et conduisait
sa compagne, qui modestement faisait voile derrière lui, à
quelque retraite lointaine sur une île baignée des vagues;
en passant, il nous jeta un cri comme pour nous de-
mander si nous aussi n'avions pas la même destination.
Perché sur la falaise, un corbeau nous croassait son lu-
gubre bonjour, un mauvais présage peut-être. Un de ces
oiseaux nous avait tenu compagnie tout l'hiver à Port
Fouliie et celui-ci avait l'air de vouloir aussi partager nos
aventures, ou du moins les miettes de nos repas; il nous
resta fidèle pendant plusieurs jours et s'abattait sur notre
camp abandonné aussitôt que nous nous mettions eh route.
La côte que nous suivions est fort curieuse à étudier,
c'est une ligne de falaises très-élevées, de formation silu-
rienne*, — grès et calcaire — et très-brisée par les in-
1. J'ai pu me procurer aux caps Leidy, Frazer, et sur d'autres points delà
côte, une collection considérable de fossiles que j'ai adressée, après mon re-
tour en Amérique, à l'institution Smithsonienne de Washington. Les plus
beaux échantillons furent malheureusement égarés, quand on les envoya
de Philadelphie; mais, parmi mes collections géologiques, le professeur
Meek, auquel je les avais confiées, a pu découvrir assez de spécimens pour
établir quelques comparaisons intéressantes. Il en décrit une douzaine dans
un court article du journal de Silleman (juillet 1865). Quelques exemplaires
se sont trouvés trop imparfaits pour qu'il en ait pu déterminer l'espèce par-
ticulière, hn voici la liste:
1 Zaphrentis Hayesii. — 2 Syringopora***. — 3 Favosites ***. — 4 Stro-
phomeua rhomboïdalis, — 5 Strophodonta Headleyana. — 6 Strophodonta
350 LA MER LIBRE.
fluences alternantes du froid et du dégeL Derrière elle se
dressent les pics élevés que j'ai déjà décrits. La neige en
revêtait les pentes d'une blancheur uniforme , mais je n'y
ai pu distinguer de glaces : la côte de Grinnell ne présente
point de glaciers, bien différente en cela du Groenland et
des rivages que je voyais vers le sud en traversant le dé-
troit, la terre d'Ellesmere du capitaine Inglefield.
Toute cette journée-là je trouvai d'anciens campements
esquimaux semblables à ceux de la baie de Gould. Au cap
Frazer et ailleurs, je pus ramasser quelques fossiles indi-
quant clairement la nature des roches. Les endroits d'où
les vents avaient chassé la neige offraient peu de traces de
végétation; je n'ai vu qu'une tige de saule nain, probable-
ment le salix arctica^ un brin de saxifrage desséché (saxifraga
opposilifolia) et une poignée d'herbes mortes (festucaovina).
Pendant cette étape, nous franchîmes une assez longue
distance, mais je n'eus guère d'autre motif de me réjouir;
la glace de terre était excessivement difficile, et nous ne
pouvions contourner certaines pointes qu'avec les plus
grandes fatigues. Pendant un de ces affreux passages, Jen-
sen tomba encore sur sa malheureuse jambe, et pour
comble d'infortune, prit un effort dans les reins en soule-
vant le traîneau. Ces accidents retardèrent beaucoup notre
marche du lendemain, et me mirent dans le plus cruel
embarras. Mon journal résume ainsi la situation.
Beckii. — 7 Rhynchonella ***. — 8 Cœlospira concava. — 9 Spirifer***.
— 10 Loxonema Kanei. — 11 Orthoceras ***. — 12 Illœnus***.
« Je crois, ajoute M. Meek, que d'après cette liste les géologues sont en
droit de conclure que ces roches, situées dans les régions les plus septen-
trionales où des fossiles aient jamais été recueillis, appartiennent à la cxm-
che silurienne supérieure. Le fait le plus remarquable, c'est que presque tous
ces fossiles, ou se rapprochent extrêmement, ou même ne dilîèrent en rien
des espèces trouvées dans le calcaire schisteux des monts Catskill, compris
dans le groupe inférieur de Helderherg (New- York).
CHAPITRE XXIX. 351
15 mai.
— Jensen, l'homme énergique, celui sur lequel je comp-
tais le plus, est non-seulement exténué, mais tout à fait à
bout de forces. Il est couché sur le traîneau, inerte et
se plaignant des douleurs qu'il éprouve dans le dos et la
jambe : il est incapable d'aller plus loin, et j'en suis à me
demander comment nous le ramènerons au navire. — Mal-
gré lees terribles glaces, j'aurais pu atteindre le quatre-
vingt-troisième parallèle au moins, mais nous voilà privés
de la force musculaire de Jensen ! La route a été exécra-
ble aujourd'hui, et pourtant . nous avons fait trente -six
kilomètres. Mac Donald est sur les dents et Knorr ne
vaut guère mieux, quoiqu'il ne veuille pas encore l'avouer.
— Quant à Jensen, ses souffrances lui affectent certaine-
ment le moral, mais, lorsque je pense aux vastes espaces
qui s'étendent derrière nous, puis-je me flatter que ses •
pressentiments ne sont que de mauvais rêves, et que ses
os ne blanchiront pas au milieu de ces roches désolées? —
Grâce à nos soins continuels, mes chiens sont encore en
bon état; c'est le seul côté passable de nos affaires.
CHAPITRE XXX.
Encore un effort. — Mon projet. — Le brouillard. — Le paysage
arctique. — La glace pourrie. — Les observations. — La mer
libre du pôle. — La retraite.
Le malheureux accident qui me privait ainsi du concours
d'un de nos plus robustes camarades me fut un coup à
peine moins douloureux que ne l'avait été le désarroi complet
de ma troupe. Non-seulement je ne pouvais plus compter
sur le poignet solide et l'énergie de notre pauvre Jensen ,
mais encore j'étais fort tourmenté de notre position : un
invalide sur les bras, huits cents kilomètres de glaces bri-
sées entre nous et le navire, et de très-faibles dépôts,
laissés en vue de traîneaux vides.... Je l'avoue, je me
trouvais quelque peu anxieux.
Le lendemain matin, Jensen, loin d'aller mieux, ne pou-
vait plus se mouvoir. Je me décidai promptement à le
remettre aux soins de Mac Donald, et à continuer ma route
seul avec M. Knorr. En cas de malheur, — et on pouvait en
craindre un du fait des glaces pourries, — je donnai cinq
chiens au brave matelot, lui enjoignant de nous attendre
juste le même nombre de jours, puis.... de faire tous
ses efforts pour regagner le Port Foulke.
CHAPITRE XXX. 353
Notre simple repas terminé, nous replongions dans les
hummocks pour jouer notre dernière carte. Nous traver-
sâmes d'abord une baie si profonde, que si nous avions dû
suivre sur la glace de terre les sinuosités de ses rivages ,
notre route eût été plus que quadruplée. Je voulais main-
tenant, pousser aussi loin que le permettraient nos ressour-
ces, atteindre la plus haute latitude possible, me choisir un
lieu favorable d'observation, et me former une opinion défi-
nitive au sujet de la mer du pôle et des chances de la par-
courir avec le navire ou un de nos bateaux. Je me trouvais
déjà plus au nord que n'était parvenu, en 1 854 (vers la
mi-juin, un mois plus tard dans la saison), le lieutenant
Morton, de l'expédition Rane, et je contemplais la même
étendue, d'un point situé à cent ou cent dix kilomètres du
cap Constitution, où la mer ouverte avait arrêté sa marche.
Je désirais avancer vers le nord autant que faire se pour-
rait. En ménageant avec soin nos provisions, il m'en restait
encore suffisamment pour terminer avec succès une ex-
ploration qui approchait de son terme, comme nous le
disait assez l'obscurité croissante qui s'amassait sur le ciel
du nord -est et nous révélait la présence des eaux.
La première étape ne fut pas encourageante : la glace
était anguleuse et la neige profonde, et après neuf heures
de très-rude travail, nous dûmes faire halte sans avoir
franchi plus de seize kilomètres. Presque dès le début,
notre marche s'était trouvée ralentie par une brume épaisse
qui, nous empêchant de voir notre chemin à plus de vingt-
cinq mètres de distance, nous forçait à recourir à la bous-
sole.
Quand le brouillard se dissipa, nous nous sentions bien re-
posés, et nous poursuivîmes, le long du rempart de glace,
une route souvent interrompue par des incidents auxquels
j'étais habitué, depuis que nous avions touché le rivage
au-dessus du cap Napoléon. La côte présentait les mêmes
caractères : à notre gauche, de hauts rochers perpendicu-
23
354 LA MER LIBRE.
laires, à notre droite, une chaîne décliiquetée de glaçons
empilés, formant pour ainsi dire une frange de cristal aux
sombres falaises de la terre de Grinnell. Nous marchions
dans un défilé sinueux, resserré d'un côté par la terre,
de l'autre par cette muraille qui surplombait à cinquante
pieds au-dessus de nos têtes, et sauf les endroits où une
coupure subite nous permettait d'entrevoir la mer, nous
étions aussi complètement renfermés que dans un canon
des Cordillères. De loin en loin une baie échancrait la ligne
élevée des côtes, et lorsque, parvenus à son éperon méri-
dional, nous nous tournions vers l'ouest, une vallée en
pente douce s'ouvrait devant nous, étageant lentement ses
terrasses depuis la mer jusqu'au pied des montagnes qui
se dressaient vers le ciel avec une imposante grandeur. Je
ne fus jamais plus impressionné de la morne tristesse, de
la nudité du paysage arctique. Certes, mon excursion sur
la mer de glace ne m'avait, il me semble, guère laissé de
marge pour agrandir encore le tableau d'une désolation
sans bornes, mais pourtant, sur ce rivage stérile, la diver-
sité des lignes, la variété des contours, frappaient davan-
tage l'esprit et prolongeaient, pour ainsi dire, le rayon de
la pensée.
Nos regards erraient sur ces pics hardis amoncelés
les uns au-dessus des autres, ils s'arrêtaient sur les som-
bres falaises fendues par les gelées et descendaient le rem-
part de glace pour se reposer sur la mer : partout ils
trouvaient à l'œuvre les forces silencieuses de la nature
qui, depuis des siècles sans nombre, agissent sous l'œil de
Dieu seul, par les ténèbres de l'hiver comme dans les
éblouissantes splendeurs de l'été, et je sentais combien
sont chétifs tous nos travaux et tous nos efforts ! Puis je
cherchais les traces de la présence d'un être vivant, quel-
que passée d'ours, de renard ou de renne, et je ne voyais
que deux hommes affaiblis et nos pauvres chiens luttant
contre ces terribles obstacles, et il me semblait vraiment
CHAPITRE XXX. 355
que, dans sa colère, le Tout-Puissant avait froncé le sour-
cil sur ces montagnes et ces mers.
Nous n'avions pas rencontré un seul ours depuis le dé-
part de Cairn-Pointe, quoique nous en eussions trouvé quel -
ques pistes en divers endroits, au cap Frazer surtout. Un
de ces animaux aurait été pour nous un bienfait du ciel,
et m'eût délivré du souci que me causaient mes chiens ;
sa chair leur aurait fourni plusieurs journées de rations
un peu plus substantielles que ce bœuf desséché dont nous
les nourrissions depuis si longtemps.
Dix heures de marche ce jour-là, et quatre le lendemain
nous amenèrent à la pointe méridionale d'une baie si pro-
fonde que, selon notre habitude, nous préférâmes la tra-
verser plutôt que de suivre la ligne sinueuse du rivage.
Mais à peine avions-nous fait quelques kilomètres que
notre course fut arrêtée : nous cheminions au large de la
côte, sur une bande de glace ancienne, et nous nous diri-
gions vers l'énorme promontoire qui forme l'éperon sep-
tentrional de la baie qui nous apparaissait bien près du
quatre-vingt-deuxième parallèle, à trente-six kilomètres de
nous, environ; je désirais ardemment y atteindre. Par mal-
heur, le vieil icefield qui nous portait se termina soudain,
et après avoir cahoté au milieu de sa frange de hummocks,
nous nous trouvâmes sur la glace nouvelle. L'instinct in-
faillible des chiens les avertit du danger. Ils avancèrent
d'abord avec des précautions inusitées , puis s'éparpillè-
rent à droite ou à gauche, refusant d'aller plus loin. Cette
manœuvre m'était trop familière pour me laisser le moin-
dre doute sur ce qui pouvait la causer : nous trouvâmes
en efiFet la glace pourrie et en très-mauvais état. Je pensai
que cela venait de quelque circonstance locale, de la direc-
tion des courants par exemple, et je repris notre vieux
champ pour en sortir un peu plus vers l'est. Je marchais
en tête des chiens pour soutenir leur courage, mais à peine
étions-nous de nouveau sur la glace de l'année qu'elle céda
356 LA MER LIBRE.
sous mon bâton et que je dus retourner en arrière pour
chercher encore un passage plus loin.
Deux heures perdues en efforts semblables, et pendant
lesquelles nous fîmes plus de sept kilomètres au large,
me démontrèrent l'impossibilité de franchir la glace au
delà du golfe ; notre persévérance ne pouvait infaillible-
ment aboutir qu'à de graves accidents. Si la croûte se
rompait sous notre poids, même en admettant que nous
ne fussions pas noyés, nous serions inévitablement trempés
et ce plongeon, non-seulement nous retarderait beaucoup,
mais aussi détruirait peut-être notre dernière chance d'at-
teindre le rivage opposé. Nous revînmes donc à notre
champ de glace, et halant cette fois vers l'ouest , nous
essayâmes encore de- traverser la baie, mais la route n'était
pas meilleure, et les chiens refusaient obstinément de
marcher lorsqu'on abandonnait les anciens glaçons. Je
persistais toujours, et je fis tentatives sur tentatives, jus-
qu'à ce que nous fussions bien convaincus que le chemin
était impraticable et qu'il ne nous restait plus qu'à tâcher
d'arriver à notre but en suivant les circuits de la glace de
terre.
Je voulus m'assurer combien cette route nous ferait dé-
vier de la ligne droite, et pendant que mes chiens se re-
posaient, je marchai le long du rivage, jusqu'à ce que je
pusse voir la tète du golfe : elle paraissait à peu près à
trente-six kilomètres. La baisse de nos provisions ne nous
permettait pas un si long détour qui nous eût pris deux
journées, si ce n'est trois, et fatigués de douze heures
de travaux, nous remîmes au lendemain des observations
plus étendues. L'état des glaces de la baie me surprenait
beaucoup, et pour tâcher d'en reconnaître la cause et voir
si je ne découvrirais pas vers l'est un passage plus direct
que la courbure du golfe, je me résolus de gravir la col-
line élevée qui se dressait au-dessus de nous; mais il
me fallait d'abord prendre quelque repos, les durs la-
CHAPITRE XXX. 357
beurs de notre dernière étape l'exigeaient impérieuse
ment.
Après un sommeil profond et réparateur, résultant d'une
lassitude telle que j'en avais rarement éprouvé de sem-
blable, j'escaladai la pente escarpée et me hissai sur une
saillie de rocher à huit cents pieds environ au-dessus du
niveau de la mer.
Je vis alors clairement pourquoi nous avions été forcés
de battre en retraite.
Partout les glaces paraissaient dans le même état qu'à
l'ouverture de la baie. Une large crevasse, partant du mi
lieu du golfe, se dirigeait vers la mer, et ramifiée de nom-
breuses fissures, dans sa course sinueuse vers l'orient,
s'étendait comme le delta d'un puissant fleuve, et sous le
ciel noir qui s'abaissait sur toute la zone du nord-est, allait
se perdre dans la mer libre. Dans l'extrême lointain, se
profilait vaguement contre le sombre horizon du nord la
croupe blanchie d'un noble promontoire, la terre la plus
septentrionale qu'on connaisse maintenant sur le globe. Je
la crois à 82» 30' de latitude, à huit cent trente kilomètres
du pôle. Entre elle et nous surgissait une autre pointe har-
die, et plus près encore du cap vers lequel je dirigeais
notre course la veille, une fière montagne s'élevait majes-
tueusement de la mer, et semblait porter jusqu'au firma-
ment sa tête couronnée de neige : je ne voyais d'autre
terre que la côte où nous nous trouvions.
Au-dessous de moi, la mer étalait sa nappe immense,
bigarrée de taches blanches ou sombres, ces dernières in-
diquant les endroits où la glace était presque détruite ou
avait entièrement disparu ; au lafge, ces taches se faisaient
plus foncées et plus nombreuses, jusqu'à ce que, devenues
une bande de bleu noirâtre, elles se confondissent avec la
zone du ciel où se reflétaient leurs eaux. Les vieux et
durs champs de glace (dont les moins grands mesuraient à
peine moins d'un kilomètre) et les rampes massives et les
358 LA MER LIBRE.
débris amoncelés qui en marquaient les bords, étaient les
seules parties de cette vaste étendue, qui conservassent
encore la blancheur et la solidité de l'hiver.
Tout me le démontrait : j'avais atteint les rivages du
bassin polaire, l'Océan dormait à mes pieds ! Terminée par
le promontoire qui, là-bas, se dessinait sur l'horizon, cette
terre que je foulais, était une grande saillie se projetant
au nord, comme le Céverro Vostochnoï hors de la côte op-
posée de Sibérie. Le petit ourlet de glace qui bordait les
rives s'usait rapidement : avant un mois la mer entière,
aussi libre de glaces que les eaux du nord, de la baie de
Baffîn, ne serait interrompue que par quelque banquise
flottante, errant çà et là, au gré des courants ou de la
tempête.
Il m'était donc impossible d'aller plus loin. La crevasse
dont j'ai parlé eût déjà suffi pour nous empêcher d'attein-
dre le nord de la baie ; au large, les glaces paraissaient
encore en plus mauvais état. Plusieurs flaques d'eau s'ou-
vraient près de la côte, et sur l'une d'elles venait de s'abat-
tre une bande de «dovekies », guilleminots à miroir blanc.
En remontant le canal Kennedy, j'avais reconnu nombre de
leurs stations d'été, mais je fus assez surpris de voir les
oiseaux eux-mêmes à une époque si peu avancée de la sai-
son. Les mouettes bourgmestres volaient au-dessus de
nous, se dirigeant vers le nord et cherchant les eaux li-
bres pour leur nourriture et leur demeure. On sait qu'au-
tour des lieux qu'elles fréquentent l'été, il n'y a jamais de
glace après les premiers jours de juin.
Nous avions atteint notre but, il fallait songer à la re-
traite : l'approche du prilitemps, là rapidité du dégel, la
certitude que la mer rongeait déjà le détroit de Smith au
sud, par la baie de Baffin, aussi bien qu'au nord, par le
canal de Kennedy, tout cela m'avertissait que nous n'a-
vions pas de temps à perdre, si nous ne voulions grave
ment compromettre notre retour aux côtes groënlandaises.
CHAPITRE XXX. 361
Il ne nous restait plus qu'à hisser nos pavillons * en
témoignage de cette découverte et à déposer sur les lieux
une preuve de notre présence. Les flammes américaines,
attachées à une mèche de fouet et suspendues entre deux
hauts rochers, flottèrent à la brise pendant que nous éle-
vions un cairn ; puis déchirant une feuille de mon cahier
de notes, j'écrivis les lignes suivantes :
« Ce point, le plus septentrional qu'on ait encore pu at-
teindre, a été visité les 18 et 19 mai 1861 par le soussigné,
accompagné de George F. Knorr, après un voyage en traîneau
tiré par des chiens. De notre hivernage près du cap Alexan-
dre, à l'entrée du détroit de Smith, nous sommes arrivés
ici après une pénible marche de quarante -six jours. Je
crois,d'après mes observations, que nous sommes 4 810 35'
de latit. et à 70» 30' de longit. occidentale. La glace pour-
rie et les crevasses nous empêchent d'aller plus loin. Le
canal Kennedy paraît s'ouvrir dans le bassin polaire et,
persuadé qu'il est navigable en juillet, août et septembre
au moins, je retourne à ma station d'hiver pour essayer
de pousser mon navire au travers des glaces après la dé-
bâcle de cet été.
« J.-J. Hayes. »
19 mai 186].
Cette note, placée dans une petite fiole apportée tout
exprès, fut soigneusement déposée sous le cairn, puis nous
1. C'était !• un petit pavillon des États-Unis (une flamme de canot) qui
avait été porté dans les mers du Sud par l'expédition du capitaine Wil-
kes, puis dans les expéditions polaires du commandant De Haven, et du
D' Kane; 2° un autre drapeau national, remis à M. Sonntag, par les dames
de l'Académie d'Albany; 3" deux bannières maçonniques, deux miniatures,
qui m'avaient été confiées : l'une par la loge Kane de New- York; l'autre par
la loge Columbia de Boston; k' le pavillon de signaux de notre expédition,
portant l'étoile polaire rouge sur un fond blanc , également un don de blan-
ches mains. J'avais solennellement promis de déployer ces bannières au
point le plus éloigné que nous pourrions atteindre, et je me suis fait un de-
voir sacré de les porter avec moi, devoir qui m'a été d'autant plus agréable
à remplir, que toutes easemble elles ne pesaient pas trois livres.
362 LA MER LIBRE.
poursuivîmes noire route en nous tournant vers le sud :
mais je quittais ce lieu avec répugnance, il exerçait sur
moi une fascination puissante, et c'est avec des sensations
inaccoutumées que je me voyais, seul avec mon jeune cama-
rade, dans ces déserts polaires que nul homme civilisé n'avait
foulés avant nous. Notre proximité de l'axe du globe, la
certitude que, de nos pieds, nous touchions une terre pla-
cée bien au delà des limites des découvertes précédentes,
les pensées qui me traversaient l'esprit en contemplant
cette vaste mer qui s'étendait devant nous, l'idée que peut-
être ces eaux ceintes de glaces baignent les rivages d'îles
lointaines où vivent des êtres humains d'une race inconnue,
tout cela paraissait donner je ne sais quoi de mystérieux à
l'air même que nous respirions, tout cela excitait notre
curiosité et fortifiait ma résolution de me lancer sur cet
océan et d'en reconnaître les limites les plus reculées. Je
me rappelais toutes les générations de braves marins, qui,
par les glaces, et malgré les glaces, ont voulu atteindre
cette mer, et il me semblait que les esprits de ces hommes
héroïques, dont l'expérience m'a guidé jusqu'ici, descen-
daient sur moi pour m' encourager encore. Je touchais
pour ainsi dire « la grande et notable chose » qui avait
inspiré le zèle du hardi Frobisher ; j'avais accompli le rêve
de l'incomparable Parry !
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CHAPITRE XXXI.
La mer libre du pôle. — Étendue du bassin polaire. — Ses limites.
— Les courants du pôle. — La glace. — Sa ceinture. — Les
découvertes arctiques. — Les Russes et leurs explorations
en traîneau. — La mer ouverte de Wrangell. — L'expédition
Parry. — L'expédition Kane. — Étendue du détroit de Smith. —
Conclusions générales tirées de mes découvertes et de celles de
mes prédécesseurs.
Arrêtons-nous ici pour étudier sommairement le bassin
arctique et arriver à une appréciation correcte de ces
mots : LA MER LIBRE DU POLE, qu'on emploie si souvent.
En consultant une carte des parages circumpolaires, le
lecteur peut se former une opinion bien autrement pré-
cise que s'il s'en rapportait aux descriptions les plus mi-
nutieuses. Aux alentours du pôle nord s'étend une vaste
mer, un océan plutôt qui a, en moyenne, un rayon de dix-
huit cents kilomètres au moins. Presque partout, cette
mer est environnée de terres et les abords en sont assez
bien connus, à l'exception de ceux du Groenland septen-
trional et de la terre de Grinnell qui se projettent dans
les eaux boréales, sous des latitudes très-élevées, et ne
sont pas encore déterminés. Ces rivages sont à peu près à
364 1-A MER LIBRE.
la même distance du pôle et se trouvent tous dans la ré-
gion des gelées éternelles. Ils sont habités par des peupla-
des de môme race, auxquelles le sol ne fournit point de
moyens d'existence, qui vivent exclusivement de chasse et
de pêche et ne se rencontrent que sur le bord de la mer ou
le long des rivières qui coulent vers le nord. Cette longue
ligne de côtes, où errent les nomades des déserts arctiques,
présente trois grandes solutions de continuité : la baie de
Baffin, le détroit de Behring et l'immense ouverture qui
existe entre le Groenland et la Nouvelle-Zemble; c'est par
ces estuaires que les eaux de la mer du pôle se mêlent à
celles de l'Atlantique et de l'océan Pacifique. Si on examine
ensuite la direction des courants; si on remonte le Gulf-
Stream, qui, dans sa course vers le nord, porte les eaux
chaudes de la zone tropicale à travers le vaste espace océa-
nique ouvert à l'est du Spitzberg, et force, en retour, des
courants d'eau froide à descendre à l'ouest de ces îles et
par le détroit de Davis, on comprendra sans peine que,
dans ce déplacement continuel des eaux du pôle par celles
de l'équateur, la majeure partie des premières n'est jamais
refroidie jusqu'au point de congélation ; et que cet océan
étant probablement aussi profond et presque aussi large
que l'Atlantique entre l'Amérique et l'Europe, sa masse
énorme doit fournir à toute la région qu'il baigne une cha-
leur plus élevée que celle qui lui serait propre, sans ces
causes atténuantes. La Providence met ainsi une barrière
à l'accumulation des glaces, et affirme une fois de plus la
grande loi de circulation qui, dispensant les pluies à la
terre altérée, et l'humidité à l'air desséché, modère la tem-
pérature de chaque climat, rafraîchit celle des Tropiques
avec les eaux des pôles, et réchauffe la zone glaciale avec
celles de la zone torride.
Partant de ces faits, on peut admettre que la surface seule
de l'eau se réfrigère assez pour se changer en glace; et
que lorsqu'elle est agitée par les vents, les particules
CHAPITRE XXXI. 365
refroidies au contact de l'air se mêlent, dans le roulis des
vagues, avec les eaux plus chaudes des couches inférieu-
res. Aussi la glace ne se forme-t-elle que dans les endroits
abrités, dans les baies où le fond est assez élevé et le courant
assez peu actif pour ne mettre aucun obstacle à l'action de la
température extérieure, ou bien encore, lorsque l'atmo-
sphère est uniformément calme, circonstance assez rare du
reste, les vents se déchaînant avec autant de violence sur la
mer polaire que dans toute autre région du globe. Les
glaces ne peuvent donc couvrir qu'une petite partie de
l'Océan arctique et n'existent que dans les lieux où la
terre les protège et les entretient. La banquise s'attache
aux côtes de Sibérie, et franchissant le détroit de Behring,
elle presse les rivages d'Amérique, engorge les canaux étroits
de l'archipel de Parry, par où les eaux polaires s'écoulent
dans la baie de Baffin, traverse cette mer, suit les bords du
Groenland, atteint ceux du Spitzberg et de la Nouvelle-
Zemble, investissant ainsi le pôle d'un rempart continu de
glaces adhérentes à la terre, plus ou moins disloquées en
hiver comme en été, et dont les débris, flottant çà et là,
sans laisser jamais entre eux de passes bien étendues, for-
ment une barrière que n'ont pas encore pu forcer toute
la science et l'énergie de l'honune.
Si maintenant le lecteur veut bien poser la pointe d'un
compas, non loin du pôle nord, par exemple à l'angle
d'intersection du 86" parallèle et du 1 62' méridien à l'ouest
de Paris, puis décrire un cercle de dix-huit cent cinquante
kilomètres de rayon, il rencontrera le bord moyen des
terres et de la ceinture de glaces qui entoure ce vaste cir-
cuit et enceindra un espace de près de dix millions de kilo-
mètres carrés.
Quoique cette formidable barrière n'ait jamais été entiè-
rement traversée, on y a pénétré surplusieurs points et on
en a suivi le contour extérieur, soit le long des eaux ac-
cumulées près de la terre, par les rivières qui servent de
366 LA MER LIBRE.
déversoirs aux lacs septentrionaux de l'Asie ou de l'Amé-
rique, soit en se frayant un chemin au travers des glaces
plus ou moins désagrégées par l'été. — Divers navigateurs
ont, de cette manière, tenté le passage nord-ouest, et c'est
en suivant la ligne des côtes depuis le détroit de Behring
jusqu'à la terre de Banks, puis en poussant dans les glaces
brisées, que Sir Robert Mac Clure a pu mener à bonne fin
un voyage si souvent entrepris; non pas cependant qu'il ait
réussi à faire passer son navire : il a dû franchir à pied
cinq cent cinquante kilomètres sur la glace d'hiver de-
puis la terre de Banks* jusqu'au canal de Wellington,
d'où, parla mer deBaffîn, il est retourné en Angleterre sur
un bâtiment venu de l'est. — Le capitaine Collinson, navi-
guant aussi de l'ouest à l'est, a presque atteint l'endroit où,
peu auparavant, avait péri Franklin, entré dans les glaces
du côté opposé. — En explorant ainsi les côtes de Sibé-
rie, les Russes n'ont trouvé que deux obstacles insur-
montables à la navigation de l'Atlantique au Pacifique : le
cap Yakan, contre lequel les glaces sont toujours entassées
et que Behring essaya vainement de franchir, et le cap
Céverro Vostochnoï, que le jeune et vaillant lieutenant
ProndtschikofT fit de si héroïques efforts pour doubler.
Déjà, en 1598, William Barentz, le brave nautonier d'Am-
sterdam, avait tâché, par la même voie et la même mé-
thode de navigation, de s'ouvrir un passage par le nord-est,
vers les régions du Cathay.
Les tentatives faites contre cette ceinture de glace dans
l'espoir d'atteindre la mer libre du pôle ont été fort nom-
breuses, et on a essayè'de toutes les brèches par lesquelles
les eaux méridionales communiquent avec l'océan Glacial.
Je n'ai pas le projet de raconter ici l'histoire de ces diver-
ses tentatives : ce n'est qu'un long récit de déceptions, du
1. Il dut abandonner son vaisseau, V Investigator , dans la baie de Mercy à
rextrémité nord de la terre de Banks, après trois hivernages successifs. {Trad.)
CHAPITRE XXXI. 367
• moins quant à ce qui regarde la découverte du pôle. Cook
et ses émules n'ont pas trouvé la glace suffisamment ou-
verte pour naviguer au nord du détroit de Behring; Hudson
a échoué, de même que tous ceux qui l'ont suivi dans les
mers du Spitzberg; les essais par la mer de Baffin n'ont
pas mieux réussi. Les efforts les plus persévérants ont été
tentés à l'ouest du Spitzberg, et c'est par cette voie que les
navigateurs se sont approchés du pôle plus que par tout
autre. La plus haute latitude authentiquement atteinte avec
un navire est celle de 81° 30', constatée par l'érudit balei-
nier Scoresby. Ouelques-uns soutiennent que Hudson est
allé plus loin, et si on devait croire les traditions que Daiiies
Barrington a recueillies parmi les pêcheurs d'Amsterdam
et de Hull, les anciens mariniers anglais et hollandais, en
cherchant encore plus haut de nouveaux théâtres de pêche,
auraient trouvé partout la mer libre.
Contraints de renoncer à ouvrir un passage à leurs na-
vires, d'autres explorateurs, les Russes surtout, ont tenté
de franchir les glaces en traîneaux. En Sibérie, de coura-
geux officiers se sont, dès les premiers jours du prin-
temps, hardiment lancés sur l'Océan polaire, au moyen
des attelages des tribus qui habitent la côte septentrionale.
Le plus célèbre de tous est l'amiral Wrangell, alors simple
lieutenant de marine, dont les entreprises, poursuivies
pendant plusieurs années (1822-1824), prouvent qu'en
toute saison la mer reste ouverte au nord. Lui et ses compa-
gnons furent invariablement arrêtés par les eaux, et l'exis-
tence de la Polynid, ou mer libre, au nord des îles de la
-Nouvelle-Sibérie, est maintenant un fait aussi bien établi
(jue celui de la pente des rivières vers l'Océan.
Sir Edward Parry essaya de la même méthode au nord
du Spitzberg, mais il se servit d'hommes au lieu de chiens
et se munit de bateaux en cas de débâcle. Il se dirigea du
côté du pôle, jusqu'à ce que les glaces, détachées par la
saison, l'eussent reporté vers le sud plus vite qu'il ne inar-
368 LA MER LIBRE.
chait vers le nord; elles finirent par se briser sous lui et
le laissèrent à la dérive sur la mer libre.
Vint ensuite le capitaine Tnglefield, qui tenta de péné-
trer dans les eaux circompolaires par le détroit de Smith;
il fut suivi par le docteur Kane. Celui-ci ne put pous-
ser son navire plus loin que Port van Rensselaer, et comme
les Russes, dut continuer son œuvre avec des traîneaux.
Après de graves dillicultés et de nombreux échecs causés
par les amas de glaces du détroit , une de ses escouades
réussit enfin à atteindre la mer si souvent annoncée, et
pour citer les paroles du docteur : « d'une éminence de
cinq cent quatre-vingts pieds, on voyait les vagues libres
de glaces, sans limites et gonflées par un puissant roulis,
venir se briser eiî écume sur la côte hérissée de récifs'. »
Cette côte est celle qu'il a nommée Terre de Washington.
A mon tour, je me suis jeté dans ces aventures, et le
dernier chapitre me laisse avec mon traîneau sur les bords
de la mer décrite par Kane, à environ cent quatre-vingts
kilomètres au nord-ouest du promontoire d'où Morton en
contempla les eaux. Des courts détails que j'ai déjà donnés,
on peut facilement déduire mon opinion sur cette mer —
que Wrangell avait trouvée ouverte à l'autre extrémité de
son grand diamètre, — qu'à ma droite une des bandes de
Kane vit onduler libre de glaces, et que le voyage de Parry
prouve aussi être libre au delà du Spitzberg. — Je me
hâte de terminer en peu de mots.
Les limites de l'Océan polaire sont suffisamment con-
nues pour que nous puissions nous faire quelque idée de
la configuration des côtes nord du Groenland et de la terre
de Grinnell, les seules parties de cet immense contour qui
restent encore inexplorées. La direction de la ligne sep-
tentrionale des rivages du Groenland peut être présumée
1. D" E. Kane, Arctic explorations, vol. I"", p. 307. — Voir à l'appendice
du présent volume le rapport de Morton, suivi des commentaires de Kane.
(Trad.)
CHAPITRE XXXI. 369
d'après les analogies de la géographie physique, et un sem-
blable mode de déductions me porte à conclure que la terre
de Grinnell ne peut guère s'étendre au delà des bornes de
mes recherches. Je suis convaincu, comme Inglefield l'a été
avant moi, que le détroit de Smith s'épanche dans le bas-
sin polaire. Au-dessus du passage resserré entre le cap
Alexandre et le cap Isabelle, les eaux s'élargissent toujours
jusqu'au cap Frazer où elles se déploient brusquement. Sur
les côtes groënlandaises, la terre s'infléchit vers l'est, d'une
manière régulière, jusqu'au cap Agassiz où elle plonge
sous un glacier et disparaît aux regards. — Dernière saillie
d'un éperon montagneux, ce cap est composé de roches pri-
mitives qui reparaissent sur divers points du rivage, mais
sont presque partout recouvertes par des .couches de grès
et de trapp qui forment les falaises de la ligne des côtes. A
environ cinquante-cinq kilomètres dans les terres, ces mê-
mes roches constituent la chaîne de montagnes qu'en 1854
je traversai avec M. Wilson pour trouver la mer de glace^
appuyée sur leur versant intérieur. Plus au nord cette mer
de glace se déverse dans l'Océan polaire, et en poussant au
travers des eaux,aGnipar atteindre dans cette direction la
terre de Washington, tandis que, vers le sud, elle touche au
détroit de Smith. J'ai déjà dit que le front du glacier de Hum-
boldt doit être plus reculé à l'orient qu'il ne l'est sur la
carte de Kane, et diverses raisons me font supposer que la
terre de Washington doit être aussi reportée plus loin dans
la même direction. D'après le rapport de Morton, on peut
conclure que cette terre fait partie du soulèvement grani-
tique, qui, interrompu brusquement au cap Agassiz, repa-
raît au cap Forbes et forme une ligne de côtes symétri-
quement analogues à celles du Groenland. 11 est probable
qu'Ji une époque reculée c'était une île partout baignée
par les eaux du détroit de Smith, dont le bras oriental est
maintenant comblé par le glacier de Humboldt, et dont le
bras occidental porte le nom de canal de Kennedy.
24
370 LA MER LIBRE.
On l'a déjà vu : les eaux chaudes du Gulf-Stream se dé-
versent au nord et empêchent la température de l'océan
arctique de descendre au dessous du point de congélation;
les vents soufflent sous le ciel polaire comme sous les tro-
piques, et les courants incessants de fond, les marées delà
surface, tiennent les eaux toujours en mouvement et s'op-
posent à ce qu'une partie considérable du vaste bassin arc-
tique soit prise par la gelée. Sur aucun point de l'intérieur
du cercle boréal , on ne trouve , en hiver comme en été,
une barrière de glace qui s'étende à plus de quatre-vingt-
dix ou cent soixante kilomètres de la terre. Même dans les
passes qui séparent les îles de l'archipel Parry de la baie
de Baffin, dans les eaux du nord^ à l'ouverture du détroit
de Smith, partoul dans l'aire immense de la zone polaire,
les eaux ne se couvrent de glaces que lorsqu'elles sont
abritées par la terre, ou par quelque banquise accumulée
par une longue persistance des mêmes vents. Pendant le
dernier hiver, je n'ai certes pas manqué d'occasions de
m'assurer que la mer ne se referme que lorsqu'elle est en
repos ; en tous temps, même les jours où la température
descendit au-dessous de celle de la congélation du mer-
cure, j'entendais le bruit des vagues du pont de mon
schooner.
Les faits parlent d'eux-mêmes, et il serait inutile de
fatiguer le lecteur de nouvelles conclusions. Il me suffira
d'ajouter que lorsque, te 19 mai 1861, je contemplais la
mer lointaine du pôle, il était impossible à un homme
ayant quelque expérience de la glace marine et du change-
ment des saisons polaires, de ne pas s'apercevoir qu'avant
peu de jours la mer libre allait 'se frayer sa voie vers le
détroit de Smith à travers le canal de Kennedy.
CHAriTRE XXXIf.
De nouveau à bord. — Récapitulation du voyage. — Pénible marche
par la tempête. — La glace pourrie. — Les hummocks. — Fati-
gue extrême des chiens. — A la dérive sur un glaçon. — Arrivée
au schooner. — Ma carte. — Le nouveau détroit. — Mes décou-
vertes.
Port Foulke , 3 juin.
Je n'ai pas fait moins de deux mille quatre cents kilo-
mètres depuis le 3 avril, et si je compte notre première
course de mars, ce chiffre s'élève bien à trois mille. Je suis
quelque peu usé et abattu par ces terribles labeurs, mais
le repos, le confort de la vie civilisée, d'abondantes ablu-
tions, le luxe d'un lit, ma table couverte de brillante vais-
selle remplie des mets les plus recherchés que mon cuisi-
nier suédois puisse s'imaginer, tout cela forme un en-
semble merveilleusement rajeunissant, et aussi puissant sur
moi que le fut la main d'Hébé sur lolas, le vieil mvalide.
Tout a bien marché à bord du schooner. Radcliffe m'a pré-
senté son rapport et Mac Cormick me raconte en détail ses
aventures après qu'il m'eut quitté au milieu du détroit ;
j'en parlerai plus tard; je veux d'abord transcrire les prin-
cipaux incidents de mon voyage pendant qu'ils sont encore
frais dans ma mémoire. L'ofticier me prévient qu'il est
372 LA MER LIBRE.
impossible de réparer le navire de manière qu'il puisse
affronter de nouveau les glaces, mais je ne veux point
accepter cette conclusion sans un examen que je ne me
sens pas encore le courage de faire. Pour tout dire, ces der-
nièresjournées m'ont terriblement secoué, et quoique l'at-
mosphère de ma cabine calfeutrée me paraisse suffocante
après des mois en plein air, le docteur, qui me surveille de
près, m'ordonne de garder mon cadre un jour ou deux.
Heureux encore qu'il ne me défende pas d'écrire !
Le canal de Kennedy estnavigable; j'en suis sur à présent.
Reste à savoir si le détroit de Smith voudra bien nous li-
vrer passage. Si j'avais un navire à vapeur, je ne douterais
pas du succès ; mais avec les voiles seulement, je n'ai pas la
même certitude, qut)ique je sois loin de désespérer encore.
J'ai rapporté de mon voyage la conviction qu'une route
vers le pôle s'ouvre chaque été au nord du cap Frazer ; je ne
prétends pas qu'elle soit absolument désobstruée de glaces,
mais elle est praticable au moins pour la navigation à va-
peur; la vraie difficulté est d'arriver au point précité. Je
reviendrai sur ce sujet à mesure que l'occasion s'en pré-
sentera ; demain matin, je compte être assez remis de mes
fatigues pour commencer la projection de ma carte d'après
les matériaux recueillis dans mon voyage.
Le cœur pénétré de gratitude envers Celui qui ne permet
pas qu'un passereau tombe à terre sans sa permission, j'ai
le bonheur de dire que, pendant ces deux mois de périls,
il nous a tous garantis d'accidents graves ou d'infirmités
permanentes.
4 juin.
J'ai calculé quel([ues-unes de mes observations et des-
siné une première esquisse de ma carte. Le chemin suivi
par nos traîneaux y forme une ligne assez respectable. De-
puis le commencement de mars, j'ai sillonné tout le terrain
parcouru par les escouades du D"" Rane , à l'exception de
CHAPITRE XXXII. 373
la côte de Washington seulement, et j'ai considérablement
étendu les explorations vers le nord-est. Mais les additions
importantes faites à la géographie de ces régions sont pour
moi d'un intérêt bien inférieur à la joie que j'éprouve de
connaître enfin une route praticable pour arriver au bassin
polaire.
Mon carnet de poche ne raconte pas notre retour de ces
parages lointains. Ce malheureux livre, tout imprégné d'hu-
midité et fort peu présentable, est ouvert maintenant de-
vant moi, et j'en copie les dernières lignes :
« ...Forcés défaire halte contre un énorme mur de glace
pour nous abriter d'une tempête qui nous a assaillis dès
les premiers moments de notre retour vers le sud, nous
avons dix-huit kilomètres dans les jambes; il nous en
faudra encore quatre-vingt-dix ou cent avant de rejoindre
Jensen. Les chiens viennent de dévorer leur dernière ra-
tion. Il vente et il neige horriblement... »
Toute la journée suivante, la tempête continua avec la
même furie, la bise gémissait dans les falaises; j'ai rare-
ment vu ou entendu rien de plus affreux. Ne pouvant plus
supporter le froid qui régnait dans notre triste campement
(nous n'avions aucun moyen de nous construire une hutte
de neige), nous allâmes de l'avant, et recommençâmes à
escalader les rocs et les glacés anguleuses, qui déjà avaient
tant retardé notre marche vers le nord. Il nous fallut
plonger dans de profonds amas de neige, à travers lesquels
nos chiens pouvaient à peine se frayer une route quoique
le traîneau fût entièrement vide. Les malheureuses bétes
étaient tellement exténuées, que nous avions les plus
grandes difficultés à les forcer à mettre une patte devant
l'autre; elles tombaient à plat dès que le fouet ne faisait
♦pas son office sans trêve ni merci. Je ne les avais jamais
vues dans un si pitoyable état. Une halte leur eût fait plus
de mal que de bien : il ne nous restait pas un atome de
provisions. Force était donc de marcher, de marcher tou-
374 LA MER LIBRE.
jours et d'arriver au camp de Jensen , ou de périr dans la
tempête; par bonheur nous avions vent arrière.
Nous continuâmes donc notre course sinueuse à travers
les trombes de neige et réussîmes à atteindre la pointe
nord de la baie au midi de laquelle se trouvait le campe-
ment de Jensen. Alors commença la plus terrible partie de
notre route. Ce passage du golfe me revient à la mémoire
comme le sombre et confus souvenir d'un affreux cauche-
mar ; je sais à peine comment nous en avons pu sortir.
Je me rappelle comme un songe le bruit de nos coups
incessants sur les pauvres chiens qui voulaient se coucher
à chaque pas, nos plongeons sans fin dans les amas de neige,
le grincement monotone de la croûte vieillie s'effondrant
sous nos pieds fatigués, les pénibles ascensions des entas-
sements de glace, nos efforts pour pousser ou soulever le
traîneau. Puis, à travers la neige qui nous fouettait le vi-
sage, j'ai enfin entrevu la terre , et entendu les cris de la
meute de Jensen; et nous avons pu nous traîner jusqu'à
sa hutte en rampant par-dessus le rebord de la glace.
Pendant ces dernières heures, nous n'avions plus dans
l'esprit d'autre sentiment que celui d'un immense besoin
de nous reposer pour dormir, et il est fort heureux que
nous n'ayons pas tout à fait perdu la conscience des dan-
gers qu'aurait entraînés la satisfaction de ce désir presque
irrésistible.
Sans attendre leur repas, les chiens tombèrent sur la
neige aussitôt qu'ils furent abandonnés à eux-mêmes , et
enfournés dans la hutte que Mac Donald avait construite
pour son malade , nous nous plongeâmes bientôt dans un
sommeil léthargique. Jensen prit note du temps. Nous
avions marché vingt-deux heures depuis notre halte sous
le bloc de glace de la veille.
Quand nous rouvrîmes les yeux, la bourrasque était
tombée et le soleil brillait joyeusement. Mac Donald avait
pansé les chiens et nous préparait un pot de café bien chaud
CHAPITRE XXXII. 375
et un dîner abondant que trente-quatre heures de jeune nous
firent accueillir avec enthousiasme. Convenablement res-
tauré, je montai sur la colline pour voir encore cette mer
que nous allions quitter. La tempête avait fait son œuvre;
le ciel sombre qui indique la présence des eaux nous sui-
vait le long de la côte ; agrandies par le vent et les petites
vagues qui en rongeaient les bords, les flaques couvraient
un espace plus étendu. Des flots, des packs, des icefields,
avaient cédé sous l'immense pression des tempêtes, et
s'agitaient sur leur mouillage d'hiver, déchirant autour
d'eux les vieilles glaces pourries. Déjà nombre de crevas-
ses s'avançaient tout près du rivage, et la charnière de la
banquette de glace se descellait visiblement.
Jensen ne marchait encore qu'à grand'peine; assis sur
son traîneau, il se trouvait cependant assez fort pour con-
duire ses chiens, et nous transférâmes sur le véhicule de
Knorr tout notre bagage dont, il est vrai, les dimensions
étaient maintenant fort réduites : il ne nous restait plus
que nos peaux de bison , une carabine, mes instruments
et quelques échantillons géologiques. Nos vivres étaient
consommés jusqu'à la dernière once, et désormais nous
étions condamnés à nous coucher sans souper si nous ne
réussissions pas, dans notre journée, à atteindre une de
ces caches où, sous un monceau de pierres, nous avions
déposé les provisions nécessaires pour un repas. Res-
tait à savoir encore si les ours ne les auraient pas dé-
couvertes.
5 juin.
Après seize longues heures de marche, nous eûmes la
bonne chance de trouver un dépôt intact. Nous faisions sou-
vent halte pour laisser reposer les chiens, et j'eus tout le
temps de recueillir une précieuse collection de fossiles. S'il
n'était hasardeux de se prononcer avant mûr examen, j'af-
firmerais qu'ils doivent appartenir à l'époque silurienne.
376 LA MER LIBRE.
Je pus aussi mesurer quelques-uns des glaçons jetés
sur le rivage par la pression de la banquise. En certains
endroits ils étaient entassés les uns sur les autres de ma-
nière à former une barrière presque infranchissable ;
sur quelques points, ils avaient soulevé ou redressé la
banquette; une table épaisse de vingt mètres et longue de
trente- six, forcée de remonter la berge inclinée, avait
poussé devant elle les débris accumulés à la base des ro-
chers, puis, quand la cause de tout ce bouleversement
avait dérivé plus loin , cette masse était restée encastrée
sur le bprd, son extrémité inférieure surplombant le plus
haut niveau de la marée. D'autres blocs étaient empilés
autour d'elle, et, forcés de contourner l'énorme amon-
cellement, nous dûmes grimper assez haut sur le flanc de
la colline.
L'étape suivante fut encore plus difficile. Après nous
être engagés dans de profonds amas de neige au-dessous
du cap Frazer, nous ne pûmes réussir à atteindre les
champs de glace, vu le mauvais état de la couche qui lon-
geait le rivage. J'essayai par deux fois, et fus sur le point de
payer cher ces tentatives : un de nos attelages plongea dans
la mer et nous eûmes beaucoup de peine à l'en retirer,
puis, comme, selon mon habitude, je servais de pilote à
notre petite bande, le bâton à glace avec lequel je sondais
le terrain s'enfonça subitement, et disparut sous la croûte
pourrie; nous ne désirions guère prendre un bain froid,
et profitant de cet avertissement, nous retournâmes à la
glace de terre.
La route se trouva beaucoup meilleure dans la baie ou
au-dessous du cap Napoléon , et nous atteignîmes le cap
Hawks en deux journées. 11 nous fallait maintenant re-
prendre notre ancienne voie et rentrer dans les hum-
mocks. Nous espérions en sortir plus aisément que par
le passé, maintenant que Jensen pouvait marcher et que
nous avions si peu de bagages. Mais nos attelages ne va-
CHAPITRE XXXII. 377
laient plus grand'chose et la légèreté de dos traîneaux était
un danger : ils ne pouvaient plus niveler les aspérités de
la glace, n'énoioussaient pas leurs cassures tranchantes et
rendaient d'autant perfide la croûte de neige à peine gelée.
La tâche était pénible et harassante au plus haut degré;
elle épuisait l'énergie des hommes aussi bien que les
forces de nos malheureux chiens.
Il était tombé de la neige , mais en plusieurs endroits le
vent l'avait balayée de dessus les traces que nous avions
laissées en allant vers le nord, et elles nous permirent de
retrouver facilement les petits dépôts dont nous les avions
jalonnées. A une exception près, ils avaient échappé à l'in-
spection des ours, mais notre première étape , à partir du
cap Hawks, ayant été franchie assez rapidement, nous pû-
mes économiser la première cache que nous rencontrâmes,
et nous faire ainsi une réserve d'un jour d'approvision-
nement : bonne fortune sur laquelle nous n'osions guère
compter.
La côte du Groenland parut enfin à l'horizon; elle s'éleva
peu à peu, et nous arrivâmes en vue de Cairn-Pointe ; mais
depuis quelque temps l'état du ciel nous avertissait de la
rapide approche de la débâcle et révélait une mer ouverte
s'étendant jusqu'au cap vers lequel nous nous dirigions.
Au nord seulement du promontoire, la glace paraissait so-
lide encore , et pensant atterrir dans cette direction ,
nous nous dirigeâmes sur l'ancienne couche raboteuse et
épaisse , en . évitant avec soin la nouvelle , poreuse
partout et déjà complètement usée en divers endroits. A
moins de deux kilomètres de la terre s'ouvrait une fissure
d'un pied de largeur seulement; nous sautâmes par-dessus
et continuâmes notre route; par malheur, un vent violent
soufflait du détroit, et tout près du rivage, l'eau nous barra
le chemin et nous força de retourner au large ; à notre
stupéfaction, à notre horreur, pourrais-je dire, la crevasse
que nous avions traversée s'ouvrait maintenant d'une
378 LA MER LIBRE.
vingtaine de mètres; nous étions sur un glaçon qui déri-
vait vers la haute mer.
Son mouvement, du reste, s'opérait avec lenteur. Après
quelques instants d'indécision sur ce que nous avions
à faire, nous nous aperçûmes que le bord extérieur de
ce glaçon marchait seul assez vite, tandis que son extré-
mité opposée était presque stationnaire : un petit iceberg
échoué sur le fond et encore attenant à notre radeau , for-
mait un pivot autour duquel nous commencions à tourner.
S'il pouvait résister, le glaçon devait immanquablement
frapper la terre, et, revenant à l'espoir, nous nous dirigeâ-
mes de ce côté.
L'événement si ardemment désiré ne se fit pas attendre;
la marée haute nous favorisait, et au moment même de la
collision, nous nous élançâmes prestement sur la glace de
terra. Le contact ne fut pas de longue durée; la glace pour-
rie se détacha de l'iceberg qui nous avait donné un secours
si opportun, et nous ne fûmes pas fâchés de la voir s'éloi-
gner sans nous.
Nos chiens qui avaient vaillamment supporté les fatigues
du voyage vers le nord, étaient en ce moment complète-
ment fourbus. Les faibles rations du retour avaient été
insuffisantes pour réparer leurs forces : en outre nous
n'avions pas prévu qu'il leur faudrait traîner Jensen quel-
ques jours durant. Dès notre première journée au milieu
des glaces, l'un d'entre eux mourut dans les convulsions ;
deux autres le suivirent bientôt et je me décidai à fusiller
un quatrième qui ne pouvait plus ni tirer, ni même suivre.
A ma grande surprise, aussitôt que la balle l'eut atteint,
ne le blessant que légèrement, mais lui arrachant un cri
terrible, ses camarades lui coururent sus et le dévorèrent
en un clin d'œil ; ceux qui furent assez heureux pour en
happer quelque fragment, déchiraient les derniers lam-
beaux de sa chair, que l'écho de son hurlement s'éteignait
à peine dans les solitudes.
CHAPITRE XXXII. 379
Au-dessus de Cairn-Pointe , la mer était encombrée de
glaces éparses, évidemment détachées par une tempête
très-récente. En longeant la terre, nous pûmes descendre
le long de la côte et arriver au cap Hatherton , mais plus
loin, la banquette elle-même avait disparu, et il nous fal-
lut monter sur le rivage. Il était impossible de franchir les
montagnes avec les traîneaux et nous les abandonnâmes
pour revenir plus tard les chercher avec une embarcation.
Exténués comme nous l'étions , et souffrant cruellement
des pieds, la route de terre nous parut très- longue et très-
fatigante; mais nous nous en tirâmes encore mieux que
les chiens. Dès qu'ils se sentirent débarrassés de leurs
traîneaux , la plupart s'écartèrent et refusèrent de nous
suivre, nous les appelâmes en vain et je ne m'en inquiétai
pas davantage, pensant qu'une fois reposés ils sauraient
bien trouver notre piste. Trois seulement nous restèrent
lidèles : notre brave vieux Ousisoak, Arkadik, sa vaillante
compagne, et Nenok le plus beau des chiens de Kalutu-
nuii. Trois autres n'ont pas tardé à nous rejoindre, mais
j'ai envoyé inutilement à la recherche des quatre derniers.
Je crains qu'ils n'aient pas la force de se traîner jusqu'ici.
Voilà donc mon voyage terminé. S'il a été semé de con-
trariétés, j'y ai recueilli cependant ma bonne part de
triomphe et de succès. 11 est fort malheureux que je n'aie
pas transporté mon bateau et de grandes provisions au
delà du détroit , mais puisque nous n'y avons pu réussir,
l'échec de ma troupe à pied n'a guère nui au reste de mon
entreprise. Avec des traîneaux seuls, aucune espèce de
secours ne m'eût permis d'aller plus loin, ou, si j'avais
continué ma route, ne m'aurait ramené jusqu'ici.
8 juin.
J'ai fini de dessiner ma carte, et comme je l'ai déjà re-
marqué, je trouve que la côte, du cap Sabine au cap Frazer,
380 LA MER LIBRE.
diflère quelque peu de celle qui fut dressée d'après mes re-
lèvements de 1854. Je souffrais alors d'une ophthalmie par-
tielle, l'atmosphère était chargée de vapeurs, et ne vis pas
le détroit s'ouvrant à l'ouest , au-dessus du cap Sabine et
dont l'existence m'a été sura1jon.darament confirmée pen-
dant notre voyage de retour. Mes matériaux coordonnés
maintenant, et reproduits sur la carte, donnent une idée
correcte de cette côte.
L'orée de ce canal est un peu plus large que celle du
détroit de Smith, mais elle se rétrécit promptement à partir
d'un vaste estuaire ressemblant à celui du détroit de la
Baleine. Il a tout lieu de croire, bien que je n'aie pu le con-
stater, qu'il s'étend vers l'ouest, parallèlement à ceux de
Jones et de Lancaster, entre deux grandes îles : — les terres
de Grinnell et d'EUesmère.
J'avais donné à ce détroit le nom de mon navire ; il
porte aujourd'hui le mien. Le nom de Seward est attaché
au remarquable promontoire qui apparaît sur la rive mé-
ridionale , et celui de cap Viele à la pointe la plus éloi-
gnée qui soit visible au delà. Les trois dernières saillies qui
s'avancent sur la côte du nord seront, à partir de l'ouest,
les caps Baker, Sawyer et Stetson. Les profondes échan-
crures qui découpent le rivage entre ces éperons hardis au-
ront pour parrains Joy et Peabody, et les deux grandes
îles de la bouche du détroit gardent leurs appellations de
Bâche et de Henry. A l'est du cap Stetson, je distingue les
pointes les plus proéminentes par des noms qu'il est inutile
d'énumérer ici; on pourra les voir sur mon tracé. J'ai tâché
autant que possible de m'en tenir à ceux que Kane choisit à
la suite de ma première exploration, et quant à la rive
orientale du canal Kennedy, visitée p^r Morton seul, je con-
serve presque partout la nomenclature du docteur, sans
trop me préoccuper si, sur nos deux cartes, elle s'applique
bien exactement aux mêmes points. Je crois ce système pré-
férable à la méthode tant soit peu confuse qui a privé le
CHAPITRE XXXII. 383
capitaine Inglefield des bénéfices de son parcours du dé-
troit de Smith, et j'y trouve de plus, comme Kane avant
moi, la satisfaction de témoigner de mon respect pour des
hommes distingués, morts ou vivants, parmi lesquels je
suis heureux d'inscrire M. de la Roquette, vice-président
de la Société géographique de France, sir Roderick Mur-
chison, président de la Société géographique de Londres,
et le docteur Norton Shaw, secrétaire de la dite association.
La chaîne élevée qui suit les côtes et présente un des traits
les plus saillants de la terre de Grinnell continuera à
s'appeler Monts Victoria et Albert, comme depuis l'expé-
dition de VAdvance.
Le point le plus éloigné que j'aie pu atteindre, se nomme
le cap Lieber; le fier piton qui le domine sera le Monu-
ment de Church, et la baie qui s'étend à ses pieds consa-
crera mon respectueux souvenir pour lady Franklin. Le
promontoire hardi que j'essayai en vain d'atteindre le der-
nier jour de ma course vers le nord sera le cap Eugénie,
d'après le nom de la souveraine d'une nation amie, dont
de nombreux citoyens ont droit à ma reconnaissance pour
les encouragements donnés à mon expédition et à ma per-
sonne. La haute saillie qui s'élève au delà, sera le cap Fré-
déric VU, en l'honneur du souverain dont les sujets m'ont
comblé au Groenland de tant de marques de bienveillance,
et le noble promontoire dont j'ai vu le contour lointain se
projeter sur le ciel sombre du nord, je le nomme cap de
l'Union, en mémoire de l'acte solennel qui a fondé une
nation et assuré la prospérité d'un peuple. La baie qui
s'étend entre ces deux pointes rappellera le souvenir de
l'amiral Wrangell, dont la renommée comme explorateur
polaire le cède à peine à ceMe de sir Edward Parry. Je
partage désormais afec le dernier de ces navigateurs émi-
nents l'honneur d'avoir pénétré le plus loin dans l'extrême
nord; s'il a déployé sur la mer le drapeau anglais plus
près du pôle qu'aucun de ses prédécesseurs , j'ai iplanté
384 LA MER LIBRE.
l'étendard américain sur la terre la plus reculée qu'on
connaisse. — L'anse qui s'enfonce entre le cap Frédéric VII
et le cap Eugénie portera le nom du savant géographe
allemand, le docteur Auguste Petermann, et les deux pro-
fondes échancrures de la côte au-dessous, ceux de baies
Karl Ritter et "William Scoresby.
En dessinant ma carte, je suis un peu embarrassé de la
terre de Washington du docteur Kane, et je serais tenté de
la rejeter trente-six kilomètres plus loin; il n'est pas pos-
sible que le canal Kennedy ait moins de quatre-vingt-dix
kilomètres de largeur. Depuis que j'ai l'assurance que les
eaux du détroit de Smith se mêlent avec celles du bassin
polaire, je suis enclin, ainsi que je l'ai déjà dit, à regarder
la terre en question comme une île placée au centre de
l'ouverture nord de ce détroit, dont le bras occidental
porte le nom de canal Kennedy, et dont le bras oriental
a été comblé à une lointaine époque par le glacier de
Humboldt.
CHAPITRE XXXIII.
Inspection du navire. — Le radoub. — Gravité des avaries. — Le
navire est désormais incapable de résister aux glaces. — Examen
de nos ressources. — Nos plans.
Les extraits de mon journal cités dans le précédent cha-
pitre suffisent pour donner au lecteur un aperçu du ré-
sultat de mes courses en traîneau. Il sait que je les
regardais seulement comme les préliminaires d'une future
exploration. Désormais, je connaissais mieux les glaces du
détroit; la délimifcition précise de la ligne de côtes me
faisait calculer plus correctement l'influence de la débâcle
d'été. Les glaces pourries dans le canal Kennedy à une pé-
riode aussi peu avancée que le mois de mai et l'existence
d'une mer libre au delà ne me laissaient aucun doute sur
la possibilité d'y naviguer dans une saison qui ne serait
pas exceptionnellement défavorable.
Tout dépendait maintenant de l'étiit du navire.
Je n'ai mentionné qu'en passant le rapport de Mac Cor-
mick à ce sujet, mais on a pu voir qu'il n'était pa^- rassu- ! S
rant. Trop fatigué les premiers jours, je ne pouvais en- I
treprendre le sérieux examen qui m'était nécessaire pour
me former une opinion définitive. Mais je me consolai de
25
3.-. 6 LA ^]ER LIBRE.
ce retard en rédigeant les détails de mon voyage et en
dressant la carte de mes observations et de mes découver-
tes géo^Tai)lii((ues.
Ces devoirs accomplis, et mes forces suifisamment reve-
nues pour me permettre de ([uitter ma chambre, je m'occu-
pai de 1 inspection approfondie du navire et des réparations
dont il avait déjà été l'objet. Elles avaient été exécutées
avec la plus grande intelligence, et faisaient le plus grand
honneur à Mac Cormick et à son camarade Dodge qui lui
avait prêté un concours empressé.
Ils commencèrent par creuser la glace tout autour et
jusqu'au-dessous de la quille, mettant ainsi à découvert
l'avant du navire d'une manière aussi complète (jue dans
un bassin de carénage. Les avaries étaient encore bien
plus considérables que nous ne les avions supposées; il
est même surprenant que les bordages et la membrure de
la proue ne se soient pas entr'ouverts au point de laisser
entrer l'eau par torrents et de nous faire sombrer; l'ex-
trémité des planches se séparait de l'étrave; le bord exté-
rieur était délié et les coutures béantes; la cuirasse du
taille-mer et de l'avant était déchirée et roulée comme des
copeaux de menuisier; l'étrave tenait à peine, et le taille-
mer lui-même était entièrement enlevé?
A force de travail et de peine, de boulons et de clous, mes
hommes replacèrent le taille-mer; on calfata soigneuse-
ment le navire, on renouvela les plaques de tôle, et il nous
parut probable que le schooner tiendrait encore la mer ;
mais je fus forcé de conclure, comme lofiicier de manœu-
vres, que la moindre collision avec les glaces lui serait
inévitablement fatale.
L'arrière du navire fut asséché de la même manière que
lavant et on constata que le rude choc que nous avions
e[)rouvé près de l'île Littleton avait disjoint l'étambot au-
quel se trouvait attaché le gouvernail. Le gouvernail lui-
même avait été tordu et enlevé, et les aiguillots émiettés
CHAPITRE XXXIII. 387
comme de la terre de potier. Cette avarie n'avait pu être
évitée; au moment critique, nous étions dans une situation
qui ne nous permettait pas de recourir aux moyens dont
nous étions pourvus pour ôter le gouvernail à volonté.
Mac Cormick réussit à fabriquer plusieurs boulons très-
solides qui par un procédé fort ingénieux suspendaient le
gouvernail de manière à nous permettre de diriger encore
lé bâtiment; mais il lui fut impossible de l'installer de
manière à résister à des collisions nouvelles. Les flancs
du schooner étaient mâchés et usés par le frottement des
glaces, mais ici le dommage était plus apparent que
réel. Quelques chevilles suffirent pour fixer les rivures
disjointes, et un calfatage général rendit les coutures
étanches.
Je ne puis décrire mon désappointement. L'état déplora-
ble du schooner allait me forcer très-probablement à renon-
cer à gagner avec lui le canal Kennedy et par suite la n.er
polaire. Pour les tentatives d'une autre année, je ne pou-
vais compter sur les traîneaux et l'embarcation. Avec ces
seules ressources je n'avais pu réussir à transporter mon
bateau par-dessus les terribles glaces du détroit de Smith,
et je me trouvais plus pauvre en chiens que jamais. Un
des six qui avaient survécu au voyage, était mort quelques
jours après notre arrivée, d'épuisement absolu, et un autre
avait été rendu à Ralutunah,
Je commençai donc à réfléchir sérieusement s'il ne se-
rait pas plus sage de retourner en Amérique, d'y radouber
le schooner, d'ajouter, — chose de toute importance — la
vapeur à mes ressources et de revenir immédiatement.
Une fois arrivé au cap Isabelle avec un navire convenable,
j'étais tout à fait certain de m'ouvrir une route jusqu'au
canal Kennedy et de parvenir enfin au pôle nord en dépit
des luttes et des dangers; la vapeur devait augmenter beau-
coup mes chances de succès.
Xu contraire, en prolongeant mon séjour actuel dans le
388 LA MER LIBRE.
détroit, je ne voyais aucune possibilité d'étendre encore
nos découvertes géographiques; il valait donc mieux me ♦
décider tout de suite au retour que de renvoyer cet iné-
vitable résultat à l'année suivante. J'avais assumé sur ma
tête tout le poids de l'expédition, et depuis la première
heure de mon départ des États-Unis jusqu'à celle où j'at-
teindrais le but marqué, j'avais pris à mon propre compte
la responsabilité des dépenses que diverses personnes ou
associations avaient auparavant partagée avec moi. Il me
fallait donc ménager mes ressources et agir avec prudence
et réflexion.
Je ne veux pas fatiguer le lecteur du détail de tous les
plans que j'ébauchai avant d'arrêter une résolution défini-
tive. Je dirai sommairement qu'après avoir tenu conseil
avec Jensen et Kalutunah, je demeurai convaincu qu'en
ramenant deux navires, dont l'un resterait au PortFoulke et
l'autre nous porterait vers le nord, l'avenir et le succès de
notre expédition étaient certainement assurés. Je me pro-
posais d'établir une colonie ou station permanente de chasse
auprès du lieu de notre hivernage ; je voulais y rassembler
les Esquimaux', organiser une vigoureuse escouade de chas-
seurs et obtenir de leur industrie tout ce qui était indis-
pensable pour soutenir indéfiniment un système d'explo-
rations poursuivies jusqu'au pôle. Jensen, fort de son
expérience, acquise au milieu des colonies groënlandaises,
m'approuvait d'une manière complète et il accepta sans
hésitation l'offre que je lui fis de le nommer surintendant
de l'établissement projeté. Kalutunah se réjouissait de la
perspective de voir se rassembler son peuple, et je n'en
étais pas moins heureux que lui. Mes rapports avec cette
race qui s'éteint si rapidement m'avaient appris à sympa-
l. Les Esquimaux peuvent, jusqu'à un certain point, être eux-mêmes
utilisés pour les explorations; depuis cinq ans M. G. F. Hall, sans autre
aide que les naturels, poursuit activement ses découvertes à l'ouest comme
à l'est de Repulse-Bay.
CHAPITRE XXXIII,
389
tliiser avec la malheureuse condition de ces pauvres tribus,
et je m'intéressais vivement à leur sort. Les misères de
leur vie les assaillent sans relâche, et si la philanthropie
et la bienfaisance chrétienne ne viennent pas à leur secours,
ces pauvres nomades des parages glacés seront avant un
demi-siècle avec les choses du passé.
Inutile de dire que ces plans ne furent pas l'œuvre d'un
jour et que je ne pouvais songer à les exécuter tant que
le schooner était prisonnier dans le port.
CHAPITRE XXXIV.
Le printemps arctique. — La neige disparaît. — Les plantes don-
nent signe de vie.' — Retour des oiseaux. — La mer. — Notre
schooner. — Les Esquimau.^i. — Visite à Kalutunah. — Les tradi-
tions qu'il nous raconte. — Les terrains de chasse diminués par
l'accumulation des glaces. — Difficultés de vivre pour les Esqui-
maux. — Leur race s'en va. — Visite au glacier. — On le mesure
de nouveau. — La chasse de Kalutunah. — Une trombe de neige.
— Le midi de l'été polaire.
Décidé à me laisser conduire par les circonstances, je
n'avais donc plus qu'à attendre la débâcle et la mise en
liberté du schooner, événement auquel je ne pensais pas
sans inquiétude : car notre mouillage étant tout ouvert au
sud-ouest, je pouvais craindre que la débâcle ne s'accom-
plît au milieu d'une tempête qui nous livrerait à la merci
de la banquise flottante.
Le printemps avait déjà commencé quand je revins du
Nord, et chaque jour, l'eau empiétait davantage sur les
glaces. Un merveilleux changement s'était opéré depuis le
mois d'avril. De — 36" G. qu'il marquait alors, le thermo-
mètre était monté à -}- 3« G. ; le blanc linceul de l'hiver,
qui, si longtemps, avait caché les vallées et les montagnes,
CHAPITRE XXXIV. 331
disparaissait sous l'influence des chauds rayons du soleil;
des torrents de neige fondue s'ëlançuient dans les gor.ues
escarpées ou bondissaient en cascades du haut des falaises;
partout l'air s'emplissait du murmure des eaux courantes.
Un petit lac s'était formé derrière l'observatoire et se dé-
versait dans la mer par un ruisseau folâtre qui faisait en-
tendre son joyeux gazouillis sur les cailloux; ilrongeaitpeu
à peu les glaces de la berge, et les bords du lac et du ruis-
seau, ramollis par le dégel et débarrassés de leur vêtement
d'hiver, laissaient poindre déjà les signes de la verdure
qui allait revenir; la sève s'épanchait dans les tiges naines
des saules, malgré la neige et les glaces qui en couvraient
encore les racines; on voyait germer les mousses, les pa-
vots, les saxifrages, le cochléaria et d'autres robustes plan-
tes; partout retentissait le cri des oiseaux que nous
ramenait l'été. Des myriades de petits auks (guillemots
nains) animaient la falaise, des bandes d'eiders, paraissant .
encore indécis sur le choix d'une île pour . leur demeure
de la saison, balayaient le port dans leur vol rapide, les
gracieuses hirondelles de mer planaient dans l'espaça ou
gazouillaient et se jouaient sur les eaux, les mouettes
bourgmestres et les gerfauts planaient au-dessus de nous
avec une gravité solennelle; le « Ha-hah-wie » du canard
à longue queue résonnait souvent sur le port, i\ue ces oi-
seaux traversaient avec la rapidité d'une flèche. Les bé-
casses voletaient autour des flaques d'eau douce, les pas-
sereaux pépiaient sur les rocs, de longues lignes d'oies
au bruyant caquet fendaient l'air sur nos têtes, poursui-
vant leur route vers quelque région encore plus septen-
trionale et la voix profonde du morse nous venait des gla-
çons que le vent poussait sur la mer. La baie et le liord
étaient tout •< tachetés » de phoques qui s'ouvraient un
trou dans la glace pour se prélasser au soleil ; le lieu que
j'avais laissé revêtu de son froid manteau d'hiver, pre-
nait les robes brillantes du printemps; cette évolution se
392 LA MER LIBRE.
faisait avec une soudaineté merveilleuse. La neige se fon-
dait sur les glaces, et nous pataugions dans la boue aussi-
tôt que nous descendions du navire; la glace elle-même
se desagrégeait rapidement et celle qui bordait la mer se
détachait déjà. Délivrés de leurs chaînes, mes deux gémeaux
flottaient au large, et une foule d'icebergs aux formes
fantastiques traversaient le détroit en majestueuse et so-
lennelle procession , et se dirigeaient vers les tièdes eaux
du midi, leurs sommets de cristal s'épanchant en fontaines
à mesure qu'ils avançaient. J'étais revenu de mon voyage
à point nommé.
Mac Cormick songeait à l'extérieur aussi bien qu'à l'in-
térieur du schooner; la maison de planches fut enlevée du
tillac, les passavénts, les ponts, les cabines, le gaillard
d'avant furent récurés à fond, et après cette toilette, le
petit navire parut aussi jM-opre et aussi brillant que si tout
ce long hiver durant il n'avait pas été noirci par la suie
et la fumée des lampes. On releva les agrès, on répara le
beaupré, le bâton de foc et le petit mât de hune ; les agrès
furent replacés, les mâts raclés; quelques pots de peinture
et de goudron rendirent à notre bâtiment sa coquetterie
première; les matelots avaient déménagé de la cale à leur
gîte naturel dans le gaillard d'avant, et Dodge s'occupait
sans relâche à remettre dans les soutes le contenu des
magasins, à l'exception toutefois de la réserve que je vou-
lais laisser au Port Foulke et qu'on déposa soigneusement
dans une fissure de rocher recouverte ensuite de lourdes
pierres.
Les Esquimaux restaient encore autour de nous; Tchei-
tchenguak s'était dressé une tente sur la terrasse ; il avait
pour compagnon un nouveau venu nommé Alatak, et pour
ménagère une femme qui paraissait ne connaître d'autre
profession que celle d'errer de gîte en gîte, sans se récla-
mer de personne. Je l'avais déjà vue jadis à la baie de
Booth, où mes camarades la surnommaient : la Veuve sen-
CHAPITRE XXXIV. 305
ti mentale ; Hans et sa famille étaient à la vallée de Ghester,
y capturant Itis guillemots par centaines et demeurant dans
une tente de cuir apportée du cap York. Angeit continuait
à fureter autour de la cuisine et des offices, faisant tour à
tour la joie ou le désespoir du vieux coq, et résistant opi-
niâtrement aux évangeliques efforts du maître d'hôtel.
Kalutunah, le jovial vieux chef, habitait toujours Etah,
regardant la cambuse du navire et ma générosité sans
bornes comme la source de tout bonheur terrestre; trop
riche maintenant, il ne savait plus où mettre ses trésors.
Lorsque j'allai le voir, je le trouvai engraissé par la pa-
resse et abruti par la ripaille. Nonchalamment étendu sur
un roc, et baigné de soleil, il me rappelait le moine que
Walter Scott décrit dans son Monastère : « assis au coin du
feu et ne pensant à rien ». Il fut très-heureux de me revoir,
me fit beaucoup de questions sur mon voyage, m'assura
que de sa vie il n'avait été si content, et, empruntant la
pensée, sinon l'espagnol de l'honnête Sancho, il s'écria:
« En me remplissant le ventre, vous avez gagné mon cœur. »
.le ne lui ramenais qu'un chien sur les huit qu'il m'avait
fournis, mais il se déclara satisfait; il craignait évidemment
que la restitution de sa bête ne lui annonçât le terme de
mes bienfaits, et sa joie fut grande lorsque je l'invitai à
revenir à bord, chercher autant de provisions qu'il pour-
rait en emporter.
La Nalegak me demanda d'abord si je'n'avais pas trouvé i^
d'Esquimaux dans mon voyage. Avant mon départ, j'avais
souvent causé avec lui de l'extension de sa race vers le
Nord, et il m'avait rapporté la tradition bien établie parmi
ses compatriotes, et d'après laquelle leurs ancêtres au-
raient vécu fort loin au nord aussi bien qu'au midi. A une
époque assez récente, la tribu qui habite le rivage, depuis
le cap York jusqu'au détroit de Smith, a été séparée des
autres par l'invasion des glaces venant de la mer et du
continent. Il croyait qu'il existe encore des Esquimaux dans
396 LA MER LIBRE.
ces deux directions. Je ne fais pas de doute qu'autrefois les
naturels de cette côte ne pussent librement communiquer
avec ceux qui habitaient les parages d'Upernavik, le long
de la baie de Melville, etKalutunah pense qu'il en était de
même dans la direction opposée. Les glaces se sont accu-
mulées dans le détroit de Smith comme dans la baie de
Melville, et les riches territoires de chasse qui s'étendaient
jusqu'au pi«îd du glacier de Humboldt, sont aujourd'hui
des solitudes désolées, rarement parcourues par quelque
créature vivante. Sur les côtes, Kane a reconnu en divers
endroits les vestiges d'anciennes huttes, et plus bas encore,
vers la bouche du détroit, on en voit plusieurs de dates
récentes. Près de Cairn-Pointe s'en trouve une abandonnée
seulement l'année qui précéda la visite du docteur en 1853;
elle n'a pas été occupée depuis ; celles qu'on découvrit à
Port van Rensselaer n'avaient pas servi à la génération ac-
tuelle.
Je racontai au Nalegak que nous avions reconnu des
vestiges de son peuple sur la terre de Grinnell, mais cela
ne le satisfaisait pas complètement; il avait espéré que je
ramènerais de mon voyage des Esquimaux vivants ; malgré
cette déception, il se montra heureux de voir se confirmer
les récits de ses ancêtres et ajouta que si j'avais poussé
plus loin, j'aurais trouvé bon nombre d'indigènes. « Il y
a là-bas de bons territoires de chasse, beaucoup d'oomenaks
(bœufs musqués) et partout où il y a de bons territoires
de chasse, on est sûr de trouver des Esquimaux. »
Kalutunah devint plus triste que je ne l'avais jamais vu,
quand je lui parlai de l'avenir de sa race : « Hélas! dit-il,
nous serons bientôt tous partis! » Quand il entendit que je
comptais revenir à Port Foulke, que des hommes blancs s'é-
tabliraient près d'Étah pendant plusieurs années, il ajou-
ta vivement : « Revenez donc bientôt, ou il n'y aura per-
sonne ici pour vous souhaiter la bienvenue ! »
Il est vraiment douloureux de réfléchir sur les destinées
CHAPITRE XXXIV. 397
de cette petite tribu. Il y a beaucoup à admirer dans ces
races barbares ; elles ne soutiennent leur pauvre existence
qu'au prix des plus énergiques combats contre des obsta-
cles qui nous décourageraient; souvent, des Esquimaux
restent sans nourriture pendant des journées entières ; ils
ne la conquièrent jamais qu'au prix du danger; aussi
est-il bien faible le lien qui les rattache à la vie ! Ils n'ont
d'autre champ de récolte que la mer, et ne possédant pas
de bateaux pour y suivre leur proie, il leur faut attendre
que la marée ou le changement de saison ouvre quelques
fissures le long desquelles ils errent à la recherche des
phoques ou des morses qui y viennent respirer. Les chan-
ces incertaines de ces chasses difficiles les forcent souvent
de s'abriter en hiver sous de grossières huttes de neige;
en été, ils n'ont que les oiseaux aquatiques en place des
animaux marins, qu'ils ne savent guère capturer lorsque
les glaces oot dérivé au large.
D'après les détails donnés par Hans et Kalutunah, je ne
crois pas que la tribu soit composée aujourd'hui de plus de
cent personnes. Elle aurait aussi bien diminué depuis le
départ de Rane en 1855 *. Hans m'a tracé à grand' peine une
esquisse de la côte du cap York au détroit de Smith, et y
a placé les villages, si on peut donner ce nom aux lieux
habités par les Esquimaux. Ils sont toujours situés sur le
bord de la mer et, pour la plupart, sont composés d'une
seule hutte. La station la plus importante en compte trois.
Inutile de décrire ces demeures ; elles ressemblent toutes
à celle du Nalegak à Etah.
L'attente de la débâcle prochaine ne me permettant pas
de m'éloigner du navire, nous utilisâmes le temps aussi
1. Elle aurait encore plus décliné dans les quarante années précédentes,
si, comme il est plus que probable, cette tribu est la même que découm-
rent Ross et Parry en 1818, et sur laquelle la relation de leur voyage, où
elle figure sous la qualifisation un peu ambitieuse de Montagnards Arctiques ,
appela l'attention et l'intérêt de l'Europe savante. (Trad.)
398 LA MER LIBRE.
bien que possible autour du Port Foulke. On renouvela les
expériences faites l'automne précédent au moyen du pen-
dule et on releva plusieurs séries complètes d'observa-
tions pour déterminer la force magnétique. Les triangu-
lations de la baie et du port furent terminées, les ter-
rasses mesurées et reliées entre elles; et nous étudiâmes
de nouveau les angles du glacier. Pour tous ces travaux,
j'ai trouvé en M. Radclilfe un aide intelligent et laborieux.
Il s'est aussi beaucoup occupé de la photographie, et avec
sa coopération patiente, j'ai pu vers la fin réunir un nom-
bre présentable d'assez bonnes épreuves. MM. Knorr et
Starr m'ont été fort utiles pour mes échantillons d'histoire
naturelle; ils se mirent à l'œuvre, dès que se formèrent les
premières fissures dans la glace du port, et leurs travaux
furent récompensés pax la plus belle collection d'inverté-
brés qu'on ait recueillie dans les eaux polaires'.
Tne nouvelle visite au Frère Jean me prit une semaine.
Je plantai ma tente près du lac Alida, et nous procédâmes
méthodiquement à mesurer et à photographier notre vieille
connnaissance du dernier automne.
Nous arrivâmes au lac au milieu d'une scène fort ani-
mée.,Le blanc tapis était presque entièrement enlevé de la
vallée et quoique les fleurs n'eussent pas encore paru, la
verdure couvrait déjà les bords de l'eau, et sous la neige
même, poussait fraîche et vivace entre le gazon gelé; les
1. Le docteur W. Simpson a bieu voulu examiner soigneusement cette
collection et a publié le résultat de ses recherches et de ses comparaisons
dans les Annales de l'Académie des Sciences naturelles de Philadelphie
(mai 1863). «Elle contient peu d'espèces entièrenient nouvelles, dit-il, mais
CCS échantillons ofTrent le plus grand intérêt, comme ayant été recueillis
dans des localités plus rapprochées du pôle qu'aucur e autre en:ore explorée
sur la partie américaine de la zone glaciale. On y retrouve quelques espèces
jusqu'ici connues seulement sur les côtes d'Europe, et nous croyons que la
collection rapportée par le docteur Hayes est plus complète qu'aucune de
celles (]u'on ait précédemment recueillies dans ces mers. Elle comprend :
11 espèces de Crustacés; 21 de Mollusques; 7 Echinodermes, 1 Acalèphe, et
de plus un nombre considérable de Nudibrancbes, d'Actmies, etc., dont
les spécimens conservés dans l'alcool n'ont pu être facilement classés. »
CHAPITRE XXXIV. ;99
tendres bourgeons ouvraient leurs petites feuilles, et les
plantes paraissaient tout aussi heureuses du retour du
printemps que leurs ambitieuses cousines de nos chaudes
régions. De nombreux troupeaux de rennes descendaient
des montagnes pour paître l'herbe nouvelle, des ruisseaux
bouillonnants et de capricieuses cascades mêlaient leur ai-
mable musique au gazouillement des oiseaux posés par
myriades sur les pourtours du lac, perchés sur les falaises
ou fendant les airs en troupes si serrées que parfois elles
semblaient un nuage noir nous cachant le soleil. C'étaient
des guillemots nains', palmipèdes de la grosseur d'une
caille; le bruit de leurs ailes rapides et de leurs cris con-
tinuels me rappelait le murmure de la tempête agitant les
grands arbres d'une forêt. La vallée étincelait au soleil du
matin qui rayonnait sur le glacier et revêtait de magni-
ficence les montagnes, les collines et la plaine.
Hans avait dressé sa tente à l'extrémité du lac, et Kalu-
tunah était venu le rejoindre avec Myouk et Alatak. —
Jensen tua un renne, Hans nous donna quelques guille-
mots, et avant de nous mettre à l'ouvrage, et tout en écou-
tant les chansons des oiseaux et des cascades, nous nous
assîmes autour d'un éclat de rocher qui nous servit de
table pour faire honneur au repas substantiel préparé par
Cari, et accompagné de force rasades de l'eau pure du
glacier.
L'aspect du Frère Jean avait beaucoup changé. D'é-
normes blocs détachés gisaient maintenant épars dans la
vallée; le glacier lui-même s'inclinait encore plus sur sa
pente et refoulait devant lui les rochers, les neiges et les
débris de glace en une morajne confuse formant comme
une immense vague. Sa marche vers la mer était continue
et irrésistible.
1. Little avk des navigateurs anglais. — Vria minor de Bri son. — Petit
pingouin de Buffon. — Uria aile selon Temminck. — Arctica aile selon Ri-
chardson. (t/ie ^^lar Urgions). {Trad.)
4U0 ^ LA MER LIBRE.
L'ascension en fut beaucoup plus difficile qu'à rautomne
précédent; la neige était déjà presque fondue; les rocs dé-
nudés montraient leurs arêtes saillantes, et nous eûmes
as^ez de peine à franchir la gorge et à escalader le Frère
Jean lui-même. Sur nos têtes, ainsi que sous nos pieds,
tout était détrempé d'eaux vaseuses; elles découlaient de la
surface du glacier comme les gouttières dun toit pendant
un dégel de février et formaient de petits ruisseaux qui,
grossis par les neiges fondantes, s'infiltraient sous le gla-
cier, pour reparaître en torrents rapides qui bondissaient
dans la vallée, puis se déversaient dans le lac et du lac
dans la mer.
J'eus le bonheur de trouver tous nos jalons debout, et
au moyen du ^théodolite je répétai les angles que Sonntag
et moi avions mesur.és à l'automne. Tous calculs faits, j'ai
pu établir que le centre du glacier est descendu de quatre-
vingt-seize pieds vers la mer, en moins de six mois.
La vallée de Chester a dû être une station favorite des
Esquimaux; nous y avons vu d'anciennes ruines de huttes,
dont quelques-unes étaient entourées d'ossements ne de-
vant pas remonter à une période fort reculée. C'étaient
pour la plupart des débris de morse, de phoque et d'ours ;
mais j'ai ramassé aussi un fragment de crâne de bœuf
musqué dans un endroit qui prouvait surabondamment
que l'animal lui-même avait servi de nourriture aux habi-
tants de la cabane. J'en parlai au Nalegak; il m'assura
avoir souvent entendu dire que les bœufs musqués étaient
autrefois nombreux sur toute la côte ; on en rencontrait
encore quelques-uns, et pas plus tard que l'hiver précé-
dent, un chasseur du détroit de Wolstenholme en avait
abattu un sur deux qui paissaient près d'un lieu appelé
Oomeak. — Ce ruminant n'aurait donc pas encore entiè-
rement disparu du Groenland comme le supposent plu-
sieurs naturalistes.
Je passai une journée entière à prendre des alignements
26
CHAPITRE XXXIV. 403
du pied du glacier jusqu'au Fiord. Je trouvai que la base
du Frère Jean repose à quatre-vingt-douze pieds au-dessus
du niveau de la mer. Une autre journée fut entièrement
consacrée à la chasse.
11 serait impossible de donner une juste idée du nombre
immense de guillemots nains qui foisonnaient autour de
nous. La pente des deux côtés de la vallée suit un angle
de 45" environ jusqu'à une hauteur de trois à cinq cents
pieds où elle rencontre les falaises à pic qui se dressent
a près de sept cents pieds au-dessus. Ces talus se compo-
sent de débris de roches que les gelées ont détachées de
l'immense muraille. Les oiseaux s'introduisent entre ces
rocs, y cherchent quelque crevasse tortueuse et étroite où
ils couvent leur œuf unique, sans crainte de leurs ennemis,
les renards, qui rôdent en grand nombre, toujours en quête
d'un dîner.
Ayant prévenu le Nalegak que je désirais l'accompagner
à une chasse aux guillemots, ce digne personnage arriva
de fort bonne heure à ma tente, tout fier de la faveur que
lui faisait le grand chef, et s'empressa de me conduire vers
les rochers de la côte. Les oiseaux étaient encore plus
bruyants que de coutume; ils revenaient en bandes immen-
ses de la mer où ils avaient déjeuné*. Kalutunah portait au
bout d'un bâton de dix pieds de longueur un petit filet de
légères courroies de phoque nouées très-ingénieusement.
Après avoir longtemps trébuché sur les pierres raboteuses
et tranchantes, nous parvînmes à mi-chemin de la base
des falaises: le Nalegak se tapit derrière un rocher et m'in-
vita à suivre son exemple. X quelques exceptions près, les
bandes nombreuses qui s'agitaient au-dessus de nos têtes
\. Comme lous les autres palmipèdes arctiques, les guillemots se nour-
rissent des diverses variétés d'invenébrés marins, crustacés pour la plupait,
qui pullulent dans les mers polaires. C'est cptte alondance de la vie or-
ganique dans les eaux boréales qui y attire les oiseaux en si grand nom-
bre pendant la saison des couvées, qui commence en juin et finit en août
404 LA MER LIBRE.
n'étaient composées que de mâles. Ils couvraient une pente
de près de deux kilomètres de large, on les voyait sans
cesse passer à peine à quelques pieds des rochers, par-
courant dans leur vol rapide toute l'étendue des falaises,
pour revenir un peu plus haut dans les airs et recom-
mencer encore le même circuit. Parfois des centaines ou
plutôt des milliers de ces jolis oiseaux s'abattaient sou-
dain comme à l'ordre de quelque chef, et en un clin d'oeil,
sur une superficie de plusieurs toises, les rocs disparais-
saient sous la bande pressée, leur dos noir et leur poitrine
d'un blanc pur bigarrant fort agréablement la colline.
Je suivais leurs évolutions avec beaucoup d'intérêt,
mais Kalutunah, tout entier à sa besogne, me pria de ne
plus relever la tête; les oiseaux m'apercevaient et volaient
beaucoup trop haut. Je fis comme le désirait mon sauvage
compagnon, et la chasse commença bientôt; ils s'appro-
chaient tellement de nous, que j'aurais pu, ce me semble,
en abattre avec mon bonnet. Kalutunah s'était préparé sans
bruit; il lança son filet au milieu d'une troupe épaisse, et
une demi-douzaine d'oiseaux, étourdis par le coup, restè-
rent engagés dans les mailles ; il fit prestement glisser le
bâton, et comprimant d'une main les pauvres petites créa-
tures, pendant que de l'autre il les sortait une à une, il
écrasa leur tête entre ses dents et croisa leurs ailes sur
leur dos pour les empêcher de voleter plus loin ; puis le
vieux barbare me regarda d'un air de triomphe en cra-
chant le sang et les plumes qui lui remplissaient la bouche
et continua à jeter sor filet et à le retirer avec la même
dextérité, jusqu'à ce qu'il eût mis une centaine de victimes
dans son sac. Nous retournâmes alors au camp, faire un
excellent repas de ce gibier ainsi capturé au mépris de
toutes les règles de l'art. Cari prépara un immense salmis,
pendant que le Nalegak se divertissait à déchirer les oi-
seaux et à en dévorer la chair crue encore toute chaudei.
iNotre séjour dans la vallée fut brusquement terminé
Esquimau chassant aux guillemots (auks ou arctica aile).
CHAPITRE XXXIV. 407
par une violente tempête de neige qui nous força tous à
chercher au plus tôt un refuge ailleurs. La trombe venait
de l'ouest; elle arracha la tente de Hans, la fit tournoyer
comme un ballon et finit par la jeter au milieu du lac. Les
Esquimaux partirent pour Étah sans perdre de temps à
déplorer leur infortune; comme ils passaient devant notre
campement, Kalutunah mit le nez à notre porte, et en dé-
pit de la terrible rafale et de la neige qui le couvrait de la
tête aux pieds, le même imperturbable sourire s'épanouis-
sait encore sur sa figure. « Si tu avais vu la tente de Hans ! >
dit-il en se tenant les côtes au souvenir de la malheu-
reuse famille subitement dépossédée de son abri, dont les
parois de peaux s'envolaient emportées sur les eaux du lac.
Mais l'hilarité du Nalegak ne connut plus de bornes quand
il ajouta, tout joyeux, que la tempête augmentait et que
notrer tour allaii venir. La prédiction du vieux sauvage ne
tarda pas à se réaliser. Un grand bruit se fit entendre ; la
tente sous laquelle était installé notre appareil photogra-
phique venait de céder sous la pression du vent, les in-
struments, les plaques étaient lancés sur les rochers et les
verres brisés en mille morceaux. Nous courûmes dehors
recueillir les épaves du naufrage ; > mais à l'instant même
nos palans furent arrachés, et notre toile, comme la tente
de Hans, nous abandonna sans défense à la fureur de la-
tempête.
Nous retournâmes en toute hâte au navire ; il se trou-
vait dans une situation assez critique : les vergues qu'on
avait replacées donnaient prise à la rafale, et le schooner
étant encore solidement fixé dans la glace, les mâts subis-
saient une dangereuse tension et couraient risque de se
rompre ; je fis assujettir à leur cime de forts palans liés à
des pieux enfoncés dans la glace du côté opposé à la tem-
pête. Le vent chassait dans la baie d'immenses débris for-
més par la débâcle, les icebergs voguaient au large et la
mer libre s'avançait à moins d'un demi-kilomètre du navire.
408 LA MER LIBRE.
Six mois bien remplis d'aventures s'étaient écoulés de-
puis que le minuit polaire nous avait recouverts de son
linceul de ténèbres : au 21 juin, le soleil atteignit sa plus
haute déclinaison boréale, l'été brillait dans tout son éclal
et le midi de [cette longue journée fut réellement admi-
rable; le thermomètre, s'élevant beaucoup plus haut que
précédemment, marquait -j- 9" ^ C. à l'ombre et -f 14" C. au
soleil. Le baromètre montait aussi, et jamais atmosphère
•plus calme et plus sereine ne vint adoucir les lignes du
paysage polaire.
Séduit par la beauté du ciel, j'allai faire un tour dans la
vallée au-dessous du port; la neige récente avait presque
disparu. Tachetés encore çà et là de blanches traînées,
restes du dernier hiver, le vallon et la colline se cou-
vraient de verdure, tapis d'émeraude frangé et lamé d'ar-
gent et semé de bouquets; nombre de fleurs étaient main-
tenant épanouies, et leurs têtes mignonnes se balançaient
au-dessus du gazon. Un troupeau de rennes paissait l'herbe
de la plaine, quelques lapins blancs sortaient de leur re-
traite pour brouter les bourgeons de saule qui venaient de
s'ouvrir. De nouveaux sujets d'étude m'attiraient toujours
plus loin : ruisseaux babillards, collines pierreuses, petits
glaciers et bancs de neige ramollie alternaient avec des
pelouses d'un vert tendre, jusqu'à ce qu'enfin je me
trouvai à la base d'une montagne sur le sommet de la-
quelle se dressait une imposante muraille qui domine la
mer et ressemble à un vaste château crénelé défendant
l'entrée du vallon. Je lui donnai le nom de monument de
Sonntag, en souvenir de mon pauvre ami. Plus loin, je
grimpai sur un large plateau de cinq cents pieds de hau-
teur environ, et marchant dans la direction du cap Alexan-
dre, j'arrivai sur le bord d'une gorge, au fond de laquelle
coulait un torrent de dix mètres de large, issu des neiges
des montagnes et de la mer de glace. Je longeai le ravin,
et j'en suivis les berges escarpées jusqu'à la falaise de la
CHAPITRE XXXIV. 455
cote; rea„ l.ondissait avec fureur par-dessus cet escarpe-
ment et se jetait dans un profond et pittoresque dénîé
quelle remplissait d'un nuage décume : c'est le lieu qui
dans mon journal et sur ma carte, s'appelle le vallon e'ia
cascade de la petite .Iulia. 'on ei la
CHAPITRE XXXV.
L'été polaire. — La flore. — Dissolution des glaces. — Une tempête
de pluie, de neige et de grêle. — Les terrasses. — L'action des
glaces. — Soulèvement de la côte. — Intérêt que les icebergs et
la glace de terre ont pour le géologue. — Une chasse aux morses.
— Le k juillet. — Visite 'à l'île Littleton." — Immense quantité
d'eiders et de mouettes. — La débâcle. — Position critique du
navire. — îsous prenons congé des Esquimaux. — Adieux à Port
Foulke.
Le lecteur aura remarqué la transformation merveilleuse
accomplie dans la nature depuis que les ombres de la
nuit ont fui loin de nous. Se rappelant les chapitres qui
racontent l'obscurité et le silence de l'hiver polaire, la
tranquillité de mort qui règne dans les ténèbres sans fin ,
la disparition de toute créature vivante qui enlèverait ses
terreurs à la solitude, il voit peut-être avec surprise le
même paysage inondé maintenant de l'éblouissante lumière
du jour, le désert se couvrir de verdure et se parer de
fleurs, et l'esprit trouver partout des récréations nouvelles.
Le passage de l'hiver à l'été est, sous ces latitudes, une vé-
ritable résurrection; la voix qui parle aux vents et au so-
leil et nous ramène la joyeuse clarté est la même qui di-
sait de la fille de Jaïre :
« Elle n'est pas morte, mais elle dort. »
CHAPITRE XXXV. 411
C'est le même souffle qui fécondait de nouvelles pulsa-
tions dans le cœur muet, et ranimait les couleurs de la vie
sur les joues pâles de l'enfant.
L'été polaire possède vraiment un charme magique : on
aime à le voir émergeant peu à peu du sein des ténèbres,
à suivre les développements de la chaleur toujours crois-
sante jusqu'à ce que les neiges aient disparu des collines.
Les fontaines jaillissent, les faibles plantes naissent à la vie,
les oiseaux reviennent avec leurs douces chansons ; puis,
de nouveau, il s'ensevelit sous les ombres noires d'un fir-
mament sans soleil, les sources se referment, les monta-
gnes et la vallée reprennent leur robe blanche et retom-
bent dans le silence de l'hiver, les oiseaux et le jour s'en-
fuient en même temps, le manteau des ténèbres redescend
sur les hauts sommets et recouvre l'espace!
Il serait trop long de décrire ces contrastes bien plus
frappants dans les régions boréales qu'en tout autre lieu
du globe, et je me contenterai de choisir dans mon journal
les passages qui se rapportent à la marche de la saison et
aux occupations relatives au but de notre entreprise.
22 juin.
Il y a juste six mois que j'écrivais : le soleil a atteint
aujourd'hui sa plus grande déclinaison australe, et nous
avons passé le minuit de l'hiver. C'est tout le contraire
mainterant; la lumière continuelle a succédé aux constan-
tes ténèbres, et un monde d'activité joyeuse remplace notre
pénible solitude d'autrefois.
« L'hiver est passé, les fleurs vont émailler la terre, le
temps des oiseaux et des chants est revenu. »
Et cette longue nuit d'où nous sortons nous semble
maintenant un rêve étrange.
23 juin.
Journée magnifique. A'ent léger du sud , thermomètre à .
412 LA MER LIBRF.
-|- 8° C. Avec mes jeunes amis, je suis allé recueillir des
plantes et des lichens : ces derniers tapissent presque en-
tièrement les rocs; une variété surtout, de couleur orangée
et qui s'étend en immense et grossier tissu, communique
aux falaises une teinte assez agréable, tandis qu'une autre,
la tripe de roche fort abondante aussi, donne un aspect lu-
gubre aux pentes pierreuses qu'elle recouvre. J'ai rapporté
une belle collection de fleurs; c'est maintenant, je crois,
qu'elles s'épanouissent en plus grand nombre : elles se
sont ouvertes ioi plusieurs jours plus tôt qu'à Port van
Rensselaer en 1854, J'ai dans ma cabine un joli bouquet,
que je renouvelle à volonté sur le rivage du petit lac, der-
rière l'observatoire K
25 juin.
Voici du nouveau : la pluie tombe à grand bruit sur le
1. Ne voulant pas interrompre mon récit par des détails qui auraient
peu d'intérêt pour la majorité des lecteurs, je renferme' dans cette noie la
flore complète (au moins celle que mes persévérants efforts ont pu cataloguer)
des régions au nord du détroit de la Baleine. La plupart de ces plantes ont
été trouvées à Port Foulke. Mes collections contenaient plusieurs milliers
d'échantillons que mon ami M. Elle Durand de Philadelphie a bien voulu
ro'aider à classer ; il en a rédigé ensuite un compte rendu pour les Annales
de l'Académie des Sciences natunlles de cette même villej j'y copie la liste
suivante :
1 Ranunculus nivalis. — 2 Papaver nudicaule. — 3. Hesperis Pallasii. —
4 Di'aba alpina. — 5 Draba corymbosa. — 6 Draba hirta. — 7 Draba gla-
cialis, — 8 Draba rupestris. — 9 Cochlearia officinalis. — 10 Vesicaria
arctica. — 11 Arenaria arctica. — 12 Stellaria humifusa. — 13 Stellaria
stricta. — 14 Cerastium alpinum. — l.î Silène acaulis. — 16 Lycbnis ape-
tala. — 17 Lychnis pauciflora. — 18 Dryas inlegrifolia. — 19 Dryas octope-
tala. — 20 Polentilia pulchella. — 21 P^tentilla nivalis. — 22 Aichemilla
vulgaris. — 23 Saxifraga oppositifolia. — 24 Saxifraga flagellaris. — 25 Saxi-
fraga cœspitosa. — 26 Saxifraga rivularis. — 27 Saxifraga iricuspidata. —
28 Saxifraga cornua. — 29 Saxifraga nivalis, — 30 Leontodon palustre. —
31 Campanula linifolia. — 32 Vacciniura nliginosnm. — 33 Andrcmcda
tetragona. — 34 Pyrola chlorantha. — 35 Bartsia Alpina. — 36 Pedicularis
Kanei. — 37 ArmericaLabradorica. — 38 Polygonum viviparum. — 39 Oxyria
didyma. — 40 Empetium nigrum. — 4i Betula nana. — 42 Salix arctica. —
43 Salix herbacea. — 44 Luzula (trop jeune). — 4.5 Carex rigida. — 46 Erio-
phorum vaginatum. — 47 Alopecurus alpinus. — 48 Glyceria arctica. —
49 Poa arctica. — 50 Poa alpina. — 51 Hieroclea alpina. — .52 Festuca
' ovina. — b'S Lycopodiura annotinum.
CHAPITRE XXXV. 413
pont: nous en avons déjà un pouce. Je recueillais quel-
([ues échantillons géologiques dans la montagne, lorsque
l'averse a commencé; elle m'a trempé jusqu'aux os, et bien
plus, j'ai failli périr en traversant un petit glacier situé
sur le talus de la colline et que l'eau rendait plus dangereux
que de coutume; le pied me manqua, je glissai sur la
pente à travers les pierres qui en hérissaient la surface et
je vins échouer, avec force contusions et très-peu de vête-
ments, sur les roches qui la terminent.
Le thermomètre est à + 9* C, et la persistance de la
chaleur depuis une semaine, jointe à « la douce pluie qui
descend des cieux », aide beaucoup à la dissolution des
glaces. Elles sont très-pourries et la mer libre les ronge
rapidement. La charnière qui fixe la banquette au rivage
tombe en morceaux, et il est assez difticile d'atteindre la
terre.
26 et 27 juin.
L'été naissant a changé de face; la douce pluie s'est trans-
formée en averses de grêle et de neige, aussi intempestives
que désagréables. Les blanches tramées dont les rafales
émaillent les rochers, donnent un air assez étrange à notre
paysage de juin. Le vent souffle du sud et les vagues, par-
courant la baie sans rencontrer d'autre obstacle que quel-
ques icebergs, commencent à secouer terriblement la cein-
ture de glace de notre schooner ; nous pouvons compter les
pulsations de la mer dans notre trou à feu. Je n'aimerais
guère voir le navire délivré de sa prison au milieu d'une
semblable tempête.
Le lendemain l'ouragan continua avec des averses de
pluie mêlées de beaucoup de grêle. Au loin , vers la mer,
la scène paraissait si sauvage, que je n'ai pu résister à la
tentation de la contempler de plus près sur l'île la moins
éloignée de nous (la seule des trois qui ne soit pas encore
tout entourée d'eau). Je marchais vent debout, la grêle me
414 LA MER LIBRE.
coupait la ligure et je faillis être précipité dans la baie.
Les petites fleurs qui la semaine dernière avaient entr'ou-
vert leur modeste corolle aux chauds rayons du soleil, la
refermaient frileusement d'un air découragé.
Je fus bien payé de mes peines par le spectacle que j'ai
tâché d'imprimer dans ma mémoire et que je vais repro-
duire sur une feuille de papier qui sèche sur le cadre à des-
sin que je dois à l'industrie de Mac Cormick. Jamais je n'ai
vu de tempête aussi terrible si ce n'est l'automne dernier,
pendant que j'essayais de me frayer un passage à travers le
détroit de Smith. Comme alors, le vent semblait enlever
toute la surface des eaux pour la lancer dans les airs, jus-
qu'à ce que ses forces parussent épuisées ; puis, je voyais
au loin , sous un nuage sombre, d'immenses barres cou-
vertes de taches blanches, sortir des ténèbres et s'avancer
en phalanges pressées, s'accroître à mesure qu'elles s'ap-
prochaient, et chargeant avec fureur les icebergs, siffler au-
dessus de leurs sommets, se briser sur les îles et assouvir
leur colère sur les glaces du port au milieu desquelles
elles ouvraient plus d'une brèche béante.
28 juin.
La tempête s'étant calmée ce matin, quelques-uns de nos
gens ont transporté un canot par-dessus les glaces et ramé
jusqu'à l'île la plus éloignée ; ils nous ont rapporté les pre-
miers œufs frais de la saison. Je n'en connais pas de plus
délicieux que ceux de la petite hirondelle de mer. Les œufs
de l'eider, comme ceux des autres canards maritimes, sont
beaucoup moins agréables. Knorr a découvert des toufles
de cochléaria qui venaient de pousser autour des nids de
l'année précédente, et jamais cœur de laitue ne fut mieux
apprécié que la salade qu'on m'a servie aujourd'hui. Les
îles nous fourniront les œufs, et nous n'aurons pas plus de
peine aies ramasser que la ménagère qui les envoie prendre
CHAPITRE XXXV. 415
dans la basse-cour. Les eiders ont déposé dans leurs nids
une première couche de duvet, mais ces pauvres oiseaux se
sont dépouillés en vain et il leur faudra recommencer. Jen-
sen m'a porté un plein sac de ces plumes précieuses. Il
me raconte que près d'Upernavik, sur les îles où il allait
en recueillir, le mâle est parfois obligé de s'arracher sa
magnifique livrée pour venir en aide à sa malheureuse
compagne , si souvent pillée qu'il ne lui reste plus sur sa
poitrine nue de quoi couvrir encore ses œufs.
2 juillet.
Après de nouvelles averses, j'ai passé ces deux dernières
journées à prendre des alignements de notre petite anse
jusqu'au Fiord et à lever le plan des terrasses. J'en ai
compté vingt-trois qui s'élèvent très-régulièrement jusqu'à
une altitude de trente-sept mètres au-dessus de la hauteur
moyenne des marées. La plus basse en est à onze mètres,
et à partir de ce point, elles s'étagent avec la plus grande
sjinétrie; elles se composent de galets arrondis par l'action
des eaux.
Ces terrasses, dont j'ai constaté l'existence dans plusieurs
localités analogues, sont des monuments géologiques et
pleins d'intérêt du soulèvement graduel des terres groën-
landaises au nord du soixante-seizième degré de latitude. A
partir du cap York, au contraire, le sud du même pays s'en-
fonce sous les eaux; les preuves de cet affaissement qui s'est
encore produit depuis l'occupation européenne, sont trop
bien établies pour que je m'y arrête en ce moment; je ne
veux m'occuper ici que des régions plus septentrionales.
Autour des saillies très-proéminentes, dans les lieux où le
courant est rapide et la glace poussée avec force contre la
terre, les rocs, usés par le frottement, deviennent polis
comme la surface d'une table : on peut s'en assurer sans
peine lorsque l'eau est suffisamment claire. Il en est de
416 LA MER LIBRE.
même bien au-dessus du niveau de la mer, jusqu'à une élé-
vation que je n'ai pu nulle part déterminer avec exactitude,
mais qui correspond généralement à l'altitude des terrasses
de Port Foulke, dont la plus haute, je l'ai dit, est à trente-sept
mètres du niveau moyen des marées. A Cairn-Pointe, les
phénomènes d'érosion sont très-marqués et la ligne de dé-
marcation, séparant le roc de syénite poli par les eaux de
celui qui est encore brut et raboteux , est parfaitement
tranchée. La même chose a lieu à l'île Littleton (ou plutôt
à l'îlot Mac Gary situé immédiatement au large), et se re-
trouve sur la côte opposée, à la terre de Grinnell, où les
berges en gradins portent témoignage de ces soulèvements
successifs.
Il est curieux d'observer ainsi, s'accomplissant sous nos
regards, les événements géologiques ({ui dans les latitudes
plus méridionales se sont passés pendant l'époque glaciaire,
et qui se manifestent, non-seulement par l'érosion des rocs
de Cairn-Pointe et d'autres promontoires, mais aussi par les
transformations opérées dans la profonde mer. C'est ici que
la banquette de glace a une influence considérable. Cette ban-
quette est tout simplement la glace tabulaire, collée pour
ainsi dire contre le rivage, — la ceinture d'hiver des
côtes polaires. Elle est large ou étroite suivant que la berge
sincline en pente douce vers la mer où y plonge brusque-
ment. Se disloquant presque toujours à la fin de l'été, et
emportant sur les eaux les masses des rochers écroulés des
falaises, elle les laisse tomber à mesure qu'elle se dissout
elle-même. La quantité de débris ainsi charriés au large est
immense, et pourtant presque infime en comparaison de
ceux que fournissent les icebergs; le poids des roches et du
sable qui se mêlent à ces derniers pendant qu'ils sont en-
core attachés au glacier, est parfois suffisant pour ne lais-
ser immerger hors de l'eau qu'une très-petite partie de
leur volume. La montagne de glace se désagrège peu à
peu, les matières plus lourdes coulent au fond de l'Océan
CHAPITRE XXXV. 417
et si les lieux où elles reposent s'élèvent un jour au-dessus
du niveau de la mer, quelque géologue des siècles futurs
sera peut-être aussi embarrassé de dire comment elles se
trouvent là, que ceux de notre génération le sont pour
expliquer l'origine des blocs erratiques de la vallée du
Connecticut.
3 juillet.
Cette journée a été marquée par une chasse aux morses,
qui peut compter dans la vie d'un chasseur. BeauccTUp de
glace brisée nous arrivait du détroit dans ces derniers
temps, et par ce brillant soleil , ces animaux aiment à sor-
tir de la mer pour dormir et se prélasser sur les glaçons.
Ce matin, j'étais sur la colline, occupé à choisir l'emplace-
ment d'un cairn, lorsque mon oreille a été frappée de rau-
ques beuglements, et en me tournant vers le large, j'ai vu
la banquise poussée par la marée en travers de l'ouverture
de notre petit golfe, et toute couverte de morses remplis-
sant l'air de leurs cris bizarres. Ils faisaient songer aux
troupeaux du vieux Protée; les glaçons en étaient chargés
aussi loin que l'œil pouvait s'étendre. On les aurait comptés
par centaines et par milliers.
Je me hâtai de revenir à bord et de faire appel aux gens
de bonne volonté. Bientôt une baleinière portant trois
carabines, un harpon et des rouleaux de lignes, fut traînée
sur la glace et lancée rapidement à la mer. Il nous fallut
ramer pendant quatre kilomètres avant d'atteindre le bord
de la banquise. Deux ou trois douzaines de morses étaient
couchés sur le glaçon sur lequel nous avions mis le cap ;
ils le couvraient presque en entier. Pêle-mêle les uns contre
les autres, étendus au soleil , ou s'étirant et se roulant
paresseusement, comme pour exposer à ses rayons toutes
les parties de leur lourde masse , ils ressemblaient à des
pourceaux gigantesques, se vautrant avec délices : évidem-
ment, ils ne soupçonnaient pas le danger; du reste, nous
27
418 LA MER LIBRE.
nous approchions lentement, ayant mis des sourdines à
nos avirons.
A mesure que diminuait la distance entre nous et notre
gibier, nous commencions à comprendre que nous aurions
affaire à de formidables adversaires. Leur aspect était
effrayant au possible et nos sensations peuvent se compa-
rer à celles du conscrit entendant pour la première fois
l'ordre de charger l'ennemi. Si la honte de l'aveu ne nous
. eût retenus, nous aurions tous, je crois, préféré battre en
retraiCe. Leur peau rude et presque sans poil, épaisse
d'un pouce me rappelait singulièrement la cuirasse d'un
vaisseau blindé, pendant que les énormes défenses qu'ils
brandissaient avec une vigueur que leur gaucherie ne di-
minuait en rien, «lenaçaient de terribles accrocs les bor-
dages de l'embarcation et les côtes du malheureux qui
aurait la mauvaise chance de tomber à la mer au milieu de
ces brutes. Pour compléter la laideur de leur expression
faciale que les défenses rendaient déjà assez formidable, la
nature leur a donné un large museau épaté dont la partie
inférieure est toute parsemée de rudes moustaches sem-
blables aux dards du porc-épic et remontant jusqu'au bord
de narines très-ouvertes. L'usage qu'ils font de ces piquants
est aussi problématique que celui de leurs défenses; je sup-
pose que ces dernières leur servent à la fois d'armes de com-
bat, et de dragues pour détacher du fond de la mer les
mollusques qui forment leur principale nourriture. Deux
vieux mâles du troupeau partageaient leur loisir entre
le sommeil et les querelles ; de temps à autre, ils s'accro-
chaient par leurs défenses, comme pour s'entamer la face,
quoique du reste ils parussent traiter la chose avec assez
d'indifférence; leurs dents ne faisant point brèche dans
leur derme épais. Ces dignes personnages, qui devaient
avoir au moins seize pieds de longueur, et dont la circon-
férence égalait celle d'un muid, relevèrent la tète à notre
approche, et après nous avoir considérés à leur aise , pa-
CHAPITRE XXXV. 419
Furent trouver que nous ne méritions pas une plus longue
attention; ils essayèrent encore de se transpercer mutuelle-
ment, puis retombèrent endormis sur la glace. Cette calme
indifférence était bien un peu alarmante pour nous. S'ils
avaient montré le moindre signe de crainte, nous aurions
pu y puiser quelque encouragement, mais ils semblaient
faire si peu de cas de nos personnes, qu'il ne nous fut pas
très-facile de conserver le front d'airain avec lequel nous
nous étions jetés dans l'aventure. Cependant il était trop
tard pour reculer, nous avançâmes donc, tout en nous pré-
parant au combat.
Outre les deux mâles, le groupe contenait plusieurs fe-
melles et des jeunes de tailles diverses, quelques-uns en-
core à la mamelle, des veaux d'une année, d'autres parve-
nus déjà aux trois quarts de leur croissance ; les premiers
n'avaient pas encore de dents ; elles commençaient à poin-
dre chez les autres, celles des plus âgés étaient de toutes
les grandeurs; les défenses des deux taureaux, cônes so-
lides d'ivoire recourbé, avaient près de trois pieds. Il est
probable qu'aucun d'eux n'avaient vu de bateau, et quand
nous fûmes arrivés à trois longueurs d'embarcation de leur
radeau de glace, la bande entière prit l'a'larme, mais nous
étions prêts pour l'attaque. Le morse enfonce toujours dès
qu'il est mort, à moins qu'on ne le retienne au moyen
d'une forte ligne, et nous n'avions que deux chances de
nous rendre maîtres de notre gibier : il fallait, ou bien
le harponner solidement, ou bien le tuer sur le glaçon
même, chose assez difficile, car l'épaisseur de leur derme
détruit la force du plomb avant qu'il ait pu atteindre quel-
que partie vitale ; souvent même il s'aplatit sur la surface ;
le crâne est si dur qu'une balle ne peut guère y pénétrer
qu'à travers l'orbite de l'œil.
Miller, froid et courageux marin, qui avait poursuivi les
baleines dans les parages du nord ouest, prit le harpon et
se tint à l'avant, pendant que Knorr, Jensen et moi, nous
420 LA MER LIBRE.
étions à l'arrière, nos carabines en main. Chacun choisit
son but et nous tirâmes ensemble par-dessus les têtes des
rameurs. Aussitôt que les armes furent déchargées, j'or-
donnai de laisser porter et le canot fila comme une flèche
au milieu des animaux effrayés qui se précipitaient pêle-
mêle dans la mer. .Tensen avait atteint un des taureaux au
cou , et Knorr tué un des jeunes qui fut entraîné à l'eau
dans le tumulte général et coula immédiatement. Ma balle
pénétra quelque part dans la tête de l'autre vieux mâle et
lui arracha un beuglement terrible, plus fort, j'ose le dire,
que celui du taureau sauvage des Prairies. Pendant qu'il
roulait dans la mer, soulevant des flots d'écume qui nous
couvraient de leurs fusées, il faillit atteindre la proue du
canot, et Miller, en habile chasseur, profita de cet instant
pour lancer son harpon.
Le troupeau tout entier plongea dans la profondeur des
eaux et la ligne se déroula sous le plat bord avec une vi-
tesse alarmante; mais nous en avions une bonne provision
et elle n'était pas encore au bout de son rouleau, qu'elle
commençait à se détendre : les animaux remontaient. Nous
ramenâmes la ligne à nous en nous tenant prêts pour ce
qui allait suivre. En ce moment la ligne vint à s'emmêler
autour d'une des pointes des glaces qui flottaient autour
de nous, et nous aurions couru un fort grand péril, si un
des matelots n'eût lestement sauté parmi les glaçons et dé-
gagé la ligne et la baleinière.
Quelques minutes après, le troupeau reparaissait à la
surface de la mer à environ cinquante mètres de nous, et
entourant encore l'animal blessé. Miller tirait vigoureuse-
ment sur le harpon et la bande entière s'élança vers notre
canot. Alors commença une scène impossible à décrire.
Tous poussaient avec ensemble le même cri sauvage, la-
mentable appel d'une créature aux abois; l'air retentissait
des voix rauques qui se répondaient. Le heuk, heuk, heuk,
des taureaux atteints semblait trouver partout des échos et
CHAPITRE XXXV. 423
passait de glaces en glacesr comme le clairon des batailles
se répétant d'escadron en escadron. De chaque radeau flot-
tant, les bêtes efîarouchées se précipitaient dans les ondes,
comme le matelot se jette à bas de son cadre au bruit du
branle-bas. Leur tète monstrueuse au-dessus des eaux,
leur bouche grande ouverte, vomissant sans relâche leur
lugubre clameur, ils s'avançaient vers nous de toute la
vitesse de leurs nageoires.
En peu de minutes, nous fûmes entièrement cernés; leur
nombre se multipliait avec une rapidité merveilleuse, la
surface de la mer en était toute noire.
Ils paraissaient d'abord timides et irrésolus, et nous ne
pensions guère qu'ils méditassent un mauvais coup, mais
notre illusion fut bientôt dissipée et nous vîmes qu'il fal-
lait veiller soigneusement à notre salut.
Il n'y avait plus à en douter; ils se préparaient à une
attaque, et il était bien tard pour fuir le dangereux guê-
pier où nous venions de nous fourrer si imprudemment.
Miller n'avait pas lâché prise et le morse blessé, devenu
le point central d'un millier de gueules béantes et mugis-
santes, nageait maintenant à notre poursuite.
Évidemment ces animaux voulaient percer de leurs dé-
fenses le plat bord de l'embarcation, et, si nous leur lais-
sions le temps de l'atteindre, le canot serait mis en pièces
et les hommes lancés à la mer : nous n'avions pas une
seconde à perdre. Miller saisit sa lance et en porta aux
assaillants plus d'une terrible blessure ; les matelots fai-
saient force dé rames et nous chargions et déchargions nos
carabines avec toute la célérité possible. Un coup de gaffe,
une balle ou la lance du harponneur venait à la res-
cousse à l'instant du péril; une ou deux fois cependant,
chacun de nous put croire sa dernière heure arrivée. Un
morse énorme, à la physionomie brutale et féroce, s'é-
lançait contre nous et allait aborder le canot; je venais
de tirer, il ne me restait plus le temps de recharger mon
424 LA MER LIBRE.
tusil et je me préparais à le lui plonger dans la gorge,
lorsque M. Knorr l'arrêta soudain par une balle dans le
crâne. Une autre bête monstrueuse, la plus grosse que j'aie
jamais vue et dont les défenses avaient un mètre de lon-
gueur au moins, traversait le troupeau et nageait sur nous,
la gueule béante et mugissant avec furie. Je rechargeais
encore mon arme, Knorr et Jensen venaient de tirer et les
hommes étaient aux avirons. Ma carabine fut prête au mo-
ment critique; l'énorme animal élevant sa tête au-dessus
du canot, allait s'abattre sur le plat bord, quand j'épaulai
mon fusil et le déchargeai dans la gueule du monstre ; il fut
tué sur le coup et coula immédiatement comme une pierre.
Ce fut la fin de la bataille. Je ne saurais dire ce qui leur
donna subitement l'alarme, mais les morses plongèrent
soudain en faisant rejaillir à grand bruit les eaux tout au-
tour d'eux. Quand ils remontèrent , ils beuglaient encore,
mais ils étaient à quelque distance de nous, et leurs têtes
tournées vers la haute mer, ils détalaient aussi vite que
possible, leurs cris s'affaiblissant à mesure que s'accrois-
sait la distance qui nous séparait.
Nous avons dû en tuer ou en blesser deux douzaines au
moins; en certains endroits, l'eau était toute rouge de sang
et plusieurs animaux flottaient autour de nous dans les
dernières convulsions de l'agonie.
Le taureau harponné essaya de s'enfuir avec ses cama-
rades, mais ses forces l'abandonnèrent; nous le sentions
faiblir et tirions sur la ligne, et nous le ramenâmes bientôt
assez près de nous pour que nos balles pussent le blesser
dangereusement. La lance de Miller lui donna le coup de
grâce, puis nous le halâmes sur un glaçon et j'eus bientôt
un magnifique spécimen à ajouter à ma collection d'Histoire
naturelle. Nous ne réussîmes à en capturer qu'un second ;
tous les autres avaient coulé avant que nous eussions le
loisir d'en approcher.
Jusqu'alors, je n'avais pas regardé le morse comme un
CHAPITRE XXXV. 425
animal redoutable, mais ce combat me prouve que je ne
rendais pas justice à son courage. Ce sont des êtres fort ba-
tailleurs, et sans notre sang-froid et notre activité, le
canot aurait été mis en pièces et nous-mêmes noyés ou
déchirés. On peut à peine rêver d'ennemi plus effrayant
que ces monstres énormes, aux gorges mugissantes, aux
défenses formidables. A la prochaine rencontre, je veux
armer de lances tout l'équipage : la carabine n'est pas tou-
jours suffisante en pareil cas, et sans un emploi énergique
de nos gaffes et de nos avirons, nous aurions été infailli-
blement atteints et coulés.
4 juillet.
L'anniversaire de la déclaration de l'indépendance nous
fait une triste visite : la neige, la pluie et la grêle ne sont
pas d'ordinaire compris dans le programme de notre fête
nationale; le thermomètre est presque redescendu au point
de congélation , mais en dépit de tout, nous avons tiré le
canon et hissé toutes nos flammes. Grâce aux chasseurs,
le festin traditionnel, terminé par une salade de cochléa-
ria, ne manquait ni de venaison ni de gibier à plumes, et
si le discours accoutumé n'est pas venu le clore, nous n'en
avons pas moins pensé à la chère contrée où tout est si
joyeux à pareil jour, où chacun oublie les disputes de parti
pour se presser sous la vaste bannière d'un grand peuple
et boire à l'union fraternelle.... Dieu bénisse ce jour!
7 juillet.
Je suis resté trois jours à l'île Littleton pour chasser et
observer l'état des glaces. Nous avons pris un autre morse,
mais cette fois-ci nos adversaires étaient beaucoup moins
nombreux et ne nous ont' pas donné grand'peine.
Les îles Littleton et Mac Gary sont littéralement couver-
tes d'oiseaux , d'eiders et de bourgmestres surtout. Nous
426. LA MER LIBRE.
en aurions pu tuer des masses. Leurs œufs sont presque
tous sur le point d'éclore; heureusement pour notre cui-
sine, nous en avons déjà recueilli une bonne provision
sur les îlots de Port Foulke. Je n'ai pas vu de mouettes
blanches {larus eburneus) ^ les bourgmestres sont ici les
seuls représentants de la famille des mouettes. Il est pro-
bable que les autres variétés ne remontent pas autant vers
le nord.
L'eau s'avance toujours; les îles sont complètement dé-
gagées et quelques toises seulement séparent le navire de
la mer. En dépit de tous nos efîorts pour l'enlever, la
glace tient encore ferme autour du schooner et en prévi-
sion d'une débâcle soudaine causée par un flot venant du
sud, j'ai employé nos hommes à scier au travers du port
un chenal ayant pour largeur la longueur exacte du navire.
La glace n'a plus que quatre pieds et demi d'épaisseur.
Toutes les voiles sont ferlées, les aussières à bord, notre
dépôt sur le rivage est soigneusement refermé, et nous
sommes prêts à partir, si le vent nous pousse avec les
glaces vers la haute mer.
Au nord de notre petite anse, nous avons construit sur
la colline un cairn dans lequel j'ai déposé un court récit
de mon voyage. Je ne détruis pas l'observatoire , le Na-
legak me promet que les Esquimaux n'y toucheront pas
pendant mon absence. J'ai comblé de cadeaux tous ceux
qui sont venus ici, et je compte sur leur bonne foi. Pour-
tant, le bois leur est bien précieux, et ces pauvres sauva-
ges ne sont pas les seuls fils d'Adam qui trouvent difficile
de résister à la tentation !
9 juillet.
J'ai fait une dernière visite à la vallée de Ghester et dit
adieu au Frère Jean. Si ce derhier continue à s'étendre
jusqu'à ce que je revienne, les jalons que nous lui avons
plantés sur le dos seront intéressants à relever.
CHAPITRE XXXV. . 427
Le vallon se revêtait de sa parure d'été, les verts talus
étaient émaillés de fleurs et la glace avait entièrement dis-
paru du lac Alida. Jensen a tué quelques oiseaux et fait de
grands efforts pour capturer un renne ; de mon côté, j'ai
conquis un papillon aux ailes jaunes, et, le croirait-on ?...
un moustique. Je les ajoute triomphalement à ma collection
d'entomologie qui contient déjà : dix lépidoptères, trois
araignées, deux bourdons et deux mouches, — assez nom-
breux représentants du genre Insectes sous le 78» 17' de
latitude nord.
10 juillet.
Une puissante houle nous arrive du sud-ouest du port ;
elle est causée sans doute par une forte brise qui doit
souffler en pleine mer quoique nous ne nous en aperce-
vions guère ici. La glace se brise de tous côtés, et des fis-
sures nombreuses s'ouvrent autour de nous. Si cet état de
choses continue douze heures encore, nous serons délivrés,
la crise pourra être dangereuse, les craquements sont
effroyables, mais le schooner est encore solidement fixé
dans son berceau.
11 juillet.
Journée d'émotions qui ne sont pas encore à leur terme ;
la houle se maintient, les crevasses s'étendent, l'eau a tou-
ché le navire. Assez tard dans l'après-midi, au bout de
trente-six heures d'anxieuse attente, la glace s'est ouverte
tout auprès de nous et quelques minutes après,, une fente
se formait diagonalement au schooner. L'avant s'est assez
vite dégagé, mais l'arrière tenait encore, et les secousses
imprimées au navire faisaient craquer toutes les pièces de
la membrure; à la fin, la passe que nous avions sciée en
prévision de ces accidents s'est un peu élargie ; un roulis
sur bâbord a détaché la glace de dessous la poupe du na-
vire et nous sommes tout à fait à flot, mais non sans avoir
subi bien des dégâts dans nos œuvres vives.
428 . LA MER LIBRE.
12 juillet.
La houle s'est calmée, les nuages se dissipent, et la ma-
rée disperse les glaces au large. Nous sommes vraiment à
flot et ne pouvons plus quitter le navire sans une embar-
cation. Il y ajuste dix mois que nous étions emprisonnés
et que notre petit navire faisait l'office d'une maison. Je
suis heureux de sentir encore le balancement de la mer, et
cette phrase : « Armez le canot! » quand je veux aller à
terre, a pour moi tout le charme de la nouveauté. Nous
n'attendons qu'un vent favorable pour lever l'ancre.
13 juillet.
Je viens de prendre congé de mes amis les Esquimaux. Ils
ont planté leur tente tout près de nous et je suis réellement
triste de quitter ces pauvres gens. Chacun d'eux m'a rendu,
à sa manière, des services plus ou moins importants, et leur
empressement à mettre leurs attelages à ma disposition (et
sans cela je n'aurais absolument pu rien faire) est la meil-
leure preuve qu'ils pouvaient me donner de leur dévoue-
ment et de leur affection. Leurs chiens sont leurs plus pré-
cieux trésors; seuls, ils empêchent la femme, les enfants,
l'Esquimau lui-même de mourir de fahn, et rien ne les peut
remplacer. J'ai fait tout mon possible pour venir en aide
à la tribu, j'ai donné à mes voisins une foule de choses
qui leur seront utiles, mais je n'ai pu leur rendre que deux
bêtes de trait, les seules qui eussent survécu de toutes
celles qu'ils m'avaient fournies. Je leur promets de revenir
bientôt, et cet espoir paraît les consoler un peu.
Il est triste de penser à l'avenir de ces pauvres gens, et
cependant ils contemplent leur future destinée, qu'ils jugent
inévitable, avec un air d'indifférence, difficile à compren-
dre. Kalutunah, seul, paraît sérieusement affecté devant
CHAPITRE XXXV. 429
la perspective de la désolation qui s'étendra avant long-
temps sur leurs pauvres habitations. Cet être singu-
lier, mélange de gravité, de bonhomie et d'intelligence,
s'enorgueillit des traditions de sa race, et semble être
réellement affligé de la voir peu à peu disparaître. Aujour-
d'hui, quand je lui ai pris les mains pour lui dire que
c'était la dernière fois que je descendais à terre, des larmes
ont brillé dans ses yeux, et il m'a profondément touché
en me disant d'une voix suppliante : « Reviens, pour nous
sauver! «• Ah! certes, si je le puis, je reviendrai et je les
sauverai, car, j'en suis sûr, aucun être de ce vaste monde
ne mérite plus que ceux-là la sympathie et le dévouement
des chrétiens.
14 juillet.
Un léger vent d'est gonfle nos voiles vers la mer. Nous
marchons lentement, mais sans temps d'arrêt, à travers la
glace disloquée. Des boîtes vides, des chiens morts, des, tas
de cendres et autres débris de l'hiver voguent autour de
nous sur les glaçons; reliques éphémères de nos dix mois
d'hivernage. Les Esquimaux , debout sur la berge , nous
regardent encore; le petit observatoire blanc s'évanouit
dans le lointain, et je descends du pont avec un mélanco-
lique : « adieu, Port Foulke! » sur mes lèvres et dans mon
cœur.
CHAPITRE XXXVl.
Au large. — Efforts pour atteindre le cap Isabelle. — Rencontre du
pack. — Nous mouillons à l'île Littleton. — Abondance de morses
et d'oiseaux à Cairn-Pointe. — ^■ous atteignons la côte occiden-
tale. — Le cap Isabelle. — Plans pour l'avenir. — Résultats
obtenus. — Les glaciers de la terre d'EUesmère.
Le schooner glissait doucement vers le large, mais le vent
nous quitta bientôt et le courant seul nous porta jusqu'à
la rade extérieure où nous nous amarrâmes à un iceberg.
Je descendis à terre, et je réussis à obtenir de bonnes
épreuves photographiques du vallon et de la cascade de la
petite Julia, du monument de Sonntag, du glacier du Pa-
lais de Cristal et du cap Alexandre.
Je ne voulais pas quitter le champ de bataille sans es-
sayer encore d'atteindre le cap Isabelle et d'y faire des ob-
servations utiles pour l'avenir. Un vague espoir me restaft
que, même avec mon navire avarié, quelque bonne chance
justifierait un plus long séjour dans ces mers. Aussitôt
donc que le vent s'éleva, nous abandonnâmes l'iceberg et
cinglâmes vers le cap Isabelle. La brise fraîchissait à me-
sure que nous nous éloignions des terres, et le schooner,
tout joyeux de sa liberté, volait comme autrefois sur la
CHAPITRE XXXVI. 433
surface des eaui. Malheureusement, un épais champ de
glace vint nous barrer la route; j'aurais, sansaucun.doute,
pu m'y frayer une voie si le navire eût été plus solide :
mais impossible maintenant de songer à la lutte; le pack
n'était pas à dix-huit kilomètres du rivage groënlandais, et
je retournai à l'île Littleton, d'où je pouvais au moins sur-
veiller le mouvement des glaces.
Nous trouvâmes un bon mouillage entre les îles Little-
ton et Mac Gary et nous étions à peine ancrés qu'une
tempête, accompagnée d'épaisses ondées de neige et que
l'état du ciel nous avait fait prévoir, se déchaîna avec vio-
lence et nous retint à l'ancre pendant plusieurs jours; nos
gens trouvèrent quelques distractions dans la chasse. Un
troupeau de rennes campait dans l'île, et les morses étaient
fort nombreux dans les eaux environnantes.
Hans en captura quatre, sans embarcation , et à la vraie
manière esquimaude. Ces amphibies couvraient au loin la
berge sur laquelle ils prenaient le soleil ; Hans s'approcha
à pas de loup, et accrocha l'une après l'autre ses victimes
avec son harpon. La ligne fut fixée à un roc et filée jusqu'à
ce que les animaux fussent épuisés de fatigue ; on les ra-
mena alors, et les carabines les achevèrent promptement.
Je désirais avoir un jeune morse pour ma collection; je
choisis sur la plage celui qui me convenait et le tuai du
premier coup. Toute la bande s'empressa de disparaître
sous les eaux;, mais la mère ne parut quitter le bord
qu'avec la plus grande répugnance, et quand, revenue à
la surface et se tournant vers la terre, elle vit son petit
gisant encore sur le rocher, quand elle s'aperçut qu'il ne
répondait pas à ses cris d'appel , elle s'élança frénétique-
ment au-devant du danger, et en face même de la cause
de ses maux (car j'avais eu le temps d'accourir) elle se
traîna hors de l'eau, et tout en gémissant douloureuse-
ment, elle rampa autour du corps de. ma victime et le
poussa vers la mer. J'essayai d'abord de l'ellrayer, et dans
28
434 LA MER LIBRE.
mon zèle de naturaliste, je tirai même sur elle, mais, quoi-
que grièvement blessée, elle réussit à cacher son petit sous
sa poitrine et plongea avec lui dans les flots. Je n'avais
jamais vu chez aucun animal d'exemple aussi touchant de
dévouement maternel, et j'étais loin de m'attendre à le
trouver chez les morses.
La tempête de neige nous faisant des loisirs, j'allai à
Cairn-Pointe examiner encore le détroit de Smith. Je dus y
attendre un jour avant que l'atmosphère s'éclaircît assez
pour me laisser voir distinctement le cap Isabelle. La ligne
des glaces solides partait de ce promontoire, et venait
aboutir à quelques kilomètres au-dessus de notre pointe
en formant une vaste courbe irrêgulière.
Du côté du sud, et jusqu'aux Eaux du Nord, la mer était
remplie par un pack très-disloqué.
Nous levâmes l'ancre le lendemain de notre retour; l'ou-
ragan avait disséminé les glaces et nous pûmes les tra-
verser sans encombre et atteindre en deux jours la côte
opposée, près de la pointe de Gale, à dix-huit kilomètres
environ du cap Isabelle. Je remontai en baleinière jusqu'à
ce promontoire, mais il me fut impossible de le doubler;
nous nous halàmes dans une crique et je grimpai sur la
colline.
Le spectacle que j'avais sous les yeux acheva de me
convaincre de la folie d'essayer de pousser plus loin
avec le navire. Je n'hésitai plus, même en pensée, et voici
mon opinion, telle que je la résumai alors :
Il ne me reste plus le moindre doute sur le parti à
prendre, il nous faut retourner en Amérique, et revenir
l'année prochaine, ravitaillés, radoubés et renforcés d'une
machine à vapeur. Mon désir me pousserait encore à af-
fronter les glaces, mais la raison me dit que ce serait une
imprudence inexcusable. Aussi bien, pour pénétrer dans
ce terrible détroit de Smith, autant vaudrait prendre en
guise de béliers les légers steamers de la rivière Hudson
CHAPITRE XXXVl. 435
que nous servir de notre pauvre schooner avec sa proue
en si mauvais état!
Voici les résultats que j'ai obtenus, et dont je suis, par
force, obligé de me contenter aujourd'hui.
1» En ramenant mon équipage en bonne santé je démon-
tre ainsi que l'hiver arctique n'engendre pas nécessaire-
ment le scorbut et le mécontentement.
2» On peut vivre dans le détroit de Smith, même sans le
secours de la mère patrie.
3° Une station se suffisant à elle-même peut être établie
au PortFoulke et y devenir la base d'explorations étendues.
4» Du Port Foulke, il est possible d'explorer la région
tout entière; c'est de ce point que, sans aucune autre
troupe pour coopérer avec moi, et dans les circonstances
les plus défavorables, j'ai pu pousser mes découvertes au
delà de toutes celles de mes prédécesseurs.
5" Je suis porté à croire, et par de bonnes raisons,
qu'avec un fort navire on peut traverser le détroit de
Smith et déboucher directement dans la mer polaire.
6" La mer libre du pôle existe.
Et maintenant, je vais retourner à Boston, réparer le
schooner, me procurer un petit navire à vapeur, et revenir
ici, autant que possible vers les premiers jours du prin-
temps. J'installerai le schooner au Port Foulke et n'y de-
meurant juste que le nombre de jours nécessaires pour
organiser les chasses, rassembler les Esquimaux et établir
la discipline de la colonie, j'atteindrai le cap Isabelle avec
mon navire à vapeur, et de là, je marcherai vers le nord
par la route désignée. Je ne réussirai peut-être pas à
atteindre mon but en une seule saison, mais je recommen-
cerai l'année suivante : dans tous les cas, j'aurai au Port
Foulke d'abondantes ressources en vivres et en fourrures,
et un bâtiment pour les transporter au cap Isabelle, si je
suis obligé d'y retourner; de plus, on m'élèvera à la station
tous les chiens dont je puis avoir besoin. Enfin, dans le cas
436 LA MER LIBRE. •
où mon entreprise éprouverait une insuffisance de tonds et
serait abandonnée à ses propres forces, nous pourrions
retirer du commerce des huiles, des pelleteries, de l'ivoire
de morse, du duvet d'eider, assez de profit pour faire vivre
notre colonie et payer au moins une grande partie du sa-
laire des employés. Les environs du Port Foulke abon-
dent en gibier et un chasseur peut nourrir une vingtaine
de bouches : l'hiver et l'été derniers m'ont suffisamment
démontré la justesse de cette opinion; la mer est riche en
phoques, morses, narvals et baleines blanches, comme
les vallées en rennes et en renards ; pendant la belle sai-
son, les îles et les rochers se couvrent d'oiseaux ; les glaces
sont les domaines des ours.
Voilà pour l'avenir, revenons au présent.
La carte d'Inglefield reproduit avec une grande exacti-
tude les lignes évasées du détroit de Smith, ainsi que j'ai
pu le constater, soit en allant au cap Isabelle, soit en re-
tournant au rivage opposé. 11 a placé quelques promon-
toires trop au nord, par suite d'une légère erreur dans l'axe
du détroit. Sa pointe Victoria est l'extrémité orientale de
mon île Uache et son cap Albert est le cap Est de mon île
Henry.
Du haut du cap Isabelle, l'aspect du détroit est vraiment
magnifique. La noire falaise des côtes, rendue plus sombre
encore par son contraste avec l'immense manteau blanc
qui couvre les terres, est coupée en maints endroits par
des glaciers nombreux que les vallées versent à l'Océan.
La mer de glace est fort étendue ; la surface en est très-
tourmentée, les pentes très-rapides, et elle donne à cette
côte une apparence grandiose et pittoresque qui manque à
celles du Groenland. Les montagnes, très-élevées, sont
partout cachées sous les glaces et les neiges, et les larges
nappes de cristal qui en descendent, font penser à un vaste
lac qui en occuperait le sommet et inonderait les vallons
de ses eaux subitement congelées.
CHAPITRE XXXVI. 437
Au large du cap Sabine, se trouvent deux îles que j'ai
nommées Brevoort et Stalicnecht; je b.jptise Leconte celle
qu'on voit entre elles et la pointe Wade. Entre cette pointe
et le cap Isabelle s'ouvre un golfe étroit et profond, pa-
rallèle au Cadogen Inletdu capitaine Inglefield; il est frangé,
sur tout son pourtour, de glaciers encadrés dans des ro-
ches noires comme des diamants dans du jais. N'ayant pas
sous les yeux la carte officielle du navigateur anglais, je
remets à plus tard de donner un nom à cette baie si le
capitaine Inglefield ne l'a fait déjà.
Le cap Isabelle, masse déchirée de roches plutoniennes,
semble s'être élancé informe encore du laboratoire de la
nature et avoir surgi, tout embrasé, du sein de la mer,
pour craquer et se fendre dans l'atmosphère glacée. La su-
perficie en est dénudée au plus haut point : d'immenses
crevasses ou « canons » s'étoilent dans tous les sens; dans
ces fissures profondes, je n'ai pu voir la moindre trace de
végétation; béantes coupures, aux bords érodés et aux
croulantes parois, où, comme dans les antres de l'Âverne
cimmérien, le soleil ne pénétra jamais !
Lassé de cette stérilité sans bornes, de cette mort au
milieu même de la saison de la vie polaire, j'escaladais
péniblement ces roches nues, les unes après les autres,
lorsque par un contraste soudain s'ouvrit sous mes pieds
une charmante vallée en forme de coupe, que la nature ca-
pricieuse a façonnée comme un nid souriant, au milieu
même de ces escarpements désolés. Balboa ne dut pas être
plus surpris lorsque , des hauteurs de Darien , il vit à ses
pieds s'étendre l'immense océan Pacifique. C'était un « vrai
diamant du désert » et le petit ermitage des solitudes d'En-
gaddi fut moins doux aux yeux de sir Kennett, le Cheva-
lier du Léopard.
Les quelques robustes plantes que j'avais observées dans
d'autres localités arctiques n'avaient pu trouver place pour
leurs racines sur les pentes abruptes de cet âpre promon-
438 LA MER LIBRE.
toire, et les rochers se dressaient dans leur morose ari-
dité , sans le petit ourlet de verdure qui partout ailleurs
en entoure le piédestal ; mais en bas, dans ce délicieux
vallon, les semences de vie avaient pu germer; l'herbe et
la mousse le couvraient et les pavots et les renoncules y
entr'ouvraient leur corolle dorée. Au centre, comme un so-
litaire enchâssé dans l'émeraude, reposait une nappe d'eau
étincelante, petite mer enchantée, fantastique et merveil-
leuse, comme celles des légendes du Nord.
Lac limpide et dormant, comme un morceau tombé
De la voûte des cieux, dans la nuit dérobé.
Lamartine, Jocelyn.
De l'extrémité de ce lac un torrent se précipitait dans
une gorge profonde par une suite de cascades hardies; des
myriades de petits ruisseaux gazouillaient sur les pierres
de la vallée et serpentaient bordés de lits de mousse. J'en
suivis un jusqu'à sa source, et arrivai à un val resserré,
et fermé brusquement par un glacier, qui de loin ressem
blait à un rideau de satin blanc, baissé sur l'étroit passage,
comme pour dérober la vue de quelque mystérieuse re-
traite perdue au milieu des montagnes. A mesure que j'en
approchais, le front du glacier prenait une apparence plus
solide, et je le vis bientôt tout ruisselant de cascatelles
brillantes. A sa base, un étroit portail gothique conduisait
dans une grotte spacieuse remplie d'une douce lumière
azurée, et dont la voûte était festonnée de stalactites d'une
diaphanéité parfaite et de formes fantastiques; elles se ré-
fléchissaient sur le miroir argenté d'un bassin limpide,
d'où le ruisseau s'échappait scintillant et clair, comme la
source ombragée de cyprès où la céleste chasseresse bai-
gnait son corps virginal.
Je regardais avec l'intérêt le plus vif les vastes recoins
de cette grotte merveilleuse, chaste et pure retraite dont
la solitude silencieuse n'était troublée que par la douce
CHAPITRE XXXVI. 441
musique des eaux, mais je m'aperçus soudain que, comme
Actéon, je m'étais laissé entraîner au milieu du péril : un
bloc de glace se détachant de la voûte du glacier, et se bri-
sant en fragments nombreux, vint rebondir avec fracas
autour de moi, sur les rochers et sur l'étang; je m'enfuis
au plus vite avant d'avoir satisfait ma curiosité.
Je retournai au lac, j'en suivis les verts contours,
et cueillis en passant un bouquet de fleurs brillantes ;
celles-ci ne trouveront point leur place dans mon herbier,
mais parmi d'autres souvenirs plus aimés, sinon aussi pré-
cieux que mes collections scientifiques. Elles revenaient de
droit aux mains délicates qui avaient brodé de riantes de-
vises pour les sombres parois démon austère cabine.... Et
le vallon où je les ai cueillies, son lac argenté, ses ruis-
seaux et ses cascatelles, son glacier caverneux et sa grotte
d'azur ont décuplé de prix à mes yeux depuis qu'en les
baptisant d'un nom chéri, je les ai reliées dans mon sou-
venir à la plus gracieuse image qu'un voyageur ait jamais
pu invoquer à l'heure des périls et des tempêtes.
Près de la pointe de Gale, nous découvrîmes des vestiges
d'Esquimaux beaucoup plus récents que ceux que j'avais
trouvés à la baie de Gould et autres lieux de la terre de
Grinnell; les traces étaient même de nature à faire supposer
que les Esquimaux y reviennent encore. Les rochers sont
de ce grès foncé qui, au nord de la pointe, s'interrompt
brusquement pour livrer passage à une vaste plaine qui
s incline doucement vers la mer. Elle a environ neuf kilo-
mètres de large, et au nord comme au sud, se termine par
de hautes falaises (jui s'élèvent au-dessus du roc primitif,
en arrière du cap Isabelle. Cette plaine est jonchée de ga-
lets parsemés en divers endroits de pelouses vertes au tra-
vers desquelles coulent de larges ruisseaux. Ils s'échappent
d'un glacier, qui du vaste réservoir qui le domine, descend
dans la vallée et n'est plus qu'à sept kilomètres de la
berge; à l'ouest il circonscrit la vaste plaine de son énorme
442
LA MER LIBRE.
muraille blanche au-dessus de laquelle l'œil pouvait suivre
le rapide talus de la « mer de glace, » jusqu'aux chauves
sommets des montagnes lointaines. — Le vaste fleuve de
cristal qui bondissait dans la large vallée, me semblait un
Niagara gigantesque, subitement congelé dans sa chute, et
dont le lit inférieur, presque desséché maintenant, se re-
cou\Tait çà et là de verdure et de fleurs. — Mon journal le
compare à un immense drap blanc tendu sur une corde
d'une falaise à l'autre.
CHAPITRR XXXVil,
Départ du détroit de Smith. — Traversée des eaux du nord. —
Une scène animée. — Un mirage. — Le détroit de la Baleine. —
Les Esquimaux d'Iteplik. — Leurs mœurs et coutumes. — Déca-
dence de la tribu. — La baie de Barden. — Le glacier de Tyndall.
Le vent d'est poussait la banquise sur nous, et comme
nous ne pouvions trouver de port (Cadogen Inlet étant
complètement envahi par les glaces), il nous fallut pousser
vers le sud; nous levâmes l'ancre juste au moment favo-
rable : les glaçons affluaient vers le rivage en masses pres-
sées, et si nous avions attendu plus longtemps, l'irrésisti-
ble pack nous eût jetés à la côte.
La brise nous aida à descendre le long des terres jusqu'à
Talbot Inlet, où d'épais champs de glace nous barrèrent la
route; je fis alors mettre le cap sur le Whale Sound (détroit
de la Baleine), que je désirais explorer. En suivant les ri-
vages, j'avais eu l'occasion de rectifier la carte, surtout en
ce qui concerne les golfes de Cadogen et de Talbot, dont
j'ai pu dresser le pourtour complet ; partout les côtes sont
hérissées de glaciers. On n'avait pas encore relevé en
avant de la dernière des deux baies, une grande île mas-
quée par l'île Mittie du capitaine Inglefield.
^44 LA MER LIBRE.
Longeant les rives septentrionales de la banquise, nous
nous dirigeâmes vers le nord est, au travers des Eaux du
Nord , par une des plus charmantes journées que j'aie
vues sous le ciel polaire. Un faible zéphyr ridait à peine la
surface de la mer, et sous un soleil éblouissant, nous glis-
sions sur les flots paisibles, semés partout d'icebergs étin-
celants et de débris de vieux champs de glace ; çà et là
brillait quelque étroite bande de cristal détachée de la ban-
quise. Les animaux marins et les oiseaux des cieux s'as-
semblaient autour de nous et animaient les eaux calmes et
l'atmosphère tranquille ; les morses s'ébrouaient et mugis-
saient en nous regardant ; sur notre passage les phoques
levaient leurs têtes intelligentes, les narvals, en troupes
nombreuses et soufflant paresseusement, émergeaient leur
longue corne hors de l'eau, et leurs corps mouchetés
dessinaient leur courbe gracieuse au-dessus de la mer,
comme pour jouir du soleil, eux aussi; des multitudes de
baleines blanches fendaient les ondes ; l'air et les monta-
gnes de glaces foisonnaient de mouettes, et des bandes de
canards et de petits pingouins volaient sans cesse au-dessus
de nous. Assis sur le pont, je passai de longues heures à
essayer, sans beaucoup de succès, de rendre sur mon pa-
pier les splendides teintes vertes des icebergs qui voguaient
près du navire, et à contempler un si merveilleux spectacle.
Les cieux polaires sont de grands artistes en fantasmagorie
magique. L'atmosphère était d'une rare douceur, et nous
fûmes témoins d'un très-remarquable mirage, phénomène
assez fréquent du reste, pendant les beaux jours de l'été
boréal. L'horizon tout entier s'élevait et se doublait, pour
ainsi dire; les objets situés à une très-grande distance au
delà montaient vers nous comme appelés par la baguette
d'un enchanteur, et, suspendus dans les airs, changeaient
de forme à chaque instant. Icebergs, banquises flottantes,
lignes de côtes, montagnes éloignées apparaissaient sou-
dain, gardaient parfois leur contour naturel pendant quel-
CHAPITRE XXXVII. * 445
ques minutes, puis s'étendaient en long ou en large, s'éle-
vaient ou s'abaissaient, selon que le vent agitait l'atmo-
sphère ou retombait paisible sur la surface des eaux.
Presque toujours, ces évolutions étaient aussi rapides que
celles d'un kaléidoscope, toutes les figures que l'imagina-
tion peut concevoir, se projetaient tour à tour sur le fir-
mament. Un clocher aigu, image allongée de quelque pic
lointain, s'élançait dans les airs, il se changeait en croix,
en glaive, il prenait une forme humaine, puis sévanouis-
sait pour être remplacé par la silhouette d'un iceberg se
dressant comme une forteresse sur le sommet d'une col-
line. Les champs de glace qui le flanquaient prenaient peu
à peu l'aspect d'une plaine parsemée d'arbres et d'animaux,
puis des montagnes déchiquetées, et se dissolvant rapide-
ment, nous laissaient voir une longue suite d'ôurs, de
chiens, d'oiseaux, d'hommes dansant dans les airs, et sau-
tant de la mer vers les cieux. Impossible de peindre cet
étrange spectacle. Fantôme après fantôme venait prendre
sa place dans le branle magique pour disparaître aussi sou-
dainement qu'il s'était montré.
Cette merveilleuse féerie se prolongea durant une grande
partie de la journée, puis la brise du nord vint soulever les
eaux, et la scène entière s'évanouit à son premier souffle,
sans laisser plus de traces que la vision fantastique de
Prospéro. Deux heures après, au milieu d'une terrible tem-
pête de grêle et de pluie, nous luttions contre le vent, toutes
les voiles serrées.
Avant de pouvoir atteindre le détroit de la Baleine, le
schooner essuya (|uelques mauvais coups impossibles à
éviter par cette atmosphère ténébreuse. Une banquise
épaisse, qui s'appuyait sans doute sur les îles Carey, nous
chassa bien loin des Eaux du Nord, et pour arriver à no-
tre destination, nous dûmes gouverner sur l'il^ Hakluyt.
Le vent était complètement tombé, et je pris terre dans
un canot. A peine m'éloignai-je du rivage pour retour-
446 • LA MER LIBRE.
ner à bord, que nous fûmes enveloppés d'une brume très-
dense : je l'avais vue s'approcher, et nous faisions force de
rames pour rejoindre le navire avant que le rideau sombre
tombât sur nous; mais le brouillard nous couvrit lorsque
nous étions encore à près de deux kilomètres de notre but.
Nous n'avions pas de boussole, et en quelques minutes je
ne savais plus de quel côté gouverner; le son de la cloche
du navire et les décharges d'armes à feu par lesquelles on
essayait de nous indiquer la route arrivaient bien jusqu'à
nous, mais l'oreille est un guide si trompeur lorsque l'œil
n'est pas là pour en rectifler le jugement» qu'aucun d'en-
tre nous n'entendait le bruit dans la même direction; je
fis serrer les avirons, et nous nous abandonnâmes à la for-
tune. Quelques instants après, un vent léger s'éleva, le
navire laissa porter; par le plus grand des hasards, il ve-
nait droit sur nous, et émergea si subitement de la lourde
masse de vapeur, que nous faillîmes être coulés avant e
pouvoir l'accoster convenablement.
Les brouillards, les courants, les icebergs nous causè-
rent assez d'embarras pendant cette traversée, mais à force
de persévérance nous atteignîmes la baie de Barden, et
mouillâmes par le travers de la station esquimaude de
Netlik.
Elle était abandonnée, mais la brume, s'élevant le lende-
main, nous montra d'immenses quantités de glaces au mi-
lieu desquelles il eût été dangereux d'aventurer le navire;
je pris donc une baleinière pour visiter le fiord.
Il se resserre rapidement jusqu'à quelques kilomètres au
delà de la baie de Barden; puis les deux côtes courent en
lignes parallèles et se terminent par un golfe profond au-
((uel j'ai donné le nom d'Inglelield, le navigateur intrépide
qui, le premier, en a reconnu l'entrée. La rive septentrio-
nale est beaucoup plus au sud qu'on ne le marquait dans
les anciennes cartes; on y voit deux caps proéminents
qu'Inglefield avait pris pour des îles et qui conserveront
CHAPITRE XXXVII. 447
l'appellation qu'il leur imposa. Un petit archipel placé à
l'extrémité du golfe portera le nom de Harvard, en sou-
venir de l'université américaine de Cambridge dont plu-
sieurs membres m'ont comblé de prévenances pendant les
préparatifs de notre armement à Boston ; et la chaîne de
nobles sommets qui s'élèvent au fond de la baie et
dominent avec une majesté grandiose la mer de glace
intérieure , s'appellera désormais les montagnes de Cam-
bridge.
Sur la rive sud, vers lesquelles les îles Harvard parais-
sent s'infléchir, on distingue deux saillies remarquables,
le cap Banks et le cap Lincoln'; deux profondes échan-
crures indiquent la baie Cope et la baie Harisson ; une
troisième, au nord, s'appellera baie Armsby.
Je regrettai beaucoup de ne pas atteindre l'autre ex-
trémité du golfe, mais, sur une étendue de trente-cinq
kilomètres au loin, la glace paraissait solide et impéné-
trable, et je dus me retirer en suivant la côte méridionale;
nous abordâmes à Iteplik , alors occupé par une trentaine
de naturels, habitant trois tentes de peaux et qui furent
enchantés de nous voir. Comme auprès du Port Foulke,
on trouve dans les environs une colonie de guillemots
nains; et ces oiseaux, ainsi que les phoques et morses qui
paraissent abonder dans toutes les parties du détroit,
fournissaient à la station d'amples moyens de subsistance.
J'ai compté neuf ménages en tout; aucun d"entre eux ne
se compose de plus de quatre individus : le père, la mère
et deux enfants. La famille esquimaude la plus nombreuse
que j'aie vue est celle de Kalutunah. Hans m'en a cité quel-
ques autres qui ont trois héritiers, et Tattarat, veuf main-
tenant, habite l'île Northumberland avec trois orphelins.
Sa femme avait bien mis au monde un quatrième enfant,
1. En rhoaneur de N. P^ Banks, gouverneur du Massachusetts, et de F.
W. Lincoln, maire de Boston au moment de mon départ, en 1860.
448 LA MER LIBRE.
mais, après la mort de sa mère, qui le nourrissait encore,
il disparut de quelque mystérieuse façon*.
Avec l'aicie de Hans, j'essayai d'arriver au recensement
de la tribu tout entière, et, commençant au cap York, j'in-
scrivis les noms qu'il me fut possible de recueillir. Il ne
peut guère y avoir de secrets dans une communauté aussi
restreinte; chacun connaît les faits et gestes de ses voisins,
sait où ils se sont rendus pendant l'été et ce qu'ils ont
trouvé dans leurs chasses ; tous causent et bavardent les
uns sur les autres avec autant de verve que les êtres civi-
lisés déchirant à belles dents les noms les plus respectables
Hans, fatigué sans doute de mes questions minutieuses,
a arrêté son chiffre à soixante-douze, mais je suppose
qu'on peut le porter à une centaine. J'ai réussi à dresser
une liste complète des décès survenus depuis le départ de
Kane en 1855. Il y en a trente -quatre, et dix-neuf nais-
sances seulement.
La nécessité oblige ces sauvages, à ne contracter guère
que ce qu'on appelle 'chez nous des mariages de conve-
nances; les coutumes de leur race permettent la polygamie,
mais, parmi eux, les femmes fussent-elles assez nombreu-
ses, aucun chasseur ne pourrait nourrir deux familles.
Les mariages sont arrangés par les parents, et on tâche,
autant que possible, d'assortir l'âge des conjoints; les no-
ces ont lieu sans grande cérémonie ; la seule chose requise
est que le jeune homme enlève de vive force sa fiancée
dans ses bras. Même chez ces peuples mangeurs d'huile,
la femme sent le besoin d'abriter sa modestie derrière une
feinte résistance ; elle sait , dès ses premières années , que
sa destinée est de devenir l'épouse d'un ravisseur, mais
l'inexorable coutume l'oblige à le fuir, à se défendre des
1 . Les peuplades restées aux plus bas échelons de l'état social n'hésitent
Ruère, en cas de décès d'une jeune mère, à enterrer avec elle son nourris-
son tout vivant. Celte coutume paraît généralement adoptée parmi les Esqui-
maux. (Trad.)
CHAPITRE XXXVII. 449
pieds et des mains, à crier à tue-tête, jusqu'à ce que son
maître et seigneur soit parvenu à la porter dans sa liutte
où elle abandonne le combat pour prendre joyeusement
possession de sa nouvelle demeure. Les fiançailles datent
souvent de leur enfance, et au milieu d'une population
aussi clair-semée, il est parfois très-difficile que les âges
puissent se convenir. Ainsi Arko, celui qui sait jeter la
lance^ assez beau garçon de douze ans, tout au plus, était
fiancé à Hartak, la fille aux larges seins^ âgée de vingt ans,
tout au moins. « Pourquoi cela? demandai-je. — C'est qu'il
n'y en a pas d'autre! » Le jeune homme ne me parut guère
impatient de réaliser ces projets matrimoniaux quand je le
questionnai sur l'époque où il comptait enlever sa belle aux
puissantes formes. Deux enfants de dix ans devaient être
mariés aussitôt que l'amoureux aurait pris son premier
phoque : manière dont les Esquimaux revêtent la robe virile.
Je causai de l'avenir de la tribu avec Kesarsoak, un vieux
patriarche, celui des cheveux blancs, et le plus ancien chas-
seur de la région. 11 me fit la même réponse que Kalutu-
nah : « Notre peuple n'a plus que quelques soleils à vivre !
— Viendraient-ils tous à Étah, si j'y retournais, si je rame-
nais avec moi des tireurs et des fusils ? — Oh , certaine-
ment! «Comme le Nalegak, il m'assura qu'Étah était le
meilleur territoire de chasses de la contrée., seulement les
glaces s'y brisaient trop tôt et étaient toujours dangereuses,
tandis qu'au Whale Sound la mer ne dégelait presque pas
de toute l'année et leur offrait une plus grande sécurité.
Après mon retour au schooner, je visitai en canot la baie
de Barden; j'emportais les instruments magnétiques, ceux
qui servent à l'arpentage, les objets nécessaires pour com-
pléter mes collections et photographier divers points de
vue. Je pris terre au nord de la baie : le talus des collines
était couvert en maints endroits de la plus riche verdure
que j'eusse vue au nord d'Upernavik , si ce n'est, à mon
premier voyage, sur l'île Northumberland. Ces pentes sont
29
45a LA MER LIBRE.
couronnées des mêmes hautes falaises qu'on retrouve par-
tout sur ces côtes et sur les parois desquelles les neiges
fondues par l'été se précipitaient pour courir ensuite sur
les flancs des collines. L'air était calme, le soleil presque
sans nuages ; le soleil nous inondait de flammes et le ther-
momètre marquait + 10" 1/2 C. De nombreuses troupes de
baleines et de morses et quelques phoques isolés se jouaient
sur les flots; des bandes de palmipèdes tournoyaient au-
tour des icebergs ou passaient au-dessus de nos têtes ; des
myriades de papillons voltigeaient de fleur en fleur. Un
immense glacier qui gardera le nom du professeur John
Tyndall, et dont le front est presque enseveli sous les
eaux , attirait nos regards du côté opposé de la baie. Au
delà du large et sinueux vallon où il est venu reposer après
avoir descendu les marches élevées d'un gigantesque esca-
lier, il s'étage en vastes plateaux d'une blancheur uni-
forme, entoure la base des collines, perce les nuages pour
reparaître encore au-dessus des traînées de vapeurs et se
perdre enfin sous le dôme azuré des cieux.
Ce large fleuve de glace, à la surface irrégulière et tour-
mentée, s'est ouvert un lit au milieu des eaux; il se fait à
lui-même une ligne de côtes de près de quatre kilomètres
de développement; à notre droite, nous en voyions un
beaucoup plus petit, touchant à peine la mer, et suspendu
sur une déclivité rapide, comme s'il hésitait à avancer; un
autre, au fond de la baie, est encore assez loin des eaux.
Tout le système glaciaire du Groenland se présentait de-
vant moi, bien que sur une échelle réduite; un rempart
de hautes montagnes, semblables au dos d'une monstrueuse
baleine, endigue l'immense mer de glace, mais à travers
une large coupure, le glacier de Tyndall se précipite, comme
une cataracte par-dessus la digue d'un lac élevé. Deux
chaînons rocheux courent parallèlement à gauche du gla-
cier et rehaussent le pittoresque de cette scène; ce sont
des dykes de trapp, dont les crêtes se dressent de cinquante
« J
CHAPITRE XXXVII. 4h3
pieds au-dessus du talus des collines, et qui restent isolés
depuis la lente érosion des grès au milieu desquels ils se
sont frayé un passage lors de quelque ancien bouleverse-
ment de la nature.
Le lendemain, nous visitâmes le glacier lui-même et je
l'explorai soigneusement. Il serait difficile d'imaginer un
spectacle qui étonne l'esprit et stimule la fantaisie autant que
l'aspect de ces côtes de glaces que nous longions en canot
à quelques mètres de distance seulement. Elles offraient
toutes les formes possibles et ne présentaient rien de cette
uniformité habituelle aux parois antérieures d'un glacier.
C'était quelque chose de dévasté, comme le portique
croulant d'un temple étrange et gigantesque. Ici, le comble
saillant d'une cathédrale gothique; là, une fenêtre en
ogive; plus loin, un porche normand à la baie profonde;
puis des colonnes unies ou cannelées, des pendentifs
distillant des gouttes de cristal de la plus belle eau : tout
cela se baignant dans une douce atmosphère d'azur. Au-
dessus de ces arches merveilleuses, de ces galeries pleines
d'ombre, de hauts clochers, des tours à créneaux se dres-
saient sur l'immense façade et se multipliaient en arrière.
Les teintes admirables de la mer et des glaces, les jeux de
la lumière me rappelaient cette splendide soirée au milieu
des icebergs que j'ai décrite plus haut. Nulle part, rien ne
rappelait à l'esprit l'idée du froid et de la désolation : la
glace elle-même semblait pénétrée de la tiède haleine de
l'air. Je me sentais un ardent désir de m' enfoncer bien loin
dans les grottes fantastiques, et de ramer sous les colon-
nades mystérieuses, mais la chute fréquente de ces glaces
vieillies eût rendu cette excursion beaucoup trop dangereuse.
Je quittai l'embarcation à l'ouest du glacier, et je dus
me hisser le long d'un talus rapide, par des amas de boue
et de pierres que les glaces avaient poussées hors de leur
lit et qui se dérobaient sans cesse sous mes pieds. Parvenu
au sommet, je ne vis plus qu'une forêt de flèches et de py-
454 LA MER LIBRE.
ramides, parmi lesquelles il n'était pas facile de monter
à l'assaut du glacier lui-même; j'en étais, du reste, encore
séparé par un torrent d'eau sale qui, se précipitant avec
furie entre les boues et les rochers d'une de ses rives et les
glaces qu'il usait dans sa course, me laissait admirer la
structure stratifiée de la base du glacier. En le remontant
toujours, j'arrivai à un lieu où le principal affluent du pe-
tit fleuve vient le rejoindre à angle droit, et je n'eus pas
de peine à découvrir un gué au-dessus. Je suivis la bran-
che orientale qui bondissait de cascade en cascade en s'ou-
vrant une route au travers de couches de glaces inclijiées
sur un angle de 35 degrés et je parvins à un point où le
glacier formait un rempart très-ébréché, très-ruiné, mais
dominant à pic de cent cinquante pieds environ la plaine
où je me trouvais ; de dessous cette paroi, et par un tun-
nel gigantesque auprès duquel l'aqueduc de Croton' ne
serait qu'un pygmée, s'élançait le torrent sauvage, sifflant
et écumant, et roulant des flots de vase. Du cœur même
de la glace si pure et si translucide, s'épanchait ce fleuve
de fange qui me rappela la description que Virgile fait du
Tibre, alors que le pieux Énée en vit pour la première fois
les ondes troubles et jaunâtres à travers le brillant feuil-
lage qui l'ombrageait.
L'ouverture du tunnel avait environ dix mètres de haut
et autant de large, et les voûtes en étaient composées d'ar
ceaux gothiques de toutes formes, ciselées et cannelées
avec l'art le plus merveilleux, et taillées dans un albâtre
sans tache ; et cependant, en s'enfonçant sous ces arches,
on les voyait presque aussitôt s'assombrir en reflétant le
noir torrent qui coulait au-dessous :
« Flot bourbeux atteignant à la voûte du cintre, »
si je puis ainsi paraphraser un vers de Dryden.
1. Aqueduc qui porte les eaux à New-York en traversant par un pont su-
perbe le fleuve fludson. (Trad.)
CHAPITRE XXXVII. 455
En suivant une banquette glissante au-dessus des eaux
furieuses, je m'avançai sous cette voûte jusqu'à ce que la
lumière eût presque disparu derrière moi, et assez loin
pour rencontrer à ma droite plusieurs autres tunnels qui
venaient se joindre à celui que je parcourais comme les
petits conduits qui aboutissent à l'égout collecteur d'une
grande ville.
Retourné en plein air, je continuai à remonter le glacier
pendant près de quatre kilomètres, et découvris que le tor-
rent prenait sa source dans la montagne à ma droite où les
neiges fondues se précipitaient sur les pentes rocheuses par
un canal nouvellement formé (car les eaux roulaient au
milieu de mousses et de dépôts de sable et de vase), et
bondissaient comme une avalanche d'une hauteur de plu-
sieurs centaines de pieds, pour s'engouffrer dans un abîme
béant qui s'étend sans aucun doute sous la base du gla-
cier. Là les eaux, après avoir serpenté sur les rocs qu'il
recouvre, se sont ouvert une route jusqu'aux fissures for-
mées par les glaces dans leur descente sur la rude et
abrupte déclivité, puis se sont lentement creusé les pas-
sages que je viens de décrire.
J'étais maintenant parvenu à la gorge par laquelle le
glacier se déverse dans la vallée. La vue que l'œil embrasse
de ce point doit ressembler à celle qu'on aurait de la mer
de glace à Trélaporte dans les Alpes, si la Grande Jorasse,
le Tacul et les autres montagnes qui forment le bassin du
glacier de Léchaud et de celui du Géant étaient toutes nive-
lées. Au lieu de la variété que présentent les amas de
glaces des Alpes, il n'y a ici .qu'une nappe immense, un
unique courant, qui, en arrivant à la brèche, se resserre
jusqu'à n'avoir plus que trois kilomètres et demi, puis,
descendant vers la mer, se disloque et se brise sur les an-
fractuosités d'une pente rapide.
Je n'avais pas encore vu de spectacle dévoilant aussi
clairement la marche des glaciers ou qui démontre mieux
456 LA MER LIBRE.
la parfaite similitude des fleuves d'eau courante et des
fleuves d'eau congelée. Je ne pouvais escalader cette masse,
mais mon œil en suivait les degrés gigantesques, fran-
chissait la passe rocailleuse, montait toujours plus haut,
vers le sommet vertigineux, et de ce faîte de glace reve-
nait errer sur la mer et les montagnes. Jamais la grandeur
et la puissance de Dieu ne m'avaient paru plus imposantes!
Jamais aussi plus évidents le néant de l'homme et la vanité
de ses œuvres. Je descendis en répétant les vers de 13yron,
promenant son imagination de poète sur les flancs ceints
de glace et les sommets neigeux de Alpes :
» Voici les palais de la nature, dont les vastes murailles élèvent
jusqu'aux nues leur faite couronné de neiges. Là se forme l'ava-
lanche ; là, calme et froide, sur un trône d'azur siège l'Éternité! »
{Childe-Harol4, ch. iii, st. k2.]
GHAriTRE XXXVIII.
En route vers l'Amérique. — La baie de Melville. — Un ours. —
— La banquise. — Les eaux du Sud. — Upernavik. — Les nou-
velles. — Goodhaven. — Libéralité du gouvernement danois et
des fonctionnaires groénlandais. — Chassés du droit chemin par
la tempête. — Forcés de nous réfugier à Halifax . — Hospitalité
des Anglo-Américains. — Arrivée à Boston. — Conclusion.
Mon récit sera bientôt terminé. Après l'exploration du
détroit de la Baleine, nous levâmes l'ancre et fîmes voile
vers le sud. Le ciel était radieux, et l'atmosphère pénétrée
par la douce chaleur d'un beau jour d'été; nous glissions
sur des eaux calmes, étincelantes d'icebergs; nous voyions
les lieux témoins de nos aventures s'abaisser lentement
derrière nous sous les rouges lueurs du soleil de mi-
nuit , et il nous semblait que la mer paisible et les vents
favorables étaient réellement venus à notre rencontre pour
nous ramener dans la patrie.
Mais cette fête ne fut pas de longue durée : un sombre
voile tomba sur les collines qui déjà allaient diminuant
derrière nous, et salua notre départ d'une tempête de neige
et de vent qui nous força à serrer une partie de la toile et
à veiller soigneusement sur le navire. Mon dessein était de
458 LA MER LIBRE.
chercher les Eaux de r Ouest comme si j'eusse voulu at-
teindre la baie du Pond ; de contourner ensuite la « glace
moyenne » et de marcher vers le sud , pour mettre enfin
le cap sur les côtes du Groenland.
L'atmosphère s'éclaircit un peu, mais le vent ne s'arrêta
pas ; il soufflait nord-nord-est, et me semblait devoir fa-
voriser plutôt la route vers le Groenland que vers le ri-
vage de l'ouest. Aussi, un peu au-dessous de la latitude
du cap York, et par 73o 40' de long. 0., n'ayant pas encore
vu de signes de glace, je changeai la direction du schooner,
et nous gouvernâmes sur Upernavik , au travers de la baie
de Melville. En vingt-quatre heures, nous courûmes en-
viron deux degrés de latitude et près de sept de longitude.
Le 10 aoùti à midi, nous nous trouvions par 74° 19 lat. et
66° longit. sans avoir encore eu de démêlé sérieux avec
les glaces nos ennemies. Le ciel était clair encore, et nous
pouvions facilement éviter les icebergs ; mais peu à peu
la mer devint très-houleuse, et je me sentis presque aussi
inquiet que l'année précédente lorsque je parcourais la
même baie au milieu du brouillard.
Pendant que nous roulions entre les flots en faisant dix
nœuds à l'iieure, nous faillîmes couler un ours polaire
énorme qui soutenait en pleine mer une lutte terrible avec
les vagues -, évidemment fatigué, il se dirigeait vers le na-
vire, sans doute dans le vague espoir d'y trouver un refuge.
Quelque glaçon l'avait porté au large et s'était ensuite
brisé sous les coups de la mer; les ours blancs sont des
nageurs intrépides, mg-is je ne voyais nulle part de glace
où celui-ci pût chercher un asile, et je crains bien que les"
eaux n'aient fini par avoir raison de ce pauvre animal. Nous
passâmes tellement près de lui fju'il toucha le schooner;
j'arrêtai la main de Jensen , qui se préparait à mettre fin
à sa destinée avec sa carabine. Cette malheureuse bête
combattait si bravement (|ue je ne voulus pas la voir tuer,
et du reste, les vagues étaient si hautes que, pour recueil-
CHAPITRE XXX VIII. 459
lir son cadavre, on n'eût pas mis un canot à la mer sans
courir un danger que certes l'occasion ne justifiait pas.
La présence de cet ours m'avertissait que la banquise
ne pouvait être bien éloignée, aussi je diminuai la voilure
et je repris mon ancien poste sur la vergue de misaine.
La banquise était bien là ! La réverbération sur le ciel ne
laissait pas de doute, et nous arrivâmes en peu de temps
tout près de la formidable barrière. Aidés par lèvent, nous
en longeâmes les bords sans en trouver la fin, mais comme
les glaces paraissaient pourries et clair-semées, nous reprî-
mes notre course vers le sud et je m'empressai de profiter
de la première passe favorable. Le schooner n'aurait guère
pu soutenir de chocs dangereux, mais les glaces diffé-
raient beaucoup de celles du détroit de Smith ; en outre le
vent était bon, et le navire obéissant au gouvernail, nous
pûmes louvoyer, pendant une douzaine d'heures, sans
éprouver d'autre accident que quelques collisions de peu
d'importance. Tout d'un coup, la brise se calma, la tem-
pérature descendit peu à peu à plusieurs degrés au-dessous
du point de congélation, et une couche de glace épaisse
de plus d'un demi-pouce recouvrit bientôt la surface de
la mer.
Un vent léger nous permit encore de continuer notre
route, en nous ouvrant un passage à travers cette feuille
de cristal, au grand dommage de nos bossoirs qui n'a-
vaient plus leur doublure de tôle; il nous arriva même
plus d'une fois d'être arrêtés courL Enfin, le vent fraîchit,
brisa les glaces et nous porta dans les Eaux de l'Est. Nous
aperçûmes la terre dans la matinée du 12, c'était le Horse's
Head (Tète de Cheval). Nous laissions la banquise bien
loin derrière nous, et cette seconde traversée de la baie de
Melville nous avait pris cinq heures de moins que celle de
l'année précédente.
A partir de ce promontoire, nous entrâmes dans une
brume éi)aisse, accompagnée de temps à autre de lourdes
460 LA MER LIBRE.
ondées de neige, et de bouffées de vent soufflant de divers
côtés; au bout de trois jours de tâtonnements, nous jetions
l'ancre dans le port d'Upernavik.
Le cliquetis de la chaîne dans les écubiers se faisait en-
core entendre, qu'un vieux Danois, habillé de peaux de
phoque, possédant un fort petit bagage de mauvais anglais
et une pacotille bien fournie d'articles de commerce, nous
abordait avec ses rameurs esquimaux et, sans cérémonie
aucune, grimpait par-dessus les passavants. Knorr alla à
sa rencontre, et sans plus se gêner que lui, s'informa de
ce qu'il avait à nous dire de neuf.
« Oh! beaucoup, beaucoup de nouvelles!
— Lesquelles? Dites-les vite !
— Oh ! lefe États du Sud contre les États du Nord,... et il
y a des combats partout ! »
J'entendais cette réponse, et me demandant par quelle
étrange complication de politique européenne une nou-
velle guerre continentale s'était allumée, je fis appeler à
l'arrière le Protée arctique. Savait-il quelque chose sur
notre pays?
« Oh! mais c'est de l'Amérique, je vous dis! Les États
du Sud, vous voyez! contre les États du Nord, vous voyez!
et querelles et combats partout ! »
Eh oui, je voyais! mais je ne pouvais croire que ce fût
la vérité et j'attendis les lettres qui avaient dû nous arri-
ver par le navire du Danemark, et que j'envoyai chercher
sans retard à la Maison du Gouvernement. Mais le mes-
sager avait à peine touché le rivage, que notre ancien
ami le docteur Rudolph, de retour de Copenhague depuis
quelques semaines, montait lui-même à bord et nous re-
mettait le courrier.
Nos correspondances, quelques séries de journaux et la
mémoire^du docteur nous mirent au fait des événements
qui s'étaient passés jusqu'à la fin de mars 1861 : l'élection
du président, et les orages qui la suivirent. Les nouvelles
CHAPITRE XXXVIII. 461
s'arrêtaient là : nous ignorions encore que la guerre fût
déclarée, nous apprenions seulement les intrigues pour la
séparation des États et les actes qui la préparaient. Le
soupçon d'un côté, la trahison de l'autre étaient à Tordre
du jour; les menaces de violence et l'irrésolution des hom-
mes d'État avaient jeté la société en fermentation et mis
en danger le salut du peuple; détails assez incjuiétants,
mais qui étaient loin de nous faire prévoir la reddition du
fort Sumter, la plaie sanglante de Bull's Run, la vaste
armée qui s'organisait sur les bords du Potomac, pour
la défense du gouvernement et la protection de la ca-
pitale. Nous ne pensions guère que dans chaque cité,
chaque ville, chaque hameau, les occupations de la paix
faisaient place aux excitations passionnées de la guerre ci-
vile, qu'un cri de colère et d'indignation courait dans tout
le pays, contre ceux qui, oubliant leur serment de protéger
le nom et le drapeau de la nation, arboraient hardiment
la bannière du droit des États et déclaraient leur résolu-
tion de rompre le pacte fédéral. — Il nous eût été bien
difticile de comprendre dès l'abord que, dans le cours d'une
seule année, la folie et l'iniquité eussent si complètement
vaincu la raison et la justice !
Je profitai de notre séjour à Upernavik pour aller visiter
un magnifique glacier, de seize kilomètres de large, qui se
divise dans le fiord d'Aukpadlatok, à soixante-dix kilomètres
nord de la ville. Tout auprès de ce tiord, un établissement du
même nom est administré par le Danois Philip, qui, dans
ce recoin isolé, jouit de la paix et de l'abondance avec son
épouse esquimaude et ses nombreux enfants métis, parmi
lesquels je remarquai quatre jeunes gens aux vêtements
de peaux, les meilleurs chasseurs qu'on puisse trouver au
nord de Prôven. Mes études me retinrent plusieurs jours
à la hutte de Philip, et je ne la quittai pas sans avoir con-
clu avec toute la famille divers arrangements en vue de
mon retour l'année suivante; je leur laissai des matériaux
462 LA MER LIBRE.
abondants pour me construire des traîneaux, je leur remis
des fourrures, des courroies, et les engageai à m'élever et
à m'acheter autant de chiens que possible.
Après notre départ d'Upernavik, des vents légers et ca-
pricieux nous forcèrent à reprendre pendant quatre jours
notre ancien mode de louvoyer au milieu des icebergs,
puis nous jetâmes l'ancre à Goodhaven où je profitai large-
ment de la bonne et cordiale hospitalité de mon vieil ami
l'inspecteur Olrick. Goodhaven est situé sur la partie sud de
l'île Disco et doit son nom (bon port) à l'excellence de
son petit havre complètement abrité par les terres ; c'est la
principale colonie du Groenland septentrional, et le séjour
de l'inspecteur général ou vice-roi lui donne une impor-
tance que n'ont pas les autres stations.
M. Olrick me montra des ordres du gouvernement qui
enjoignaient à tous fonctionnaires danois de me prêter leur
assistance ; il m'offrait en outre son plus bienveillant con-
cours. Pour le moment, je n'en avais nul besoin, mais je
confiai à l'inspecteur mes plans d'avenir et mon intention
d'user l'année suivante de tous ces privilèges si gracieuse-
ment concédés. Je suis heureux de trouver cette occasion
d'exprimer ma reconnaissance pour la conduite du gou-
vernement danois envers toutes les expéditions polaires à
quelque nationalité qu'elles appartiennent, et personnelle-
ment j'en ai d'autant plus de gratitude que je ne pouvais
appuyer mes demandes d'aucune commission officielle.
Le chef du Comptoir, M. Anderson, se joignit à l'inspec-
teur pour m'aider à enrichir mes collections et à compléter
ma série d'épreuves photographiques; je trouvais si bien à
m'occuper que je répugnais presque à quitter Goodhaven,
mais les nuits devenaient sombres, et il ne fallait pas pen-
ser à se lancer dans les ténèbres au milieu des icebergs. —
Au premier vent favorable, mes collections furent rappor-
tées pêlermèle sur le navire, je fis mes adieux à nos amis,
saluai l'étendard danois; et — pour la douzième fois au
CHAPITRE XXXVIIl. 463
moins, nous replongions dans un affreux brouillard sous
lequel soufflait une véritable tempête d'équinoxe qui nous
poussait vers l'Amérique plus rapidement que je ne l'aurais
voulu. — Elle lâcha à peine prise depuis l'ile Disco jusqu'au
sud de Terre-Neuve, et nous fûmes chassés du détroit de
Davis encore plus vite que nous n'y étions entrés. — C'est
miracle que notre pauvre petit schooner ait pu résister à
l'ouragan. Ulysse ne dut pas être plus secoué quand ses
mariniers stupides ouvrirent les outres où le bon Éole
avait renfermé ses fils. Toute la toile fut emportée, à l'ex-
ception d'un lambeau de hunier sous lequel, pendant
quatre jours, le navire dut fuir vent arrière, faisant 400 ki-
lomètres en vingt-quatre heures. Les lames qui couraient
sur nous, toujours prêtes à s'abattre sur notre poupe, étaient
effrayantes à voir ; à chaque instant, notre petit bout de
toile menaçait de céder, les eaux mugissaient sous notre
carène lorsque plongeait l'arrière et que l'avant se dressait
dans les airs. La mer en furie déferlait derrière nous en
cataracte immense, et comme exaspérée de n'avoir pu nous
engloutir, renouvelait incessamment ses menaçants efforts ;
mais le schooner se faufilait à travers les dangers, et tout
aussi gracieux, sinon aussi rapide que « l'aigle qui fend les
espaces, » il passait triomphant, laissant la vague qu'il ve-
nait de couper, écumer et faire rage derrière lui.
Au large du Labrador, le vent sautant subitement à l'ouest
nous força d'abandonner notre route et de nous tenir au
plus près. Mac Cormick avait réussi à rapetasser la misaine,
il en coupa un morceau triangulaire qu'on installa en voile
de cap. Nous n'osions guère compter sur le succès de
cette manœuvre, mais nous ne pouvions faire autre chose,
et bien nous prit de nous être promptement décidés. A peine
la voile était-elle placée, que nous embarquâmes une ter-
rible lame sur l'arrière. La goélette roula sur bâbord, puis
se redressa si brusquement que le petit hunier qui nous
avait rendu tant de bons services se déchira en loques, le
464 LA MER LIBRE.
chouquet du mât de hune fut emporté et le bout de bas du
foc le suivit bientôt. « La barre dessous, toute!.,.. » était
un ordre assez triste à donner dans la circonstance. Comme
on pouvait s'y attendre, quand la barre fut rendue, le
schooner se précipita dans le creux de la plus affreuse lame
qu'il m'ait été donné de voir; elle vint frapper la partie
moyenne du bâtiment et tomba sur nous comme la foudre,
défonçant les passavants, balayant le pont de la proue à la
poupe, et jetant à la mer tout ce qu'elle rencontrait, même
nos pièces d'eau. Le schooner vibra dans chacune de ses
membrures; pendant un instant, je le crus couché et per-
du, mais cette petite coquille avait en elle encore plus de
vie qu'un chat II se redressa soudain, secoua l'eau qui
le couvrait, jjrit la lame suivante par l'avant, s'éleva vail-
lamment sur la crête de la vague, et fila au travers de la
brise. — Bravo ! mon petit bonhomme ! — fut la joyeuse et
caressante exclamation de Mac Cormick.
Nous restâmes à la cape pendant trois jours, au bout
desquels nous étions de trois cent soixante kilomètres en
dehors de notre route. Nos hommes s'alarmaient fort de la
perte de nos pièces d'eau. Il y en avait bien une barrique
ou deux dans la cale, mais nous n'y pouvions toucher sans
enlever la grande écoutille, chose impossible à faire avec
nos ponts inondés sans cesse; le navire eût sombré infail-
liblement. Je me mis donc à l'œuvre pour remédier au mal;
une bouillotte à thé me servit de cornue, un baril de con-
densateur; et trois heures après le désastre, les inquié-
tudes se calmèrent lorsqu'on apprit que l'appareil nouveau,
installé dans la chambre des officiers, réussissait à mer-
veille et pouvait donner par jour quatre-vingts litres d'eau
suffisamment pure.
Les avaries du schooner nous forçaient à chercher le
plus tôt possible un refuge dans quelque port de la Nou-
velle-Ecosse, et nous jetâmes l'ancre dans celui d'Halifax.
Les citoyens de cette ville, célèbre pour son hospitalité,
CHAPITRE XXXVIII. 465
nous lirent la réception la plus flatteuse et nous fûmes
presque tentés de rendre grâce aux mauvais temps qui
nous l'avaient procurée. L'amiral de la flotte britannique
nous permit généreusement de prendre dans les arsenaux
tout ce qu'il nous fallait pour réparer 'le navire. Les offi-
ciers des services civils et militaires, le maire de la ville,
plusieurs citoyens, la société médicale surtout, nous en-
tourèrent de prévenances qui ne témoignaient pas moins
de leur politesse amicale envers nous que de leur respect
pour notre pavillon.
En arrivant à Halifax, nous ne savions pas autre chose
que les nouvelles recueillies à Upernavik. A peine avions-
nous jeté l'ancre, que deux messieurs, qui ne sont pas restés
longtemps des étrangers pour moi, se hâtaient de nous sou-
haiter la bienvenue et de nous porter les journaux de New-
York. La terrible lutte avait commencé et se poursuivait
depuis plusieurs mois ! Nous n'en pouvions être très-surpris
après ce que nous avions appris d'Upernavik, et cependant
j'avais espéré que les hostilités seraient évitées par la sa-
gesse et la prudence de nos hommes d'État. Notre émotion
fut telle que ne la sauraient conofprendre ceux qui, jour par
jour, ont suivi la marche des événements. Nous apprîmes
coup sur coup la désastreuse bataille de Bull Run, le siège
du fort Sumter, les émeutes de Baltimore, la destruction de
l'arsenal maritime de Norfolk, la perte de Harper Ferry,
puis la prise d'armes générale et l'élan des volontaires.
Nous quittâmes Halifax aussitôt que le navire fut un peu
réparé, et quatre jours après nous distinguions dans la
brume la faible lueur des phares de Boston. Nous prîmes
un pilote par le plus épais brouillard que j'aie vu au midi
du cercle polaire ; un vent léger nous poussait vers le port,
mais quelques heures avant l'aube le vent tomba tout à
tait, la brume devint encore plus lourde, et nous déri-
vâmes pesamment dans la morte eau jusqu'à l'ancrage. La
nuit était d'une tristesse navrante. Nous marchions au
ou
466 LA MER LIBRE.
milieu du silence, les fanaux* suspendus aux mâts des bâ-
timents immobiles sur leurs ancres ressemblaient aux
flammes livides de cierges brûlant dans un charnier, les
navires eux-mêmes nous faisaient l'effet de vaisseaux fan-
tômes flottant dans l'air ténébreux. Jamais, dans nos plus
grands dangers , l'équipage n'avait paru si abattu , si à
bout de courage et de vie.
Le soleil commençait à verser dans l'atmosphère ses
clartés indécises, lorsque notre çincre mordit le fond du
port, mais il ne nous semblait pas que nous fussions arri-
vés, et qu'une grande ville se trouvât tout près de nous.
Nul n'était impatient de toucher la terre ; chacun parais-
sait craindre quelque mauvaise nouvelle, et désirer en re-
tiirder l'émotion le plus possible. — Je descendis sur le
(|uai Long et entrai dans State-Street. Deux ou trois per-
sonnes passaient dans la brume épaisse et le bruit de leurs
pas interrompait seul un silence pire que celui des soli-
tudes arctiques. Entré dans la rue Washington , je me
dirigeai anxieusement vers l'ouest. Je croisai un mar-
chand de journaux. Je saisis une feuille, et la première
chose qui frappa mes regards fut le récit de la bataille de
Ball's Bluff" où venaient de tomber tant de nobles fils de
Boston! L'atmosphère semblait s'être revêtue de ténèbres
en signe de douleur, et mener le deuil sur les morts de
la cité !
Je me dirigeais vers la maison d'un ami, quand tout à
coup je m'arrêtai, pensant que lui aussi devait être là-bas.
Au milieu de cette ville que je connaissais si bien, je me
sentais étranger comme un voyageur errant dans une
contrée lointaine. Amis, nation, tout me semblait englouti
dans quelque immense calamité; triste et découragé, je
retournai à bord enveloppé du morne brouillard.
La réalité terrible commençait à se faire jour dans mon
imagination : la patrie que j'avais laissée heureuse et pai-
sible était maintenant arrosée de sang humain ; une vio-
CHAPITRE XXXVIII. 467
lente convulsion ébranlait les bases de l'union nationale,
et le pays' que j'avais connu ne pouvait plus être jamais ce
qu'il était autrefois. Puis j'en vins à penser à ma propre
carrière. En marchant par ces rues désertes, le récit de
la bataille meurtrière dans les mains, je compris, pour
la première fois, qu'il me fallait désormais abandonner
une tâche qui m'avait déjà coûté tant de peines et d'efforts,
laisser avorter en sa fleur une œuvTe à laquelle j'avais
donné toute mon énergie et sacrifié les meilleures années
de ma vie d'homme; qu'il fallait me dépouiller de toutes
les espérances qui m'avaient bercé, de toutes les ambitions
qui m'avaient soutenu à travers les fatigues et les périls,
et cessant de poursuivre cette renommée attachée à l'heu-
reuse conclusion de toute grande entreprise , renoncer à
me faire une place honorable parmi ceux qui ont illustré
l'histoire de leur pays et rehaussé l'éclat de son drapeau.
En face des nouvelles qui , depuis Halifax , ne cessaient de
nous arriver, de plus en plus désastreuses, en face du
devoir imposé à chacun par la patrie en danger, hésiter
n'était plus possible.
Avant de redescendre dans ma cabine , lorsque tous nos
amis ignoraient encore notre retour, j'avais pris la réso-
lution d'ajourner à un avenir douteux rœu\Te dont je
m'étais chargé, et je m'assis pour adresser au président
Lincoln la demande d'un emploi immédiat dans le service
public et l'offre de mon navire pour le transformer en
canonnière.
Cinq années se sont écoulées depuis que le schooner
les États-Unis se traînait vers son ancrage au milieu des
ténébreuses vapeurs du port de Boston. La terrible com-
motion est maintenant calmée et fait partie des événe-
ments du passé. Les destinées des individus suivent tou-
jours celles de leur pays, et en présence des révolutions
politiques et sociales, où les idées sont flanquées de baion-
46>< LA MRH LIBRE.
nettes et où tous les intérêts sont en jeu, il n'y a pas
de place et de loisir pour les études scientifiques et les
travaux qui ne concourent pas à la défense de la patrie.
Aussi, pendant longtemps, je ne m'occupai guère de
l'avenir de mon entreprise, et les résultats acquis ont été
en grande partie sacrifiés paf ces retards; je ne saurais dire
maintenant quand il me sera possible de la recommencer,
mais je n'y renonce point, et mes visées sont toujours les
mêmes. Je désire fonder à Port-Foulke une colonie tempo-
raire, en faire le centre d'une série d'explorations scienti-
fiques très-étendues, et mon expérience personnelle dé-
montre suffisamment que le lieu est bien choisi. L'exécu-
tion de ce plan est d'autant plus désirable, que le gouver-
nement prussien, de son côté, va se lancer dans les
expéditions arctiques, et suivant les conseils du célèbre
géographe Aug. Petermann. veut essayer d'arriver au pôle
par les mers du Spitzberg.
Cette entreprise, comme la nôtre, momentanément retar-
dée par la guerre, pourra s'effectuer, m'assure-t-on, dans
l'été de 18;7 ou 1868 au plus tard'. Le docteur Petermann
espère, et avec raison, je le crois, que des navires à vapeur
pourront s'ouvrir une route à travers la ceinture de glaces
qui entoure le nord et l'ouest du Spitzberg, et pénétrer
par là dans la mer libre du Pôle. Cette voie présente cer-
tains avantages sur celle du détroit de Smith, mais une
exploration ayant pour base une station comme celle que
j'ai projetée au Port-Foulke aura des chances exception-
nelles de succès.
Notre dix-neuvième siècle sait profiter des recherches
entreprises dans les diverses branches de la science par
des hommes qui ne songeaient certainement pas au résul-
tat pratique qu'on pourrait retirer plus tard de leurs labo-
rieuses études. Les travaux désintéressés qui reculent les
1. Au moment oi'i ces pages sont livrées à la presse (mai 1868), l'entre-
prise allemande est en voie d'exécution. (Trad)
CHAP1T.RE XXXVill. ^69
limites de nos connaissances, servent tous au progrès du
commerce, de la navigation, des arts, de tout ce qui con-
cerne le bien-être de l'humanité. Les découvertes qui ont
eu le plus d'influence sur la marche de la civilisation
n'avaient à l'origine qu'une valeur abstraite et n'excitaient
guère d'intérêt en dehors des sociétés savantes. Le vaste
système de communications que la vapeur infatigable étend
au monde entier, en fécondant toutes les industries, dérive
des expériences d'un enfant sur le couvercle de la bouil-
loire à thé de sa mère; le merveilleux réseau de fils télé-
graphiques qui parcourent les continents et plongent sous
les mers, en donnant les ailes de la lumière à nos pen-
sées, nous vient de la rencontre fortuite de deux morceaux
de métal dans la bouche de Volta; les lentilles du gigan-
tesque télescope de lord Rosse, qui font servir à des usages
pratiques le mécanisme des cieux, sont le résultat d'ob-
servations sur le pouvoir grossissant des gouttes d'eau ;
l'aiguille magnétique, qui guide les marins vers leur des-
tination lointaine, est issue du contact accidentel de l'ai-
mant et de l'acier; partout, les progrès les plus remar-
quables ont eu les commencements les plus infimes au
premier abord. L'imprimerie, les machines à tissage, la
photographie, toutes ces merveilleuses inventions ont eu
des origines pareilles : des esprits attentifs ont interrogé la
nature et levé le voile qui en cachait les mystères, sans
se douter de la mine féconde qu'ils ouvraient aux cher-
cheurs futurs. La marche de la science est la marche de la
race humaine; on ne demande plus — à quoi bon? à ceux
qui viennent nous annoncer des vérités encore nouvelles
pour nous. Quelque part que les hommes aient essayé
d'agrandir les domaines de la richesse, de la puissance ou
de l'utile, la science les a guidés, instruits, soutenus. Par-
tout où des hommes de bonne volonté ont voulu planter
au milieu des peuples barbares l'emblème de la vraie reli-
gion, la science a marché devant eux, leur ouvrant les portes
470
LA MER LIBRE.
et leur aplanissant le chemin. Elle a déchiré l'épais rideau
qui couvrait l'esprit humain, préparé les voies au christia-
nisme qui a banni les superstitions anciennes de l'Occident
et qui chaijue jour précipite dans la nuit du passé les
débris du sombre panthéisme de l'Orient , et le grossier
fétichisme des tribus encore sauvages.
La science et l'Évangile parcourent le monde en se
donnant la main, renversent les barrières des préjugés,
enseignent à l'esprit les choses pratiques de la vie pré-
sente, et à l'àme celles qui concernent la vie à venir.
APPENDICES
APPENDICE A.
I. — GLOSSAIRE DE QUELQUES TERMES USITÉS PARMI
LES NAVIGATEURS DES MERS POLAIRES.
Banquise. — Zone de glace, fixe ou en dérive, couvrant les abords
des régions polaires.
Berg. — Montagm. Voyez Ice-berg.
Blink. — Lueur. Voyez Ice-blink.
Brash. - Glace brisée en petits fragments.
Calf. — Veau. Masse détachée d'une falaise de glace ou d'un gla-
cier, et flottant ou apparaissant soudainement à la surface de la
mer. Cette appellation singulière dérive sans doute de l'épithète
encore plus étrange que les Esquimaux du Groenland donnent
aux fiords^i terminés ou surplombés par des glaciers; épithète qui
signifie littéralement : la baie qui vêle, qui met bas.
Drift ice. — Plateau de glace en dérive et charriant des matières
étrangères, telles que roches, terres, etc., etc.
FioRD. — Golfe étroit, profond ; toute échancrure abrupte de la côte
communiquant avec la mer.
Floe. — Portion détachée d'un champ de glace.
Glacier. — Masse de glace formée sur une lie, ou un continent,
par les dépôts atmosphériques, et aboutissant parfois à la mer.
HuMMOCKS. — Vides, sillons, aspérités de glaçons brisés et super-
posés par la collision des champs de glaces.
ICE-BELT. — Margelle ou tablette continue de glace, qui, dans les
hautes latitudes arctiques, adhère aux rivages des terres, au-des-
sus du niveau ordinaire de la mer.
IcE-BERG. — Grande masse de glace flottante, détachée d'un gla-
cier.
Ice-blink. — Apparence particulière de l'atmosphère, blancheur de
l'horizon due à la réverbération des glaces.
ICE-FiELD. — Champ de glace. Vaste surface de glace flottante, for-
mée à la mer.
ICE-FOOT. — Glace praticable à un piéton. Expression applicaole
aussi à la tablette de glace adhérente au rivage.
474 LA MER LIBRE.
IcE-RAFT. — Radeau de glace. Tout champ, floe ou montagne flot-
tante, transportant des matières étrangères.
ICE-TABLE. — Une surface plate de glace,
Land-ice. — Glace adhérente à la côte.
Old-ice. — Vieille glace. Glace âgée de plus d'une saison.
Pack. — Vaste étendue de glaces flottantes, de toute forme et de
toute origine, plus ou moins entassées et soudées les unes aux
autres.
PoLYNiA. — Mot russe désignant une étendue d'eau ouverte, un
espace de mer libre de glaces.
Water sky. — Ciel d'eau. Apparence particulière du ciel au-dessus
d'tme étendue de mer ouverte. Teinte sombre de l'horizon, due à
la réflexion des eaux.
YoiiNG-icE. — Jeune glace. Glace formée pendant le dernier hiver.
( Ferd. de L. )
I. — ICE-BERG ET ICE-FIELD.
« . .. . Vice-berg, à la mer, se reconnaît à la transparence de la glace,
à des détritus terrestres et organiques, à une densité, moyenne plus
grande et à ses dimensions colossales. On en a mesuré qui jaugeaient
plusieurs millions de tonneaux, et qui, ayant 100 ou 200 mètres au-
dessus de l'eau, devaient avoir 600 ou 1000 mètres d'épaisseur to-
tale, d'après la densité moyenne.
Quand ces masses se trouvent dans certaines conditions calorifi-
ques, sous l'influx solaire, elles se fendillent, se gercent, et parfois
éclatent brusquement, se brisant en mille pièces en produisant un
fracas que des témoins auriculaires, Hayes entre autres, comparent
au bruit de la décharge simultanée de plusieurs centaines de pièces
d'artillerie.
Lorsque Vice-berg se décharge dans des chenaux étroits comme le
sont tous les passages entre les îles de l'Amérique du Nord, il n'a
même pas le temps de fondre dans la mer qui le baigne ; il se trouve
saisi de nouveau dans les glaces de mer, et, loin de diminuer, il
augmente encore jusqu'à la saison suivante, ou le hasard des cou-
rants et des vents occasionne sa fonte ou le préserve encore.
.... C'est surtout aux alentours du pôle sud que l'on rencontre les
masses les plus formidables de glaces flottantes ; elles vont même
quelquefois jusque par le 40» parallèle, poussées comme des navires
à voiles, ou charriées, entre autres, par le courant du Mentor; au
Nord, les ice-bergs encombrent toutes les passes de l'archipel du
Nord-Amérique, de môme que la côte du Groenland et de la Nou-
velle-Zemble.
Si une mer entourait le massif des Alpes ou de l'Hymalaya, par
exemple, cette mer serait de même encombrée et cernée par des
APPENDICES. 475
lignes compactes d'icc-fter^», quoique avec une intensité moindre,
corrélative à la moindre intensité dans les changements thermi-
ques.
C'est en ce sens que l'on peut affirmer qu'il doit exister au pôle
sud un massif de terre compacte et montagneux, donnant lieu à la
production d'immenses glaciers qui se déchargent à l'Océan à des
intervalles inégaux, quelquefois séculaires, et dont la ceinture arrête
le navigateur.
C'est ainsi que l'illustre Cook avait déclaré ([ue l'on ne dépasse-
rait pas la limite qu'il avait atteinte au sud. L'année de son voyage
avait pu correspondre à une plus grande production de gigantesques
glaces flottantes. L'Anglais Weddell et l'Anglais John Koss ont prouvé
que l'on pouvait largement dépasser la limite de Cook ; peut-être
aussi le hasard de la période glaciaire les a-t-il mieux servis.
A la mer, le phénomène de la formation de la glace a un tout
autre caractère. La neige tombant en flocons pressés recouvre la
surface; et avant qu'elle ait eu le temps de fondre ou d« se dis-
soudre, elle forme comme une sorte de bouillie épaisse. Si le temps
est beau, la mer calme, le vent paisible, tout cela se prend et se fige
sur une petite épaisseur, en formant une glace moitié franche, moi-
tié nevé.
Dès que le vent se lève, tout se brise, s'émiette, et produit un des
spectacles les plus admirables que l'on puisse voir.
Chaque petit morceau de glace, en fondant, s'entoure d'un véri-
table bain de pied d'eau douce qui ne se môle pas avec l'eau de la
mer ; les rayons d'un soleil dont la hauteur est très-basse viennent
iriser toutes ces flaques d'eau, en reproduisant sur une échelle
énorme le phénomène des anneaux colorés de Newton, et en reflé-
tant toutes les nuances du spectre, mais avec une telle pâleur gé-
nérale de ton que le charme s'évanouit pour faire place à une im-
pression pénible et lugubre; il semble, par instant, que la nature
s'entrevoit tout entière comme à travers une sorte de suaire ou de
linceul de gaze.
Ce sont là des embryons de banquise. S'il vient un grand froid,
tout se coagule, moitié glace d'eau douce, transparente, verte, moi-
tié nevé granuleux, neige agglutinée ; puis, si la neige retombe, la
mer se prend sur de vastes espaces ; à la saison d'hiver, elle se con-
gèle probablement d'un bout à l'autre, dans la zone des froids, et
l'on passe en traîneau d'Asie en Amérique. Quand arrivent les fortes
chaleurs de juin, tout se disloque; c'est la débâcle, dont les débris
forment d'immenses banquises ou champs de glace^ ice-fields. Il n'est
pas rare de rencontrer des plaques ayant plusieurs kilomètres de
superficie ; cette glace de mer est peu épaisse ; vers les côies elle
s'accroît sur place ; mais au large, elle n'émerge pas de plus d'un
mètre; elle est très-hétérogène, sans transparence, d'un blanc lai-
teux, elle ne recèle jamais aucun débris terrestre ou végétal. De
loin , du haut de la mâture , ces surfaces semblent polies et unies
476 LA MER LIBRE.
comme un miroir ; en réalité, elles sont fort rugueuses et rappellent
les ondulations que présente l'aspect de nos champs couverts de
neige, quand la bise en a plissé le manteau blanc, grenu et cristal-
lin. Le marin expérimenté ne doit pas pénétrer dans la mer Arcti-
que avant que la débâcle ne soit accusée.
Dans tous les lieux où il y a des champs de glace, il y a de vastes
superficies de mer; si les ice-bergs sont mêlés à ces champs, c'est
qu'ils viennent d'ailleurs, sous l'impulsion des courants et des vents.
Ainsi, Ton peut considérer comme un fait établi : que Vicf-berij
naît à terre et meurt à l'Océan, tandis que l'rce-field a une origine
entièrement maritime, j
Gustave Lambert, Projet <V exploration au pôle Nord.
APPENDICE B.
DÉRIVE DU PACK OU GLACE DU MILIEU
DE LA BAIE DE BAFnN.
(Page 50.)
« .... Le 18 août 1857, nous nous trouvions à mi-chemin de la
baie de Melville au détroit de Lancastre, quand tout à coup, cernés
par une immense accumulation de glace en dérive, nous nous vimes
condamnés à passer l'hiver au milieu du plus vaste champ de glaces
flottantes dont j'aie entendu parler dans ma carrière de marin. Inca-
pables de gagner un rivage quelconque ou d'établir un observatoire
fixe sur la surface instable de l'immense radeau qui nous entraînait,
nous fûmes réduits à l'étude des vents et des courants dont nous
étions les jouets. Contrairement à une théorie récente (celle du
lieutenant Maury), nous reconnûmes que l'influence atmosphérique
était plus forte que celle de la mer sur les mouvements des glaces,
et nous ne pûmes saisir le moindre indice du contre-courant sous-
marin qui devrait porter au nord. Au contraire, de hautes monta-
gnes de glace qui, suivant cette théorie, auraient dû marcher en
sens inverse du Fox^ dérivèrent, en lui tenant une compagnie plus
fidèle que rassurante, depuis le Ib' 30' jusqu'au cercle arctique.
Pendant l'hiver, les forces élastiques des couches marines ouvri-
rent souvent de longues crevasses ou chenaux dans la voûte solidi-
fiée qui les recouvrait, et ces solutions de continuité dans la glace
se produisaient si violemment, que parfois de longues files de gla-
çons étaient projetées, comme par l'effet d'une mine, à plusieurs
pieds en l'air, et formaient de véritables chaussées de chaque côté
des crevasses d'où elles étaient sorties. Heureusement pour le Fox,
il ne se trouva jamais dans l'axe même d'un de ces soulèvements,
bien que quelques-uns d'entre eux eussent lieu k une cinquantaine
de mètres de nous, tout au plus. Pendant notre hivernage, nous
nous procurâmes, dans ces sortes de canaux d'eau ouverte, environ
70 phoques, qui nous fournirent de la nourriture pour nos chiens et
de l'huile pour nos lampes.
478 LA MER LIBRE.
La .poursuite de ces amphibies et quelques rencontres avec des
ours blancs, rencontres où nous ne fûmes pas toujours assaillants,
furent les intermèdes les plus actifs de notre captivité ; de même
que les clairs de lune, les aurores boréales, la disparition du soleil
le 5 novembre et son retour le ^5 janvier, formèrent les scènes les
plus intéressantes de nos spectacles....
Nous ne retrouvâmes notre liberté que le 25 avril seulement, par
63» 30' de latitude, et au milieu de circonstances dont tous les hom-
mes du bord garderont longtemps la mémoire. Une violente tempête
s'éleva au sud-est . l'océan, soulevé dans ses profondeurs, brisa sa
voûte flottante, et, lançant dans un chaotique désordre les masses
désagrégées du champ de glace, menaça vingt fois de broyer le
Fox dans quelque choc inévitable. Nous ne fûmes redevables de
notre salut qu'à la Providence d'abord, puis à la supériorité de notre
machine motrice et de la forme de notre étrave, taillée en coin. »
Cap. Mac-Clintock, The voyage of the Fox, etc.
Cet épisode du voyage du Fox est un incident très-commun dans la
navigation de ces mers, comme le prouvent les exemples suivants :
I. c .... Le 1" septembre 18^9, les vaiseaux V Entreprise et Plnves-
tigator (envoyés à la recherche de l'exp édition de Franklin) luttaient
vainement contre les glaces du détroit de Barrow, qui leur inter-
disaient les abords de l'île Melville , lorsqu'une forte brise, s'éle-
vant tout à coup, poussa sur nous la banquise et la souda autour de
nos navires, dont les coques furent mises à une rude épreuve par
la plus épouvantable pression. Du haut des mâts on n'apercevait
qu'une seule nappe continue de glaces agglutinées, et les monta-
gnes flottantes qui s'y étaient superposées formaient autour de nous
une véritable chaîne.
« Nous fûmes alors pleinement convaincus que les navires étaient
arrêtes pour tout l'hiver, et quelque affreuse que fût cette perspec-
tive, elle était de beaucoup préférable à celle d'être entraîoés le
long de la côte ouest de la baie de Baffîn; car les montagnes de
glaces échouées sont en si grand nombre sur les bancs qui s'éten-
dent le long de cette côte, qu'il doit être presque impossible à des
navires enveloppés dans une banquise d'échapper à une destruction
complète.
< Ce fut donc avec plus d'inquiétude que d'espoir que nous vîmes
toute la niasse de glace dériver vers l'est avec une vitesse de huit à
dix milles par jour. Tout effort de notre part était devenu totale-
ment inutile, car aucune puissance humaine n'aurait pu faire dévier
les navires d'un seul pouce; ils étaient ainsi complètement soustraits
à notre action, et fixés au milieu d'un champ de glace de plus de
cinquante milles de circonférence, ils étaient entraînés le long de
la c^te sud du détroit de Lancastre.
« Après avoir dépassé l'entrée de ce détroit, la glace nous em-
porta au midi, le long de la côte occidentale de la baie de Baffin.
APPENDICES. 479
jusque par le travers de la baie de Pond, au sud de laquelle étaient
amoncelées des montagnes de glace sans nombre, placées de ma-
nière à nous barrer le passage, et nous offrant la triste perspective
de voir se réaliser nos plus affreuses prévisions. Mais, ad moment
où nous nous y attendions le moins, nous fûmes dégagés presque
miraculeusement. L'immense champ de f;laco qui nous enveloppait
se rompit en mille pièces, comme par l'effet d'un pouvoir inconnu.
« L'espérance était revenue dans nos cœurs; tout le monde tra-
vailla avec énergie, et des remorques furent établies de chaque côté
des navires pour leur faire dépasser les grosses masses de glaces.
L' Investigator atteignit un espace libre dans la soirée du 2k, et le
lendemain l'Entreprise le rallia. Il est impossible de se faire une idée
de la sensation que nous éprouvâmes en nous voyant encore une
fois libres; plus d'un cœur reconnaissant adressa ses actions de
grâces au Dieu tout-puissant pour cette délivrance inattendue. »
(Sir James Ross. — Rapport à Vamirauté sur les opérations des na-
vires l'Entreprise et l'Investigator, pendant les années 1848 à 1850.)
IL A la fin de septembre 1850, les deux navires américains de
Vexpédition Grinneîl, sous le commandement du capitaine de Haven,
recherchaient les traces de Franklin dans le canal de Wellington.
Ils y devinrent les jouets des glaçons, des vents et des courants.
Enveloppés sous le 7'»'* 25" de latitude par une banquise qui dérivait
vers le sud, ils furent ramenés avec une force irrésistible dans le
Lancaster-Sound, au milieu de chocs et de secousses d'une telle
violence qu'ils ne pouvaient garder ni feu ni lumières à bord, où
tout ne tarda pas à geler sous une température de 18" au-dessous
de zéro. Durant l'hiver entier, il leur fut impossible de se délivrer
de l'étreinte de la glace, dont les convulsions sous-marines les por-
taient quelquefois sur les flancs et même sur les sommets de ses
aspérités extérieures. Pendant tout ce temps les équipages se tin-
rent constamment prêts pour l'abandon des navires, et pendant trois
semaines n'ôtèrent pas leurs habits. Ce ne fut. que le LO juillet 1851,
après dix mois de cet emprisonnement jusqu'alors sans exemple, et
une dérive non moins extraordinaire de près de quatre cents lieues ,
que le capitaine de Haven parvint à dégager ses vaisseaux , vers le
milieu de la mer de Baffin!
III. Dans le courant de l'été 1867, on a vu rentrer au port de Hull
un baleinier que l'on croyait perdu depuis plus d'une année. Il avait
passé tout ce temps emprisonné dans le pack de la baie de Baffin,
avec lequel il avait dérivé depuis les eaux du nord, jusque par le
travers du cap Farewell. En proie pendant ce temps à la famine et
au scorbut, il avait perdu plus de la moitié de son équipage.
(Ferd. de L.)
APPENDICE C.
TEMPERATURE DU POLE.
(Chapitre xzxi, page 364.)
LIGNES ISOTHERMES.
La température de l'air au pôle nord a été l'objet de nombreuses
théories, relatives à l'influence de la mer et du soleil. Le 10 avril
1865, W. E. Hickson, Esq., a lu devant la Société géographique de
Londres un travail très-instructif dont j'extrais ce qui suit :
« On avait toujours supposé que les alentours immédiats des
pôles étaient les régions les plus froides du globe, puisqu'elles sont
les points les plus éloignés de l'équateur; aussi croyait-on que les
dangers et les difficultés de la navigation augmentaient en raison
des latitudes. Une opinion toute différente a commencé à prévaloir
parmi les météorologistes, depuis qu'en 1817 Alexandre de Hum-
boldt publia son « Système Isothermal > et démontra que la dis-
tance de l'équateur ne coïncide point nécessairement avec la tem-
pérature moyenne du lieu, et que l'équateur lui-même n'est pas la
ligne du maximum de la chaleur. En Afrique, cette ligne traverse
le méridien de Greenwich à 15 degrés de latitude nord et s'élève à
5 degrés plus haut, sur la limite inférieure du Sahara. En 1821, sir
D. Brewster, dans une étude sur la température moyenne du globe,
disait déjà que probablement le thermomètre monterait au pôle de
5 ou 6 degrés centigrades au-dessus de ce qu'il marque dans certai-
nes parties de la zone arctique. Aucun fait n'est venu infirmer cette
conclusion ; tout au contraire, plusieurs tendent à l'appuyer. »
(J.-J. Hayes.)
LNSOLATION.
t La science- de la météorologie^ encore en ébauche, qui se
crée sous nos yeux, dont 1 importance pratique est exceptionnelle,
forme un champ vaste, encore neuf, tout moderne, où le nombre
APPENDICES. 481
immense des causes troublantes jette une telle incohérence appa-
rente dans les résultats, que l'on a cru pouvoir nier à tout jamais la
possibilité de déterminer les lois qui président aux mouvements gé-
néraux de l'atmosphère ainsi qu'aux phénomènes secondaires qui s'y
rattachent. Il semble que, comme au temps des fables élégantes do
la Grèce et de Rome, le caprice règne en maître souverain dans
cette couche atmosphérique qui sert de duvet à la Terre et que Bo-
rée, Notus, Eurus ou Aquilo peuvent aujourd'hui encore céder aux
prières ou enfreindre les ordres d'Ulysse.
« Et cependant, au sein des lois immuables qui président à l'évo-
lution de la chose inorganique, le caprice n'est plus qu'un vain mot
à rayer du langage scientifique ; il n'y a de caprice que parmi les
hommes. Même quand nous ignorons ces lois éternelles, sereines,
inflexibles , elles ne nous apportent pas moins à chaque heure le
témoignage régulier de leur influence; elles orbites décrites dans
les cieux par les grands corps planétaires préexistaient dans le
temps, avant l'époque où le génie d'un Kepler a su nous les dé-
voiler.
« Sans nul doute on est loin encore de pouvoir appliquer aux phé-
nomènes atmosphériques le critérium particulier de la prévision, ou
de la prédiction, ou de la prophétie, critérium qui est le caractère
principal de toute science assise, et qui est l'unique preuve péremp-
toire de la bonté de ses affirmations. Mais on marche dans une voie
sûre depuis l'Américain Maury, et l'on a le droit de tout attendre de
l'avenir scientifique de la météorologie.
« Les considérations qui vont suivre relativement à l'influx calorifi-
que du soleil sont des plus importantes sous le rapport de la météo-
rologie, et elles prouvent combien seraient précieuses pour le déve-
loppement de la science du temps les observations relevées aux pôles
de la Terre.
« Ces recherches sur Vinsolation\ ou quantité de chaleur versée
par le soleil aux divers lieux, aux diverses heures et aux diverses
.saisons, auront- du moins le faible mérite d'avoir été conçues et
formulées au milieu des glaces, c'est-à-dire au sein même des obsta-
cles que nous aurons à vaincre pour atteindre le but que nous nous
proposons.
« Je m'efi'orçais alors d'allier l'une 'i l'autre ces deux faces essen-
tielles de toute activité humaine : la théorie et la pratique. Isolée,
la théorie nous perd dans le vide des abstractions quintessenciées;
isolée à son tour, la pratique exclusive nous ensevelit dans un em-
pirisme routinier.
e Je vais essayer de faire comprendre comment les régions chaudes
des tropiques ont une température à peu près uniforme, tandis que
1. lois de l'insolation; Comptes rendus de r Académie des snences du
du 28 janvier 18e7. Courte note, introduction d'un travail étendu.
31
482 LA MER LIBRE.
les régions polaires subissent alternativement un froid extrême et
une chaleur également extrême. Cette dernière affirmation joue un
rôle des plus importants dans la question du pôle nord.
« .... La Terre circule autour du soleil dans le plan de l'éclipti-
que ; la ligne qui aboutit au soleil forme avec la ligne des équinoxes
l'angle de longitude héliocentrique, longitude qui se décrit en raison
d'un degré environ par jour, et qui détermine les époques et les di-
verses saisons.
« Le plan perpendiculaire à la ligne de longitude héliocentrique
coupe la Terre suivant le cercle dHllumination. Dans sa rotation
diurne, la Terre présente successivement au soleil ses divers points
f)0ur en recevoir lumière et chaleur ; la partie située en avant du
cercle d'illumination est éclairée et chauffée; la partie postérieure
ne reçoit ni chaleur ni lumière. La considération du cercle d'illumi-
nation permet d'exposer très-simplement le plus grand nombre des
apparences astronomiques.
« L'axe de' rotation fait avec le plan d'illumination un angle varia-
ble avec le temps, angle que l'on prouve être égal à la déclinaison
du soleil, et qui détermine encore l'époque. Cette déclinaison,
d'ailleurs, se déduit facilement de l'obUquité de l'écliptique, 23" 28'
et de la longitude céleste.
« Le rayon solaire, ou si l'on veut, la direction de l'onde calorifi-
que, frappe la surface de la Terre sous des incidences inégales. Lors-
que le rayon incident est normal à la surface, la quantité de chaleur
perçue est un; pour toute autre incidence, cette quantité de chaleur
est représentée par le cosinus de l'angle d'incidence.
« Or on prouve que la perpendiculaire abaissée d'un point quel-
conque de la surface sur le plan d'illumination est exactement égale
à ce cosinus cherché.
« Pour avoir la moyenne des quantités de chaleur versées dans
un jour par une latitude donnée, il faut donc abaisser des perpendi-
culaires de tous les points du pourtour de l'arc diurne du paral-
lèle de latitude sur le plan d'illumination, et preùdre la moyenne
de toutes ces lignes. On n'arrive en général à la simplicité qu'a-
près de longs détours, et ce n'est qu'à la suite de calculs pénibles
et compliqués que j'ai pu trouver ce procédé simple et élémen-
taire.
< Avec un peu de calcul intégral, on prouve que la moyenne cher-
chée est précisément égale à la perpendiculaire abaissée du centre
de gravité de l'arc diurne du parallèle.
« Si le centre de gravité de l'arc diurne coïncidait avec le centre
de gravité de la flèche du segment correspondant d'arc de parallèle,
on obtiendrait une courbe qui est une ellipse parfaite, et dont les
diamètres conjugués et les axes principaux se construisent très-
facilement et graphiquement. Mais ce centre de gravité cherché est
un peu plus éloigné, et il oscille entre 0,50 et 0,64 de la flèche, en
atteignant cette dernière valeur vers l'équateur.
APPENDICES. 483
c En construisant la courbe point par point, on obtient une tigure
très-simple qui peint la marche du phénomène.
€ Pour tous les parallèles de jour constant où le soleil ne se cou-
che pas, les centres de gravité se trouvent sur l'axe même de rota-
tion, et la partie correspondante de la courbe est une ligne droite
qui prouve qu'au 21 juin la chaleur perçue va en croissant depuis
le cercle polaire jusqu'au pôle.
t Le jarret, ou point de rebroussement de la ligne représentative
du phénomène, suffit à préciser le caractère d'un minima qui n'est
pas au pôle.
< Du 21 mars au 21 juin et du 21 juin au 21 septembre, \e jarret
se déplace en parcourant l'arc de circonférence décrit sur le rayon
de la Terre comme diamètre. Le centre de gravité de cette partie
de circonférence donne, par la perpendiculaire correspondante, la
valeur moyenne des minima pendant les six mois indiqués, et c'est
à la situation que prend alors l'axe de rotation, à la date marquée
par cette situation, d'après la déclinaison ou la longitude, à la lati-
tude qui ressort du dessin, que se trouve le parallèle de minimum
de température. Ce parallèle avoisine le 80" degré.
« Cette courbe, qui permet de comparer les moyennes d'insola-
tion diurne pour un jour donné, sur tous les points du globe, ou (jui
représente les quantités de chaleur versées par le soleil, ne spécifie
point les températures propres de chaque parallèle, même en suppo-
sant que l'on puisse se fier aux indications du thermomètre, guide
infidèle sous ce rapport et qui obéit à nombre d'autres causes lo-
cales.
« En premier lieu, les divers points de la Terre étant soumis tour
à tour à rinsolation diurne et au refroidissement nocturne, il faut
multiplier les moyennes de la courbe indiquée, par le rapport à vingt-
quatre heures du nombre d'heures de jour. La partie linéaire de la
courbe n'est pas altérée, puisqu'alors le jour est constant; mais, à
partir du jarret, le coefficient de multiplication va sans cesse en dé-
croissant; et vers les parages équatoriaux,- ce coefficient est 0,50
environ, puisque le jour dure environ douze heures.
« Je vais préciser à l'aide de quelques chififres : la moyenne d'in-
solation au pôle est représentée par le nombre 0,40, ou sinus de
23" 28' ; cette même moyenne est représentée, vers l'équateur, par
le nombre 0,64. Le premier nombre ne sera point altéré par le fac-
teur diurne, tandis que le second nombre devient 0,32, c'est-à-dire
qu'au 21 juin le soleil verse au pôle une quantité de chaleur repré-
sentée par 40, si le nombre 32 représente la chaleur versée au tro-
pique du Cancer.
« Ainsi, en dehors d'autres conditions spéciales que j'indiquerai
plus loin, il devrait faire plus chaud au pôle nord qu'à l'équateur,
si cette date particulière, du 24 juin, était immuable, c'est-à-dire si
l'axe de rotation faisait un angle constant de 23» 28' avec le cercle
d'illumination.
484 LA MER LIBRE.
« Ce résultat n'a rien de surprenant quand on réfléchit qu'an
pôle il est midi toute la journée^ et qu'à l'équateur les pertes de la
nuit compensent notablement les gains calorifiques du jour'.
c D'ailleurs, les mômes considérations indiquent la température
de — 60 comme devant être celle de l'hiver dans les parages circum-
polaires. La moyenne annuelle, prise convenablement, en tenant
compte des durées, dépasse 25 degrés au-dessous de zéro. On doit
donc observer dans ces parages le plus extrême froid, non moins
qu'une extrême chaleur en partie combattue par les conditions gla-
ciaires.
t C'est en conséquence du refroidissement nocturne que le moment
le plus chaud de la journée n'est point à midi, bien qu'à ce moment
la chaleur versée soit la plus considérable ; le maximum de chaleur
cemmence après la deuxième heure. De même dans notre hémi-
sphère le mois le plus chaud n'est pas le mois de juin, époque où
les moyennes d'insolation sont les plus fortes, et c'est vers le
deuxième mois qu'a lieu le maximum. Au pôle nord, cette considé-
ration acquiert plus d'importance à cause de l'absorption de la cha-
leur dépensée pour fondre les glaces, et par la longueur d'un refroi-
dissement semestriel; la débâcle des glaces commence en juin; c'est
la période dangereuse, et la mm* ne devient franche de glace, au
loin des terres, qu'en août, septembre et octobre; ou du moins ces
mois sont les plus favorables*.
« Une seconde cause spéciale à l'atmosphère vient encore modifier
la loi caractérisée par la courbe des moyennes d'insolation et par les
indications précédentes. Vous savez que l'atmosphère constitue au-
tour de la Terre comme une sorte de vêtement qui remplit deux
buts : il nous abrite en partie des rayons solaires, en absorbant près
de moitié de la chaleur directement envoyée, et il conserve aussi
autour de nous cette fraction de chaleur qui nous parvient. Sans
cette couche atmosphérique, la chaleur solaire se réfléchirait sur la
surface pour se disséminer dans l'espace, en ne nous octroyant pres-
que aucun de ses bienfaits ; quant à la part absorbée par ce manteau
protecteur, cette part se transforme, soit par aspiration, soit par
compression, en cette force particulière, ou vent, que nous utilisons
pour nos navires et nos usines ; force bienfaisante quand elle est ré-
1. Voici deux hypothèses qui permettent de caractériser l'insolation po-
laire : s'il existait une planète dont Taxe de rotation fût incliné de 45 degrés
sur le plan d'illumination, le pôle de cette planète subirait une température
de 70 degrés; et si l'axe de rotation se trouvait dans la direction du soleil
en faisant alors un angle de 90 degrés avec le cercle d'illumination, la tem-
pérature polaire atteindrait 100 degrés; l'eau n'existerait à ce point qu'à l'état
de vapeur.
2. Une réflexion analogue, qui m'est suggérée par une notabilité mari-
time, explique aussi comment les côtes Est des continents sont toujours plus
froides que les côtes Ouest, à saisons égales et latitudes égales.
APPENDICES. 48i
glée, maîtrisée et recueillie; force qui sème l'épouvante, la destruc-
tion et la mort quand elle agit en ouragan. Toutes les grandes puis-
sances sont ainsi fécondes quand on peut les régler, désastreuses et
destructives quand elles saillent en désordre et par choc.
t Or, en admettant que l'épaisseur de l'atmosphère soit environ
le quatre-vingtième du rayon terrestre, le calcul apprend que cette
épaisseur varie depuis sa plus petite valeur, dans le sens du zénith,
jusqu'à douze ou treize fois plus vers l'horizon ; l'absorption de la
chaleur solaire est donc plus grande quand le soleil est bas vers l'ho-
rizon que quand il est midi, ou bien quand les circonstances conve-
nables de latitude et d'époque lui permettent de passer au zénith.
On voit donc que les rayons solaires perçus au pôle doivent être
frappés d'un coefficient de diminution eu égard à la faible hauteur
du soleil au-dessus de l'horizon. La chaleur versée est donc moindre
que ne l'indique la moyenne d'insolation; eL il faut demander à une
autre forme de courbe la représentation graphique du phéno-
mène *.
« De plus, après avoir tenu compte de l'intensité de l'insolation,
de sa durée et de l'absorption atmosphérique, on doit se rappeler
combien la réalité s'écarte de l'hypothèse préliminaire relative à
l'homogénéité de la surface de la Terre.
« Lorsqu'une chaîne de montagne court Est et Ouest, les deux
versants Nord et Sud de cette chaîne jouissent de climats locaux
souvent très-différents, suivant Vexposition. Des points très-ra^ro-
chés, mais où les terres présentent de grandes inégalités comme
pouvoir émissif et absorbant, donnent des moyennes thermométri-
ques très-inégales. Les terrains sablonneux de diverses parties du
continent africain, par exemple, présentent des températures
moyennes presque doubles des températures accusées sous les
mêmes latitudes au milieu de l'Océan.
c Les lignes isothermes ne peuvent donc affecter quelque régula-
rité que dans les espaces immenses à peu près homogènes, tels que
la Sibérie ou les deux grands Océans.
t En ajoutant à ces causes locales l'influence des grands courants
océaniens et aériens, on voit combien sont démesurément complexes
les bases sur lesquelles on peut asseoir les lois générales thermo-
métriques; combien il faudra de pénétration aux chercheurs pour
démêler dans des observations isolées et multipliées ce qui appar-
tient à l'ensemble et ce qui découle daccidents locaux, et combien
nous sommes loin du but scientifique que peut se proposer la bran-
che de la météorologie qui a pour but la théorie des climats.
1 . Cette absorption plus considérable des rayons solaires par ratmospbère
le malin et le soir, explique aussi la naissance corrélative des brises du ma-
tin et du soir chaque Calorie, absorbée par la masse de l'air, donne lieu k
un déploiement de Force mécanique de 426 kilogrammes.
486 LA MER LIBRE.
• Les observations faites aux environs du pôle ont à ce point de
vue une importance capitale pour l'avenir scientifique; et en me
bornant à cette esquisse si condensée, je crois avoir suffisamment
précisé ce que l'on peut attendre d'observations polaires. » (Gus-
tave Lambert, Projet de voyage au pôle nord.)
Nota. — On sait que M. Gustave Lambert, ancien élève de rÉcole
polytechnique, professeur d'hydrographie, homme d'action autant
que de science, après avoir consacré plusieurs années à étudier de
visu, sur des vaisseaux baleiniers, les chemins du pôle, s'est fait,
parmi nous, le promoteur infatigable et jamais découragé d'une
exp